«Nous voyons les choses comme nous sommes, pas comme elles sont.» (Léo Calvin Rosten)
En un peu plus d’un siècle, le cinéma est devenu sans conteste bien plus qu’une usine à fabriquer des rêves. Le cinéma façonne nos attitudes, nos comportements, nos manières d’être, voire d’être ensemble. Les larmes qu’il fait couler de nos yeux nous préparent aux séparations ou aux disparitions que nous craignons ou nous font nous remémorer celles que nous avons vécues. Tous nos baisers, eux, sont aujourd’hui des baisers de cinéma. Nos héros sur pellicule inspirent souvent nos gestes et nos répliques courageuses ou du moins, ceux qu’il nous plairait d’avoir. Même nos premiers Disney nous aident à prendre conscience très tôt de ce sentiment — l’empathie — si essentiel pour nous permettre de vivre au milieu d’autres qui nous ressemblent souvent parce qu’ils ont vu le même film que nous. C’est pourquoi le cinéma près de la vie est un livre de sociologie par nature et c’est aussi pourquoi il est nécessaire de rappeler que les événements relatés ici se sont vraiment déroulés et que les personnes décrites ont toutes existé, même si quelquefois ces dernières semblent avoir quelque(s) ressemblance(s) avec des personnages imaginaires qui, comme le cinéma, nous aident —ainsi que l’écrit Stanley Cavell — à préserver notre foi dans nos désirs d’un monde éclairé, face aux compromis que nous passons avec la manière dont le monde existe…
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INTRODUCTION (extrait)
On ne sait pas très bien s’il s’agit d’une
rumeur, d’une information véritable propice à se répandre sur le net ou d’une
anecdote insolite propre à interpeller l’imaginaire de ceux à qui on la
raconte. Le fait est que, depuis quelques années, s’est remise à circuler
l’histoire selon laquelle, en 1915, Charlie Chaplin se serait amusé à se
présenter, déguisé, mais incognito, à un concours de sosies de Charlot organisé
dans un théâtre de San Francisco et qu’il serait arrivé troisième sans parvenir
à se faire sélectionner pour la finale. Comme pour renforcer l’authenticité de
l’histoire en question, on l’enrichit parfois de détails prétendant qu’elle
aurait été rapportée par l’intéressé lui-même à un journaliste du Chicago Herald à qui il aurait d’ailleurs
confié qu’il aurait tenté d’aider les autres participants à mieux se déplacer
pour imiter son Tramp, le fameux
personnage de vagabond qu’il a créé. Désormais, ce sont moult versions de
l’histoire qui se propagent la situant à Monte-Carlo, en Suisse ou à Londres et
variant également sur le classement réel de Charlie Chaplin à qui l’on aurait
décerné la deuxième, la cinquième ou la vingt-septième place. Il a fallu, en
réalité, très peu de temps pour que cette histoire de Charlot se mette à
fonctionner comme une sorte de petit mythe contemporain. N’ayant pas d’auteur
véritablement identifié, ne possédant que de maigres traces de références
écrites dans une ancienne édition du Chicago
Herald, elle fait partie de ces histoires que les gens se racontent, se répètent,
transforment au fur et à mesure de ses répétitions successives.
D’évidence, on prend autant de plaisir à
raconter ce récit qu’à se le faire raconter. Cette composante du plaisir
constitue en soi une part indéniable de ce qui fait « mythe » ici, car
si plaisir il y a, c’est qu’en réalité cette histoire nous dit plus que son
simple aspect évocateur. Elle nous dévoile quelque chose de nous-mêmes, de
notre relation avec le réel, le visible, l’illusion, l’apparence et de manière
plus générale avec l’univers symbolique des représentations que notre XXe
siècle a façonné, entre autres, grâce à l’art cinématographique. Le cinéma nous
apprend à nous figurer des individus, des personnages, des incarnations qui
occupent notre esprit de manière parfois plus familière encore que les visages
de nos proches. Aussi, lorsqu’on pense « Charlot », c’est bien une
moustache surmontée d’un chapeau melon qui nous vient spontanément à l’esprit,
première image à laquelle s’ajoutent les mouvements dodelinant d’un petit
monsieur, canne tournoyante en main façon hélice latérale. Le cinéma nous permet
de saisir selon quelles modalités nous créons de la pertinence dans ce(ux) que
l’on regarde, par quelle aspérité on attrape l’altérité, le différent, comment
on se les approprie. Mais cela ne suffit pas pour comprendre les raisons pour
lesquelles l’histoire du concours de sosies de
Charlot revêt bel et bien une dimension mythologique. Cette dimension tient avant tout aux
nombreuses questions quasi éthologiques que l’anecdote suscite au moment précis
où émerge le plaisir de sa narration : pourquoi, nous humains,
considérons-nous que le fait de tenter d’imiter quelqu’un relève d’un véritable
jeu social ? À l’aide de quels éléments qualifions-nous une bonne imitation et disqualifions-nous
une mauvaise imitation ?
Pourquoi sommes-nous susceptibles de classer un quidam comme meilleur imitateur
de Charlot que Charlot en personne ? Que prêtons-nous à ce gagnant-là
que nous ne prêtons pas au Charlot original ? Qu’est-ce que signifie, dans
une société où les représentations sont reproductibles et déclinables à
l’infini, le sens même de l’original ? Comment définir cette curieuse
jouissance que nous procure le fait de voir perdre Charlie Chaplin à un
concours d’imitation de « son » Charlot ? Pourquoi mettons-nous
tant d’efforts, à coup de détails ajoutés et transpositions diverses, afin de
rendre cette histoire crédible ? Pourquoi y croyons-nous d’ailleurs avec
tellement d’allégresse ? Quelle est cette part « imitable » que
nous percevons de « l’autre » ? Est-ce une part de
« l’autre en nous » ou bien de « nous
en l’autre » ? N’est-ce pas, au reste, la première vertu du
cinéma comme de tous les dispositifs de représentation dans lesquelles nous
nous reconnaissons, que de nous autoriser à entrapercevoir notre part
« commune », intime et sociale, dans ces instants si singuliers où
l’art, ce merveilleux, se met en tension avec la vie ?
C’est dans notre relation effective avec les représentations du monde auxquelles nous sommes confrontés que nous nous forgeons ce que le philosophe français Charles Lalo désignait comme notre conscience esthétique. Reprenant là le chemin emprunté avant lui par beaucoup d’esthéticiens allemands du XIXe siècle, il s’est efforcé de démontrer combien notre vie esthétique est tout entière le produit de notre capacité à nourrir notre « sympathie symbolique », notre Einfühlung avec cette communauté qui, par-delà la famille et les proches dont nous partageons la fatalité du destin social, s’édifie dans un état d’esprit similaire face aux œuvres d’art, aux faits culturels, politiques et moraux. Pour Charles Lalo, c’est parce que nous possédons cette conscience esthétique que nous sommes en mesure de nous engager dans la reconnaissance, voire dans la défense de valeurs esthétiques à proprement parler et ce, parce que l’art nous permet d’accéder à un niveau de représentations qui nous présente une « organisation réfléchie ou volontaire de la vie » avec laquelle nous pouvons être ou n’être pas en accord : établir une valeur dans notre conscience réfléchie, c’est reconstituer par des abstractions les éléments séparés d’une énergie ou d’une action concrète dans un impératif conscient d’une « synthèse qui a pour caractère essentiel d’acquérir précisément cette valeur ». Le philosophe poursuit en expliquant que nos valeurs humaines, parce qu’elles sont le résultat de synthèses réfléchies, se situent toujours entre deux formes, deux pôles : elles oscillent entre notre conception du normal et notre conception de l’idéal, telles qu’elles peuvent être envisagées chez chacun de nous. Les débats à propos du normal et de l’idéal qui travaillent la pensée de Charles Lalo lui sont très contemporains et occupent une place prépondérante dans bon nombre d’approches scientifiques de son époque. Ainsi, juste après l’invention de la photographie, voit-on dans ce très bel outil un moyen de spéculer sur ce qu’est, par exemple, un visage harmonieux en tentant notamment de comprendre si l’idée de « canon de beauté » peut revêtir un sens concret dans notre perception du monde. C’est dans cette perspective que s’est tenu le congrès international d’esthétique de 1913, où certains chercheurs comme Treu, dans la lignée d’Herckenrath, tentèrent de démontrer que, pris à part, « chacun des soldats d’une compagnie, et même le plus beau, ou la plus gracieuse des étudiantes d’une université, a moins de valeur esthétique que le type moyen qui résulte de la superposition photographique de toutes les divergences individuelles de ces soldats ou de ces étudiantes ». Ce qui est entendu ici comme le maxima de la « valeur esthétique » d’un visage équivaut à ce qui est perçu par le plus grand nombre comme le plus attrayant et le plus attrayant et n’est autre qu’un visage virtuel résultant d’une moyenne faite de la combinaison photographique de toute une série de visages réels. Seul problème, l’homme ou la femme issus de ce montage n’existent pas et c’est une norme inventée qui incarne, en conséquence, une valeur idéale : cela peut paraître, dans les faits, quelque peu paradoxal. On appréhende néanmoins grâce à cet exemple que le normal s’adosse au réel alors que l’idéal renvoie, pour sa part, à un virtuel réifié. Et l’on comprend dès lors qu’un inconnu bien grimé puisse se trouver dans de bien meilleures dispositions pour donner le change à un jury de sosies que l’authentique Charlie Chaplin. Les membres de ce jury sont avant tout sensibles à cette perfection au rabais qu’ils se sont collectivement fabriqués : elle équivaut à une sorte de Charlot idéal avec lequel le véritable Charlie Chaplin ne saurait rivaliser, ne pouvant assumer que les traits du Charlot « normal ». Reste que de l’idéal au normal et du normal à l’idéal, c’est toute notre relation entre nos représentations du monde et la vie qui se rejoue et n’a de cesse de se reconstruire au gré de l’évolution des processus artistiques de représentation eux-mêmes. Au regard de l’ensemble des processus de représentation du monde, le cinéma — dans sa manière de montrer les personnages qu’il créée, grâce aux intrigues dont il parvient à poser le début et la fin, par sa possibilité d’être diffusé auprès d’un public mondialisé — occupe une place, tant qualitative que quantitative, sans précédent en ce qui concerne sa faculté populaire à idéaliser la vie...
À retrouver et à suivre donc, avec ce nouvel ouvrage sorti le 29 octobre 2015 et édité par Démopolis. On peut le commander sur Amazon, sur le site de la Fnac, sur le site de Cultura ou sur celui de l'Espace culturel Leclerc.