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20 juin 2017

RÉPARER À L'ENDROIT DE L'ACCROC LE TISSU DU TEMPS...

« Tous les hommes ont connu cet instant singulier où l'on se sent brusquement séparé du reste du monde par le fait qu'on est soi-même et non ce qui nous entoure.» Julien Green

Lorsque je suis passé du rôle de président d’Université à la mission de Recteur d’Académie, beaucoup de gens se sont inquiétés de savoir si je trouverais tout aussi intéressant le fait de m’occuper du jour au lendemain, d’élèves, d’adolescents, d’enfants voire de très petits enfants, plutôt que de jeunes adultes devenus étudiants. Après plus d’un an et demi passé dans cette mission, la réponse est sans détour. Oui, c’est un métier passionnant dès l’instant où l’on se pose toutes les questions utiles et nécessaires pour demeurer connectés à ces élèves qui attendent tant de vous, mais avant toute chose une reconnaissance quasi immédiate de la personne qu’ils sont en train de devenir avec une conscience aigue du monde qui les entoure et dans lequel ils parviennent, sans doute plus facilement, que nous, adultes, encore à être eux-mêmes. À l’instar de ce qu’écrit Julien Green, nous sommes avant tout fait de ce qui nous entoure, des rôles sociaux refaçonnés chaque jour de cette mélancolie dérisoire qui nous donne la sensation de nous fondre dans notre quotidien sans trop de heurts.

Ce matin, je remettrais des prix à des CM2 qui avaient participé à un concours intitulé Médiaticks et qui vise à récompenser les meilleurs projets de productions médias des élèves de notre académie – articles de presse, émissions radio, TV, etc… -. Incidemment, à l’un d’entre eux venu présenter au micro devant ses camarades son projet de reportage sur l’esclavage que subissent certains enfants dans le monde, je demande : « tu souhaiterais devenir journaliste ? ». Réponse du gamin plein d’élan et d’aplomb : "oui, pourquoi pas, c'est un beau métier Monsieur le Recteur"... Poli, je poursuis : "Et puisqu’on est ici, le métier de recteur ? Cela t'intéresserait aussi ? "... Lui : "Oh oui très bien, n'importe quel métier, en fait Monsieur,… Peu importe ce qu’on fait ou ce qu’on gagne, ce n’est pas ça qui compte, ce qui compte c’est qu'on s'amuse"…  Si l’on interroge des plus petits encore, ce sont les métiers de vétérinaire, de pompier et d’instituteur qui tiennent toujours le haut de classement préférentiel de nos enfants, et ce depuis très longtemps et presqu’invariablement. Cela devrait nous interroger sur le type même de responsabilités qu’ils souhaitent occuper et qui les relie au monde. Vétérinaire car ils se sentent responsables des animaux, pompier car ils se sentent responsables de la préservation du monde et ils veulent que ça se voit, instituteur car enseigner cela veut dire comprendre. C’est bien ce qu’ils nous laissent entendre car oui, nos enfants attendent de nous que nous les écoutions pour les comprendre, pour partager avec eux ces aspirations-là, celles-là mêmes qui vont pour la grande majorité d’entre eux abandonner peu à peu au risque de nous voir entourés que de vétérinaires, de pompiers et d’instituteurs. C’est pourquoi, on peut imaginer que ceux qui, adultes, exercent ces trois métiers ont fait preuve d’un courage inouï pour rester en phase, en connexion avec leurs rêves d’enfance, car, il faut en être convaincu, ils n’auront cessé d’entendre que « tu sais vétérinaire, il faut faire de très longues études », que « pompier, c’est très très dangereux et qu’il ne faut pas jouer avec le feu », ou bien «qu’instituteur, ce n’est pas toujours bien payé et que c’est un métier qui n’a plus la même reconnaissance sociale qu’avant»… Pas toujours simple de se défier de tous les conseils apparemment bienveillants, de se départir du monde pour écouter son intuition native. Pas toujours simple, pourtant, c’est bien d’une question de reconnaissance dont il s’agit, il faut y prêter attention. Ainsi, le parcours de Lisandro Cuxi n’est-il pas seulement celui d’un jeune qui gagne une sorte de télé-crochet lorsque ce dernier triomphe dans l’émission The Voice. C’est avant tout la preuve que malgré un léger bégaiement, une méconnaissance du français qu’il commence à apprendre à neuf ans en arrivant du Cap Vert, un père absent, l’appartenance à un milieu qualifié de populaire, un très jeune homme, déterminé et entouré en confiance par les siens, peut maîtriser un français et un anglais parfait, faire preuve d’entregent, appréhender les rythmes plus que de mesure, placer sa voix dans les notes de Jackson, de Timberlake, ou de Houston, avoir la maîtrise du geste à dix-sept ans tout en continuant de s’émerveiller sans être blasé, d’être fidèle à ses proches autant qu’à son ambition, d’habiter la spiritualité d’un art total dans l’esprit joyeux de l’entertainement, Feel Good Culture oblige…

Surtout se garder de croire que Lisandro est une exception parce qu’il est mis dans la lumière de l’exceptionnel… Sur une clé USB m’est arrivée au bureau, il y a quelques jours, le projet de la classe de Première L du Lycée Alexis de Tocqueville de Grasse, la classe qui, il y a quelques semaines, devrait être la cible d’un de ses élèves qui est entré dans l’établissement, armé, dans le seul but de tuer nombre de ses « camarades ». Le projet pédagogique de cette classe s’est concrétisé sous la forme d’un film de neuf minutes. Des images du Lycée, des textes écrits par les élèves et lus par ces derniers sur un ton troublant, monocorde et profond, une musique qui n’est pas sans rappeler les chemins sombres et lumineux de Nirvana écrite par le Groupe Nephysim dont le batteur n’est autre Tom, un des élèves de la classe. On ne peut que demeurer bouche bée, interpellé par la force prodigieuse qui se dégage de cette petite œuvre d’art, époustouflée par la maturité et le talent déposés là en guise de dépassement de soi, de compassion pour l’autre, d’expression dégoupillée pour dire l’incompréhension face à un geste, face à l’inquiétude et l’étrangeté d’un monde qu’ils n’avaient pas perçu comme tel, face à la manière dont ils pensent pouvoir reprendre pied dans et avec ce monde là. Le film se conclut par une citation du réalisateur Chris Marker : « réparer à l’endroit de l’accroc le tissu du temps. […] J’avais passé ma vie à m’interroger sur la fonction du souvenir, que n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on écrit la mémoire comme on récrit l’histoire »… Retrouver l’insouciance, encore, car comme chacun sait depuis le CM2, ce qui compte c’est que pourtant on s’amuse. À nous de construire ce sens du ludique qui est sans doute inhérent à ce qu'il y a profondément de commun dans nos langages partagés...


Je dédicace ce texte à toutes celles et tous ceux qui m’entourent et qui se reconnaitront car ils ont cette attention particulière pour nos élèves, nos étudiants, nos jeunes et ils n’oublient jamais combien ceux-ci nous rappellent à cet ordonnancement magique de l’enfance où nous vivions dans ces mondes où nous étions presque nous-mêmes, des mondes qui se sont peu à peu invisibilisés  pour laisser place à un éloignement avec l’Âme désarmée dont parle avec tant de justesse l’écrivain Allan Bloom dans son fameux essai sur le déclin de la culture générale, des mondes qui sont pourtant toujours là.