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18 septembre 2016

EST-ON DÉÇU PAR LE FILM QUE L'ON A VU ou par la décision d'être allé voir un mauvais film ?

Que signifie le fait d’être satisfait ou d’être déçu par un film que l’on vient de voir au cinéma ? Est-ce que l’on est satisfait ou déçu de ce que l’on a vu ou bien est-ce que l’on est satisfait ou déçu au regard de la décision que l’on a pris d’aller voir, seul ou à plusieurs, un film qui n’a pas répondu aux attentes qui étaient les nôtres au moment où l’on a pris la décision d’aller voir le film en question ? Que signifie, au demeurant,  décider d’aller voir un film ou – ce n’est pas tout à fait la même chose - un film plutôt qu’un autre ? Entre le début des années 1950 et la fin des années 1970, certains chercheurs à l’image d’Herbert Simon, Richard Cyert ou James March ont tenté d’imposer au croisement des sciences politiques et de la sociologie des organisations l’idée que «la décision» constituait un objet sociologique à part entière et méritait une attention singulière au point d’institutionnaliser voire d’autonomiser un courant de recherche centré sur la sociologie de la décision. Aujourd’hui, comme le rappelle fort bien un texte de Philippe Urfalino intitulé «La décision fut-elle jamais un objet sociologique ?», les spécialistes de la chose on remis profondément en question l’idée que la décision pouvait être un concept acceptable en sociologie et ce à l’aune d’une critique nourrie de la rationalité qui vise à distinguer la décision en tant que processus et la décision en tant que résultat montrant par là même que le concept de « décision » recouvrait des faits trop différents pour être rassemblés sous une même réalité sociologique. 

Au reste, tenter d’analyser que ce qui nous conduit à agir comme le résultat d’une ou de plusieurs décisions prises de manière rationnelle ne peut nous conduire qu’à des apories sociologiques. C’est ce que nous révèlent avec une grande justesse les travaux de Nils Brunsson et de Bengt Jacobsson, qui prennent à revers le concept de décision pour nous montrer combien nos choix sont, en réalité, le résultat de soumission volontaire à des standards, sortes de normes à portée universalisante jamais énoncées comme telles mais qui se révèlent d’une efficacité redoutable dès lors qu’il est question de comprendre comment fonctionne un groupe ou un individu au sein d’un groupe[1]. Ainsi, lorsqu’indécis, on se rend au cinéma avec une bande d’amis pour passer un bon moment ensemble, il arrive fréquemment que l’on s’en remette à la caissière du cinéma pour choisir à la place du groupe le film à voir. La raison de cette délégation du choix à un membre extérieur au groupe peut paraître a priori irrationnelle. Cependant elle relève bien de cette soumission à ce standard qui consiste à pouvoir, en cas de déception, critiquer ensemble à la sortie le choix de la caissière plutôt que de faire peser la critique sur un ou deux membres du groupe afin de maintenir l’unité dudit groupe pour le reste de la soirée. Si l’on est satisfait, en revanche, exit la caissière : les conversations vont s’évertuer à la faire disparaître pour ouvrir, si l’on est peu caricatural ou focalisé sur les seuls constats des Genders Studies,  sur un surenchérissement d’arguments plutôt centrés sur les prouesses techniques du réalisateur si l’on est un jeune homme, plutôt centrés sur la qualité du récit si l’on est une jeune femme.

Ce petit exemple permet en quelques lignes d’approcher toute la difficulté qui existe pour comprendre ce qui façonne, au fond, la carrière de tout film qui est pris, on le voit, au milieu du réseau des relations sociales qui se tissent avant, pendant, après et parfois bien après son visionnage. Comme tout objet d’art et de culture, sa vertu première est de fabriquer du symbolique, de «faire symboliser». Et c’est ce «faire symboliser» qui est au fondement de ce que l’on subsume parfois sous le concept de «jugement». Ce même petit exemple nous aide à comprendre aisément qu’il n’est pas de jugement esthétique qui dépend strictement de l’esthétique de l’objet – en l’occurrence du film - que l’on juge, mais de l’expérience spectatorielle qui en découle. De plus, on peut se demander, à juste titre, si cette expérience spectatorielle, est, comme d’autres expériences de notre vie, cumulative ? Est-ce qu’elle nous est utile pour vivre d’autres expériences spectatorielles ? Est-ce qu’elle nous permet de mieux apprécier l’interprétation que l’on aura des films que l’on verra ultérieurement ou des films que l’on a déjà vu et que l’on reverra ? Resterons-nous sur notre première impression ou bien notre jugement s’affinera-t-il, se révisera-t-il, se ravisera-t-il ?




[1] Nils Brunsson, Bengt Jacobsson and associâtes, A World of Standards, Oxford University Press, 2000.
[Extrait de la préface de l'ouvrage de Laurent Darmon, La satisfaction et la déception du spectateur au cinéma, Théories et Pratiques, 2014]

10 septembre 2016

JAMES FRANCO ou l'indépassable "stade du miroir"...


"Rien de plus redoutable que de dire quelque chose qui pourrait être vrai. Car il le deviendrait tout à fait, s'il l'était, et Dieu sait ce qui arrive quand quelque chose, d'être vrai, ne peut plus entrer dans le doute" (Jacques Lacan)

Wallon, Zazzo, Lacan, Winnicott, Dolto, nombres de psychologues et de psychanalystes ont contribué à affiner, à transformer, à déformer même cette drôle de notion que le sens commun s’est appropriée : le stade du miroir. Les miroirs devraient – pense-t-on – nous aider à prendre conscience de notre unité corporelle, une conscience que l’on acquiert, enfant, devant l’image reflétée de nous-mêmes. Sans user de ces dérives faciles qu'autorise les jeux de mots, on peut entendre que le miroir est aussi une sorte de stade dans lequel nous apprenons à jouer, à maîtriser, à reprendre pied avec soi. Certains fuient leur image et se détournent des reflets. D’autres sont à la recherche de miroirs qui leur conviennent mieux, avec tout le barda d’éclairages idoines qui les accompagnent. Quelques-uns se regardent sans se poser de questions, mais les plus nombreux demeurent ceux qui se confrontent à leur image et le font activement.

Jean Cocteau a écrit cette merveilleuse formule : "je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va. Du reste, regardez vous toute votre vie dans un miroir, et vous verrez la mort travailler, comme des abeilles dans une ruche de verre." Cette formule devrait sans nul doute nous inciter à penser que les miroirs sont bel et bien des stades où l’on joue mais également qu’il existe non pas un mais plusieurs stades du miroir qui diffèrent tout au long de la vie. On n’a de cesse de se réapprivoiser avec de nouvelles rides, de se reconnaître alors que notre mémoire nous joue des tours et que notre cerveau conserve de nous une image toujours juvénile. On n’a de cesse de se rectifier cette micro-mêche de cheveu qui est invisible pour tous sauf pour nous-mêmes et l’on apprend à accepter doucement que le miroir ne nous renverra jamais cette image conforme de nous mêmes que pourtant nous souhaiterions rencontrer et qui nous offrirait, à coup sûr, une immense tranquillité de notre identité « pour-soi » pour reprendre le lexique goffmanien.

Le comédien James Franco vient de se retrouver face à lui-même à l’occasion d’un exercice proposé par le New York Times Magazine à 14 acteurs marquants de l’année 2010 parmi lesquels Michael Douglas, Natalie Portman, Tilda Swinton, Jesse Eisenberg et Matt Damon. Il est, dans cet exercice cinématographique, le seul à exhiber son narcissisme social en se livrant à une drague charmante et néanmoins troublante de sa propre image face à un miroir (cliquez ici pour consulter le film). Tel un Jean Marais tout droit sorti d'Orphée, il va littéralement "s'auto-séduire" nous rappelant par là même des je(ux) d’images auxquels nombre d’entre nous se sont parfois exercés, enfants. On abandonne ces jeux qui - lorsqu’on les revoit en prenant, de fait, conscience qu’on les a oublié mais qu’on y a pourtant participé - nous interpellent sur la durée utile qu’il nous faut passer devant une glace pour que soit réveillé voire préservé un désir nécessaire pour continuer à exister socialement : le désir intime de soi. Lorsque des acteurs de cinéma comme Franco, Delon ou Marais nous rappellent à ce désir, ils ne commettent aucun excès masturbatoire mais distinguent dans un espace de solitude ce qui est avant tout un rappel à un ordre social, drôle et certain, énervant et doux. En réalité, le stade du miroir est une chimère car nous ne dépassons jamais ce stade... Et, un stade impossible à dépasser pas tout simplement n'est pas un stade. 

01 septembre 2016

LE DILEMME DE GROUCHO ou le miroir "reformant"...

Pour tous ces étudiants qui, une fois diplômés, ne souhaitent plus qu'être des avocats d'affaires alors même qu'ils rêvaient sincèrement de changer le monde lorsqu'ils ont commencé leurs études...


“Roxanne, j’en suis raide dingue d’amour, elle le sait, mais elle pourra jamais imaginer que je suis sincère,… Roxanne, c’est pas seulement la meilleure souffleuse et fileuse de verre que je connaisse - insiste Lewis -, c’est surtout une artiste à qui les autres comprennent rien, tout ça parce qu’elle parle à personne,… Ils la croient hautaine et prétentieuse, mais moi, elle m’a parlé vraiment une fois ou deux, Roxanne, et je peux jurer qu’elle est tout l’inverse de cela… Son problème, c’est qu’elle souffre, comme je dis, du dilemme de Groucho… Le Groucho des Marx Brothers, celui qui a dit je ne sais plus où qu’il refuserait d’adhérer à un club qui accepterait comme membres des gens comme lui… Et bien Roxanne, c’est un peu pareil, et tout ça – d’après ce que j’ai compris - juste à cause d’un dessin animé, Blanche-Neige, les sept nains, sa foutue belle mère et cette satanée histoire de miroir qui a dû la traumatiser à vie… ” Il est vrai qu’on ne comprend pas toujours ces cliquets qui s’immiscent un jour en vous et semblent si bien vous dire ce que vous devez être, qu’il vous est impossible de faire marche arrière. 

Le dilemme de Groucho pour Roxanne, c’est pathologique : il lui est foncièrement impossible d’imaginer que ceux qui s’intéressent à elle présentent un quelconque intérêt puisque précisément ils s’intéressent à elle. Du coup, elle s’enferme dans la folle solitude de ceux qui ne voient de sens à la vie que dans la performance, dans le fait de se surpasser… “Sans doute histoire d’atteindre ces fameux autres, ceux qui ne s’intéresseront jamais à vous et qui sont eux, bien naturellement intéressants car hors de votre portée ” : première conséquence ravageuse, selon Lewis, du dilemme de Groucho sur la jolie Roxanne. Confidence prolongée, Lewis revient sur ce miroir déterminant, “la cause initiale” selon lui, le miroir de la belle-mère de Blanche-Neige : Roxanne, lui a avoué un jour que c’est ce miroir-là qui lui avait à la fois donné la passion pour les miroirs qu’elle confectionne aujourd’hui, mais qu’il avait également généré en elle une profonde mortification. Elle devait avoir cinq ans lorsqu’elle a vu ce Disney avec “cette magnifique belle-mère qui questionne sans cesse son miroir pour savoir si elle est bien la plus belle, elle”… Et ce miroir étrange qui ne renvoie d’autre image que celle d’un feu follet grostesquement parlant et sans complaisance qui lui dit “oui” jusqu’au jour où Blanche-Neige, sans qu’on sache réellement pourquoi, viendra la faire chuter de son piédestal.  

De qui ce miroir devenait-il le ventriloque cruel ? Contre ce dernier, la petite Roxanne - version enfant- s’est rangée du côté de la méchante belle-mère, en passant secrètement le serment de fuir “tous les miroirs qu’elle ne saurait pas apprivoiser”. Et, ce pacte de cécité volontaire, elle l’a si bien tenu, qu’elle a esquivé tous les reflets d’elle-même, au point d’à peine se reconnaître lorsqu’une vitrine de magasin ou un rétroviseur lui renvoyaient son image par accident. Singulièrement, cette méconnaissance de soi s’est prolongée dans la fuite de ceux qui manifestaient explicitement un intérêt pour elle. Peur probable d’être trahie un jour… En définitive, il est difficile de croire que Roxanne soit devenue par hasard l’une des plus brillantes souffleuses de verre en Europe. “Souffleuse, un beau métier, elle fait dire au verre ce qu’il oublie, elle en prévient les défaillances comme le souffleur du théâtre prévient celles de l’acteur qui perd la mémoire.” Pour le cinéma, elle a fabriqué un accessoire célèbre, le beau miroir convexe de The Servant, le film de Losey. La seconde conséquence du dilemme de Groucho, “créative celle-là”,  est cette pièce fascinante que Roxanne a aménagée chez elle. Une sorte de micro-galerie des glaces où chaque parcelle de mur supporte ce qu’elle appelle “ses miroirs reformants”. Ce qu’ils reforment, ces miroirs, “c’est ce club fermé que Roxanne s’est fait pour elle seule, un club qui - précise Lewis - accepte sans tout à fait d’ailleurs les accepter des gens comme elle” ; car chaque surface réfléchissante a été travaillée et polie pour métamorphoser Roxanne là en Marilyn, là en Ava, là en Elisabeth. Face à la porte d’entrée, on peut même surprendre entre deux ombres le reflet de Roxanne qui reforme, fugace, la silhouette de la fameuse belle-mère "Blanche Neigeuse". Roxanne a bien tenu toutes ses promesses, elle a apprivoisé et discipliné ses miroirs, des miroirs qui ne lui disent jamais qu’elle est la plus belle, mais qu’elle n’est peut-être pas – l’illusion est velléitaire – aussi seule que Lewis l’imagine.