En annonçant la création d’un « prix
du public » visant à récompenser le film français qui a fait le plus grand
nombre d’entrées durant l’année, l’Académie des César commet, soit une erreur grossière
dans l’appellation de sa récompense, soit une trahison involontaire de la
condescendance avec laquelle elle conçoit le «petit peuple des spectateurs».
Tout cela part, comme souvent, de bonnes intentions. Celles-ci semblent se
décliner ici dans trois directions : offrir une place aux films qui ont suscité
la plus grande fréquentation en salles, saluer de façon indirecte les comédies,
donner la sensation de « ressouder » la « grande famille »
du cinéma. Faire d’une pierre trois coups qui risquent pourtant in fine de n’être que des ricochets qui
ne font que rater leurs cibles énoncées par maladresse ou par manque de
réflexion sur la fabrique de cette nouvelle catégorie de prix. Mais pire que
des cibles ratées, la création du « prix du public » laisse
entrevoir, en creux, la conception simpliste et réductrice d’une Académie qui
sous-entend par trois fois le fait que le goût du public n’est en réalité pas
le sien : tout d’abord en estimant que le goût du public ne s’évalue pas
dans les mêmes conditions que celui des membres de l’Académie ; ensuite,
en anticipant sur le fait que le goût du petit peuple des spectateurs n’incline
que pour le genre « comédie » ; enfin, en construisant par
l’attribut « public » une catégorie de goût au mieux
« commun » au pire «vulgaire» qui existe parallèlement
aux autres catégories consacrées historiquement par les César et ses académiciens.
Attardons-nous donc sur ces trois facettes sous-entendues par cette catégorie
« prix du public ».
Premier sous-entendu : le goût du public serait celui du film qui
a enregistré le plus d’entrées…
C’est ainsi que l’Académie des
César vient ramasser ce magnifique impensé – le public - qu’elle tente
d’intéresser à un palmarès dont elle admet la déconnection avec la réalité des
fréquentations en salles qui ont fait les grands succès de l’année
cinématographique. Cependant, en assimilant le prix du public au film qui a
fait le plus d’entrées, elle réduit, sans filtre, l’idée de fréquentation à
celle d’adhésion positive à un film présupposant que le film le plus vu est le
film le plus aimé, rabaissant du même coup plus encore la considération pour
les véritables spectateurs de cinéma à qui on dénie le seul fait qu’ils
puissent avoir du goût. Au risque de la fréquentation, une présupposition en
entrainant une autre, on replie l’idée de « grand public » sur
quelques comédies – Les Tuche 2, Camping 3 ou Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? -. On invisibilise toutes les raisons – souvent très
différentes - qui nous conduisent dans les salles obscures, toutes les manières
de retrouver nos fauteuils rouges – collectives, individuelles, familiales,
curieuses ou joyeuses -, les envies de voir les films dont on parle le plus et
les envies de partager une palette d’émotions attendues ou moins
prévisibles. Au reste, le prix du public
– celui du plus grand nombre d’entrées – n’interroge pas le public, ne lui pose
aucune question, ne lui demande pas quel film il a préféré. Même sans être
expert en sociologie des publics, on pourra affirmer sans hésitation que
lorsqu’on demande à une personne ce qu’elle a préféré en matière culturelle, ladite
personne répond par ce qu’elle sait que tout le monde a vu, elle préfère explorer
sa mémoire pour trouver quelque chose qui l’a vraiment touché, cherche une
réponse qui donne la meilleure image possible d’elle-même. Au demeurenat, si on
lui confiait le petit coffret des films nominés pour choisir parmi ces derniers
celui qu’elle préfère, à qui elle attribuerait le César du meilleur film de
l’année, du meilleur acteur ou réalisateur, il est fort à parier que son
classement ne serait pas tellement éloigné de celui de l’Académie. Mais là est
le problème, on ne lui demande pas, un peu comme si, on lui déniait une deuxième
fois sa capacité de jugement : une fois en rapportant son jugement à la
fréquentation de masse, une autre fois en ne lui accordant même pas la
possibilité de juger depuis le même échantillon de films que les professionnels
du cinéma qu’on sollicite pour l’occasion. Si la sociologie de la culture[1]
nous enseigne qu’il existe un profit évident à se démarquer du populaire et du
vulgaire, du commun et du grossier, ce qui transpire dans une hiérarchie des
arts élaborée, support extrinsèque de l’expressivité du goût construit,
l’Académie des César et son prix du public nous laisse entrevoir comment une
profession suppose une différenciation édifiante des goûts intrinsèques chez ceux
qui font vivre l’industrie du cinéma tout entière : le petit peuple de ses
spectateurs.
Deuxième sous-entendu : le goût du petit peuple des spectateurs consacrerait
une inclination pour la comédie
Quelques semaines avant la cérémonie des César de
2009, l’acteur et réalisateur Dany Boon avait annoncé qu’il boycotterait
l’événement avant d’y faire une apparition en jogging. La raison de son
mécontentement est l’absence totale de son film dans les nominations de
l’Académie. Bienvenue chez les Ch’tis,
plus gros succès dans l’histoire du cinéma français l’année de sa sortie,
semblait ne pas exister aux yeux de la profession alors même que le public
s’était rendu en masse au cinéma pour voir le film. Aussi Dany Boon avait-il
proposé à l’Académie de créer un « prix de la comédie », une
proposition sans doute plus en phase avec les attendus qui justifient les
grands succès de fréquentation. Mais le président de l’Académie signifie alors
à Boon sa volonté d’éviter de créer des prix dédiés à des genres particuliers
et ne retient pas son idée. Sans doute était-ce là une facilité pour Alain
Terzian afin d’éviter de confronter l’Académie à un genre populaire par essence
préférant en conséquence se dédouaner sur le petit peuple des spectateurs pour
traiter la question, une question qui trouve avec la catégorie « prix du
public », selon ses propres mots, « un premier aboutissement ». Pierre
Bourdieu soulignait le fait que « comme
certaines célébrations de la féminité ne font que renforcer la domination
masculine, cette manière en définitive très confortable de respecter le «peuple»,
qui, sous l’apparence de l’exalter, contribue à l’enfermer ou à l’enfoncer dans
ce qu’il est en convertissant la privation en choix ou en accomplissement
électif, procure tous les profits d’une ostentation de générosité subversive et
paradoxale, tout en laissant les choses en l’état, les uns avec leur culture ou
leur (langue) réellement cultivée et capable d’absorber sa propre subversion
distinguée, les autres avec leur culture ou leur langue dépourvues de toute
valeur sociale ou sujettes à de brutales dévaluations que l’on réhabilite fictivement
par un simple faux en écriture théorique»[2].
En prolongeant ces propos, on est conduit à considérer que la comédie comme
genre évaluable par l’Académie ébranlerait à coup sûr le fragile paravent
derrière lequel se préserve un certain entre-soi dont on ne peut douter qu’il goûte
tout autant que les autres le genre « comédie », mais se refuse à lui
offrir une véritable légitimité artistique et créative – autre que celle que
lui donne le taux de fréquentation - de crainte de remettre en question la
légitimité de tous les autres films du palmarès en les plaçant ipso facto dans l’obligation de jouer
dans une cour commune, c’est-à-dire de construire des critères de jugement plus
inventifs pour exprimer le sens de l’activité de tout un chacun lorsqu’il est
conduit à apprécier une œuvre cinématographique.
Troisième sous-entendu : le goût du petit peuple des spectateurs
ou le refus du populaire en chacun de nous
Moment émouvant entre tous dans
l’histoire des César, celui où, en 1996, Annie Girardot vient recevoir un prix
pour son rôle dans les Misérables de
Claude Lelouch. Elle paraît ne pas y croire elle-même et, s’adressant sans
texte à ses pairs, lance des mots qui résonnent comme une déchirure :
« Ça fait tellement longtemps… Je ne
sais pas si j’ai manqué au cinéma français, mais à moi le cinéma français a
manqué… Follement… Éperdument… Douloureusement… » Les paroles d’Annie
Girardot font ici figure de métaphore de ce public réel dont elle ignore si il
a manqué au cinéma français, mais à qui le cinéma français a manqué, ce public
qui a fait d’elle une des actrices les plus populaires du cinéma français. La
caméra balaie la salle, s’attarde sur les larmes naissances de Binoche et
Marceau, sur le sourire de Claude Rich, avant de filmer en plan large la standing ovation qui s’en suit, une
assemblée debout qui semble presque s’excuser d’avoir cruellement attendu que cette
femme soit reléguée au rang de « meilleure actrice pour un second
rôle » avant de lui réaccorder son attention. Là encore, la catégorisation
trahit sans équivoque ce que sont les chemins de la reconnaissance que la docte
académique emprunte pour saluer une popularité recevable dans ses rangs. Ce que
nous montre cet épisode n’est pas sans rappeler ce que le philosophe Richard
Shusterman écrit à propos du clivage qui s’exprime en chaque individu :
« la ligne rigide entre grand art et
art populaire reprend et renforce ces divisions de la société et, plus
profondément encore, avec nous-mêmes […], cette part dominée de nous-mêmes qui
est elle aussi opprimée par les prétentions exclusives des défenseurs de la
grande culture »[3].
La plupart des catégories des
César s’escriment, plus d’un siècle après son invention, à nous dire que nous
avons affaire avec un art de la création et non simplement un art du
divertissement comme si l’un et l’autre devaient s’opposer par nécessité, comme
si le choix massif du petit peuple des spectateurs pour la comédie impliquait
que le rire l’emporte sur la qualité des artistes qui font vivre l’œuvre dans
toutes ses dimensions. Si on peut espérer que le « prix du public »
puisse être mieux pensé, articulé sur des spectateurs réels, des internautes
passionnés de cinéma, ou un échantillon
de spectateurs interrogés à l’occasion d’une sortie en salle, c’est
aussi pour renouer avec le sens même d’une manifestation dont la vocation
cardinale est bien de rassembler, le temps d’une soirée, le public le plus
large possible devant la remise de récompenses prestigieuses, devant la fête du
premier art national, devant le spectacle d’une cérémonie qui doit être aussi
un lieu privilégié de notre éducation artistique et culturelle commune. En
effet, l’intention exprimée des César n’est-elle pas de nous permettre de
redécouvrir des films qui seraient passés à travers les mailles du « filet
spectatoriel » lors de leur première sortie en salles ? Ne
repose-t-elle pas sur le souhait d’offrir au public de télévision une occasion
supplémentaire de comprendre ce que sont les métiers du cinéma par l’entremise
des musiques, des éclairages et des costumes les plus beaux, de comprendre
l’art de l’acteur, celui du scénariste et du réalisateur ? Aussi
l’Académie a-t-elle le devoir d’élargir ses critères pour convier tout le monde
à la fête car le cinéma est un art populaire par nature.
Comme le rappelle avec justesse
l’historien Lawrence W. Levine, « Charlie
Chaplin savait très bien ce que signifiait le mot « Culture » pour la
société. Lui et les Marx Brothers et une légion d’autres comiques intégraient
des parodies de cette définition au cœur même de leur humour : le rapport
qu’ils instaurèrent avec leurs publics engendrait un sentiment de complicité et
une opposition commune aux prétentions des grands protecteurs de la haute
culture. »[4] On peut
certes comprendre que dans l’esprit des organisateurs des César, les films de
comédie qui ont connu un large succès de fréquentation ont déjà été récompensés
par les bénéfices qu’ils auraient engrangés, mais ce serait oublier la fonction
éducative de toute académie digne de ce nom, une fonction qui part toujours ce
que l’on pratique ou de ce que l’on sait, pour explorer de nouveaux horizons
culturels et aiguiser ses goûts. C’est là la vertu académique de toute
éducation artistique et culturelle réussie sur laquelle se sont construits tous
les projets de démocratisation républicaine de la culture, une vertu de
confiance mais aussi de reconnaissance sincère de tous les publics pour ce
qu’ils sont et pour ce que l’on souhaite leur transmettre. Le cinéma est sans
doute la plus belle chance de faire fructifier cette confiance et cette
reconnaissance, clés d’une jouissance artistique partagée, rappel à l’ordre de
nos fondamentaux, sens d’une politique culturelle visant à faire société sans
se payer de mots.
[1] Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Éditions de
Minuit, 1979.
[2] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, pp.91-92, Paris, Le Seuil, 1997.
[3] Richard Shusterman, L’Art à l’état vif. La pensée pragmatique et
l’esthétique populaire, Paris, Minuit, 1991, p. 139.
[4] Lauwrence W. Levine, Culture d’en haut, culture d’en bas,
l’émergence des hiérarchies culturelles aux Etats-Unis, Paris, Éditions La
Découverte, 2010.