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18 novembre 2013

GRANTANFI à l'Université d'Avignon en 5 épisodes : Campus en campagne, Avignon sur les remparts de la culture

Alors que le vendredi 22 novembre 2013, France Culture lancera son dispositif "Villes en Campagne" par un premier meeting des "Matins" et de "La Grande table" en Avignon, Grantanfi prend les devants et explore dès à présent - et pendant toute la semaine - ce qui se trame dans le laboratoire que constitue son université.
Une université est un laboratoire et un territoire... de tous les fantasmes - dixit Emmanuel Ethis, le président de l'université d'Avignon et des pays de Vaucluse.
Ce sociologue, auteur entre autres d'un ouvrage sur les films de campus, choisit d'emblée de m'entraîner dans son décor fétiche: le jardin arboré de la fac, entre un bâtiment du XVIIIe siècle et un autre high-tech, à l'ombre des remparts de la cité où jadis étudia un certain Nostradamus...
En Avignon on n’a pas de pétrole, mais on a… la culture. Tel est le credo de son université - dont les étudiants sont parmi les plus nombreux du pays à s'engager dans des associations culturelles, comme Première Loge. Cette association est présidée par la jeune Luce Drouet, qui prépare au cinéma Le Capitole, dans une ruelle qui donne sur la rue de la République, le cardo, l'artère carotide de la cité, un ciné-concert aux accents révolutionnaires et passionnés... L'occasion de parler un instant, non pas d'études ou de débouchés, mais d'amour à l'université...
Au bout d'un couloir nu, dans l'aile du bâtiment du XVIIIe s. qui abrite le département « information et communication » de l'université d'Avignon, le bureau de Damien Malinas a quelque chose de monacal. Mais ce dernier n'est pas moine. Il est (entre autres) maitre de conférence, responsable du master "publics de la culture et communication" et vice président du pôle de compétitivité industrie culturelle et patrimoine... Cependant, comme pour en avoir le cœur net, je lui lance d'emblée une question aux accents théologiques...
Venant en Avignon, j'ai choisi d'explorer la place de la culture dans cette université. Parce que ses masters dédiés au patrimoine et aux publics de la culture font sa fierté. Mais également parce que son président est l'auteur d'un grand rapport consacré précisément aux amours contrariées de la culture et de l'université... Aussi décidé-je, pour me faire mon idée, d'assister à l'UEO (l'unité d'enseignement d'ouverture) animée par le photographe Laurent Garcia. Mais, quand je pénètre discrètement dans son atelier, aucun étudiant n'a d'appareil en main. Ils sont tous penchés sur de simples feuilles de papier. Quelle étrange manière - me dis-je - d'attraper la lumière...
Dans l'Atelier photo animé par Laurent Garcia, les étudiants de l'université d'Avignon ont 3 crédits à gagner. Ils doivent pour ce faire, regarder dans les yeux d'autres habitants du « tout petit monde » universitaire - comme disait David Lodge. L'occasion pour eux d'explorer le microcosme où s'accomplit leur parcours initiatique et d'éclairer ses enjeux singuliers - qui valent au fond pour toute la cité -, mais aussi mine de rien de faire leur autoportrait

Retrouvez les épisodes de cette série en [cliquant ici]. 

15 novembre 2013

LES ŒUVRES DE LA CULTURE, «Des dragons qui attendent de nous voir courageux » [ Discours prononcé le 16 novembre 2012 à l’occasion du FORUM d’AVIGNON ]


Monsieur le Président, Cher Nicolas Seydoux, Mesdames et Messieurs les Professeurs, Mesdames et Messieurs les étudiants, Mesdames, Messieurs,

Nous sommes très honorés et très fiers d’accueillir pour la cinquième année le Forum dans notre établissement, pour que les questions de l’économie et de la culture puissent être aussi débattues au cœur d’un lieu de formation et de recherche, notre université, une université dont l’un des deux axes de développement s’intitule précisément Culture, Patrimoines et Société Numérique. Je remercie donc toutes les personnes et tous les services qui se sont mobilisés ici ce soir pour vous recevoir dans les meilleures conditions possibles. Vous êtes donc ici chez vous, Monsieur le Président Seydoux, et ce je l’espère pour très longtemps. En effet, nombre d’études de sociologie de la culture ont démontré qu’une fois passé le cap de la cinquième année, une manifestation d’envergure culturelle a 95% de chance de durer sur le territoire qui l’a vu naître. Chaque année, vous venez donc dans notre université pour aborder une question qui vous semble essentielle, une question que vous voulez mettre en débat avec nos étudiants, futurs acteurs du monde de la culture. Je tiens à vous remercier pour cette initiative qui, je le sais, réjouit tout autant nos étudiants, nos enseignants et nos chercheurs, que vos participants.

Cette année les question posées portent sur la culture de la génération 15-25 ans : quelle culture cette génération reçoit-elle ? Quelle culture cette génération crée-t-elle ? Quelle culture cette génération transmet-elle ? En tant que sociologue de la culture, je vous avoue que je suis toujours un peu embarrassé par le concept de génération. Parler de génération, c’est essayer de replier sur un point socioculturel singulier, tous les individus d’une classe d’âge pour qualifier cette classe d’âge. On a depuis le début du vingtième siècle vu ainsi se succéder la génération perdue (celle qui avait connu la grande guerre), la génération grandiose, la génération silencieuse entre 1925 et 1942, une génération qui travaillait dur et ne revendiquait rien, les baby boomers de 1943 à 1959, idéalistes, égocentriques, des boomers que nombre d’observateurs considèrent aussi comme responsables des crises que rencontreront les générations suivantes, c’est-à-dire les générations X, Y Z. La génération X court de 1960 à 1979, elle est perçue  comme plus nomade, plus aventurière, plus cynique aussi, promotrice de l’idée de contre-culture, du punk au hardcore en passant par le rock alternatif, c’est aussi cette génération qui va applaudir des films – tel l’Exorciste - où des démons prennent possession des corps de la jeunesse. Puis vient donc la génération Y, celle des natifs des années 1980-1995, appelée aussi génération Peter Pan du fait de sa soi-disant grande difficulté pour passer vers l’âge adulte. Cette génération qui va connaître le développement des nouvelles technologies, Matrix, lorsqu’elle arrive dans le monde de l’entreprise exige – dit-on – qu’on lui explique l’utilité ou la raison de la tâche avant que de l’exécuter. Enfin, nous entrons avec les natifs de 1996 dans la génération Z, dernière lettre de notre alphabet. Cette cyber génération, qui connaît l’internet depuis sa naissance, est qualifiée de nouvelle génération silencieuse, ce qui pourrait être perçue comme un paradoxe alors même que la communication, la collaboration, la connexion et la créativité sont inhérentes à son mode de fonctionnement.

Vous comprendrez aisément au regard des descriptifs abrupts que porte les «générationnistes» pourquoi les sciences sociales n’utilisent ces idées de générations que pour les critiquer, car vous concevez bien qu’il est quasiment impossible, voire inutile, de tenter de rassembler dans une génération toute une série de comportements qui résultent avant tout de notre manière de vivre ensemble. Plutôt que vivre ensemble, il faudrait d’ailleurs plutôt dire aujourd’hui « vivre seul aux milieux des autres en feignant tant bien que mal d’appartenir au même monde », ce qui n’est pas exactement la même chose. Car en effet, notre monde actuel, le monde des réseaux dits « sociaux » est avant tout un monde qui nous incite à être performant dans chacune des activités de notre vie : vie privée, vie professionnelle, performant devant ses enfants, ses parents, ses pairs, son banquier, son médecin, son assureur, le serveur du bar, la caissière du supermarché, ses amis, ses ennemis. Certains habillent cela du curieux mot d’hypermodernité. Peu importe le mot. Peu d’entre nous parviennent réellement à s’adapter à autant de contraintes, ce qui souvent nous conduit à un repli sur nous-mêmes, un isolement volontaire afin de nous permettre de nous réajuster chaque fois que possible avec nous-mêmes avant de revenir en société. Sans doute est-ce là la crise actuelle la plus profonde, une crise que nous construisons nous-mêmes, plus forte quant aux stigmates qu’elle risque de déposer en nous que toute crise économique ou politique. Alors, me direz-vous, quelles raisons d’espérer malgré un tel décor ? C’est bien la question du Forum et c’est celle dont nous allons débattre à propos des 15-25 ans, avec des presque 15-25 ans. Je compte pour ma part trois véritables raisons d’espérer :

1)      La première m’est suggéré ici à Avignon, dans cette université de la Culture, par Jean Vilar dont on fête cette année le centenaire de la naissance. Celui-ci n’a eu de cesse de s’adresser à la jeunesse, habité comme André Malraux, Jack Ralite, notre Ministre de la Culture et de la Communication Aurélie Filippetti, mais aussi le président du Forum d'Avignon, Nicolas Seydoux, de l’idée qu’il existe bel et bien une mystique de la rencontre entre l’humain et la culture. Cette rencontre là, cette mystique, est chargée de la plus belle des énergies, une énergie qui nous rappelle que la culture doit être partagée par tous et ne saurait être confisquée au profit de quelques apparatchiks ou soumise à la seule domination du marché.
2)      La deuxième est que nous prenions tous bien conscience que tous les publics de la culture sont devenus des experts tout à fait pointus grâce au numérique. C’est sans doute un des plus beaux apports – rarement souligné – des technologies numériques qu’est celui de nous laisser éprouver et affuter nos jugements sur les œuvres et des artistes, mais aussi de prendre conscience du travail effectif qui réside derrière chaque objet de notre patrimoine culturel.
3)     La troisième découle des deux premières raisons : elle porte sur l’exigence de qualité partagée par tous les publics de la culture aujourd’hui. C’est d’ailleurs bien cette exigence qui ne doit jamais être oubliée dans le lien entre culture et économie, surtout en période de crise. Il est difficile d’entendre aujourd’hui certains producteurs nous vendre l’idée de scripted reality, ces séries bas de gamme qui ont pris place jusque sur les chaines de service public, en avançant l’argument que leur mauvaise qualité tient au fait des contraintes économiques et que de toute façon cela fait de l’audience. Comment croire un seul instant que les publics ne sont pas conscients de ce qu’ils voient ? On regarde ces acteurs qui jouent mal et l’on est hypnotisé par ces textes mal écrits tout comme on le serait face à un garagiste qui vous réparerait votre voiture plus mal que ce que vous feriez vous-même, ou un dentiste qui vous déchirerait la bouche car il serait inapte à manipuler la roulette. Cela a en effet quelque chose de fascinant. La médiocrité fascine, nous le savons tous. Et tous nous partageons cette attention éveillée qui nous fait immédiatement distinguer un caractère banal d’un caractère exceptionnel qui nous inspire.

C’est que nous apportent les artistes ou, comme le pensait Julien Green, certains enfants. Les enfants qui nous interpellent, parce qu’ils font preuve d’ouverture et de compassion vis-à-vis des adultes qui leur auraient tout pris, et ce plutôt que pleurer ou se débattre, ces enfants-là nous font nécessairement penser à l’enfant que nous étions ou que nous aurions aimé être. Ressembler à celui qui pleure ou celui qui comprend dit beaucoup de l’adulte que nous sommes devenus. Celui qui comprend semble bel et bien traversé par une sagesse et une éternité qui nous bouleverse. L’artiste, nous dit Rainer Maria Rilke, c’est l’éternité qui pénètre d’en haut les jours. La plus belle raison d’espérer est sans doute dans ces mots-là, des mots qui nous laissent de nous rappeler que nous devons plus que jamais investir économiquement, sociologiquement et – j’ajoute un adverbe moral – audacieusement la culture car nous ne devons jamais oublier que les œuvres de la culture ressemblent à ces dragons dont parle Rilke, "des dragons qui ne sont peut-être que des princesses qui attendent de nous voir heureux ou courageux". Je vous remercie.


[On pourra télécharger pour information l'étude présentée par le Forum d'Avignon lors de la session à l'Université d'Avignon en cliquant ici. Interprétations et résultats de ladite étude n'engagent que l'Atelier BNP Paribas qui l'a réalisé ainsi que le Forum d'Avignon. On pourra visionner le discours prononcé à l'Université d'Avignon en cliquant ici.]

02 novembre 2013

OCTOBRE 2013, Alain DELON : star ultime ou star extrême ?

« Devant le monde qui s’incline, certainement appuyés sur des bancs, il y aura quelques hommes qui se souviennent, et des nuages pris aux antennes, je t’offrirai de fleurs, et des nappes en couleurs, Pour ne pas qu’Octobre nous prenne » 

Octobre 2013. Le jour même où Alain Delon déclare dans un quotidien suisse qu’il comprend et approuve la montée du Front National en France, dans la vitrine publicitaire de la quasi-totalité des kiosques à journaux parisiens l’acteur s’affiche à la une du magazine Winner, le magazine des gagneurs dirigé par Véra Baudey qui nous explique en baseline que « seules les étoiles portent le sceau du destin ». Le gros titre du numéro d’automne est donc : « Interview exclusive d’Alain Delon, l’ultime star », gros titre accompagné d’une phrase-clé de ladite interview : un inconnu m’a dit : «restez comme vous êtes, ça nous fait du bien à tous». La concomitance de cette couverture de Winner et des déclarations pro FN de la « star ultime » dans la même journée pourrait déconcerté n’importe quel touriste qui verrait comment dans la Capitale certaines magazines mettent à l’honneur une figure cinématographique nationale trempée d’extrême-droite. La semaine suivante, comme pour contrebalancer ce troublant jeu médiatique, le Parisien/Aujourd’hui en France font état d’un sondage BVA qu’ils ont commandé et dans lequel les « Français » sont questionnés sur l’image qu’ils ont d’Alain Delon. Pour 82% d’entre eux, il reste une star, pour 70%, un monstre sacré, pour 62%, séduisant, pour 59%, charismatique. Cependant, le sondage indiqué que 55% des Français ont une mauvaise opinion de lui car il serait mégalomane, provocateur, excessif et réactionnaire, et pour 86% d’entre eux un homme de droite voire d’extrême droite. 

Outre qu’il faudra se demander quelle est cette tranche de 7% de Français légèrement sadomasochistes qui, à la fois, ont une mauvaise opinion d’Alain Delon et le trouve néanmoins séduisant, ce sondage, effectué une semaine après les déclarations politiques du comédien, montre surtout comment lorsqu’on a atteint le statut de star effective, il n’est plus guère utile de justifier ses gestes ou ses propos car c’est bien le public qui le fait à votre place en tolérant toutes vos extravagances, des extravagances commises en ses lieu et place, d’où le sens même des ces absolutions consenties quels que soient les excès de celle ou celui qu’il encense ou qu’il a encensé. On espère toujours que la vieille Brigitte Bardot tout aussi acariâtre, misanthrope et extrême-droitisée que le vieil Alain Delon possède toujours une part de la magnifique et jeune Bardot, symbole de tous les espoirs de la France des Trente Glorieuses. C’est d’ailleurs la photo de cette Bardot-là qui s’affiche elle aussi en ce mois d’octobre 2013 - étrange circonstance - sur les panneaux publicitaires de la Capitale. Star ultime elle aussi autant qu’extrême…

Drôle de mois d’octobre 2013. Sur France 2, Fabrice Luchini use lui à son tour d’une prise de parole politique pour expliquer non pas qu’il est de droite mais, plus subtilement, histoire de se mettre ses publics dans la poche, qu’il adorerait «être de gauche. Mais je trouve que c’est tellement élevé comme vertu que j’y ai renoncé. (…) Il faut être exceptionnel quand on est de gauche. Quand tu n’es pas de gauche, tu peux être moyen. Quand tu es de gauche, le génie moral, le génie de l’entraide, c’est trop de boulot». Fabrice Luchini a besoin de plus de ressources rhétoriques que Delon ou Bardot qui ne s’embarrassent de rien. Il a parfaitement conscience que, même s’il a prêté ses traits à nombre de personnages forts, il est passé à côté du statut de star. Les personnages de Luchini, s’ils avait été incarnés par Michel Blanc, auraient sans doute conféré à ce dernier un tel statut. Car le statut de star est aussi une histoire de projection possible du public sur une surface lisse, une surface sur laquelle il peut « caler » sa propre aventure, ses doutes, ses fantasmes, ses désirs. Lorsqu’une star est portée au pinacle, c’est avant une part glorieuse ou maudite de nous-mêmes qui est portée au pinacle. Difficile de la brûler trop vite car c’est nous-mêmes qui porterions les stigmates de cette irritation. C’est là l’une des lignes sur lesquelles s’élabore le partage entre ceux qui sont des stars et ceux qui n’en sont pas. Ceux que nous brûlons sans risque et ceux à qui l’on accorde toutes les amnisties. Nous aimerions tant que les stars que nous aimons aient les mêmes opinions politiques que nous. Mieux, nous aimerions qu’elles les taisent pour que nous puissions faire évoluer nos opinions en parallèle avec elles. Au moins le croire. Lorsqu’elles expriment leurs opinions, on fait avec, on leur trouve des circonstances atténuantes, on les ramène à leur registre artistique, leur sésame cardinal. Au demeurant, ce sésame ne marche jamais pour ceux qui ne bénéficient pas du statut de star. Christian Clavier, Faudel, Enrico Macias s’en souviennent encore. Ont-ils retenu la cinglante leçon ? Gérard Depardieu, lui, n’a rien appris du tout. Il n’en a pas besoin. Il vient d’achever la construction d’une cave en Belgique et vient de décider d’y ouvrir un bar à vins. Tout le monde le trouve sympa au village. Julien Doré, ex-nouvelle star, lui rend lui aussi son hommage dans une chanson intitulée Platini : «j’ai bu une Vedett* avec Depardieu, au tribunal de Liège». Décidément le mois d’octobre 2013 est très hype, très stylé, très propice à la « starilité ».



(* Vedett est le nom d’une bière belge)

LA SALLE DE CINÉMA DU FUTUR NE DEVRA PAS ÊTRE STANDARDISÉE [Extraits de l'Interview donnée au Film Français octobre 2013]

Quelle est la place du cinéma dans les pratiques culturelles des Français ?
Le cinéma reste la pratique majoritaire. Seulement 5 % des Français n'y sont jamais allés. C'est aussi la plus accessible. Elle participe à la démocratisation culturelle. De plus, elle est constitutive d'un lien intergénérationnel et social. Le cinéma est un art total, jubilatoire, qui se distingue aussi par son rythme de fréquentation. Nous allons plus facilement au cinéma qu'au cirque, au théâtre ou à l'opéra.

Le cinéma a-t-il encore un avenir en salle ?
Complètement. La pensée est le goût du cinéma se dédoublent sans cesse. La pratique entraîne la pratique. La place qu'a pris le numérique dans nos vies ne remet pas en cause cette pratique. Le spectateur devient plus expert, plus critique. Son accès aux images n'a jamais été aussi aisé, il peut même fabriquer ses propres images, ses propres films, ce qui lui permet d'être plus conscient que jamais de la dimension artistique et technique du cinéma. La question principale est désormais de savoir comment on crée et on apprivoise les spectateurs de demain.

Le jeune public d'aujourd'hui n'est-il pas tout simplement le public de demain ?
La pratique culturelle ne peut exister demain que si elle est valorisée aujourd'hui. Il faut donc donner le goût du cinéma. Les étudiants sont aussi des spectateurs à considérer : Ils sont à un moment de leur vie où ils s'affranchissent de l'univers familial, ils sont en recherche de sociabilité, et le cinéma les aide justement à se replacer dans le monde en tant qu'individus. Il ne faut pas oublier que nous allons au cinéma pour le plaisir mais aussi pour nous confronter aux autres en parlant, en échangeant, à propos des films que nous avons vus.

Comment envisagez-vous la salle de cinéma du futur ?
Si vous questionnez une personne sur ses souvenirs de cinéma, elle va très souvent lier le film à l'endroit où elle la découvert. Il est donc primordial que la salle continue d'entretenir ce lien. Celui-ci disparaissant, c'est l'attachement à la salle qui disparaît et la fidélité à un lieu, or il ne faut pas confondre fidélité et assiduité. La salle doit rester le lieu imaginaire qui habite le spectateur, et pour cela elle doit sortir de la norme et éviter d'être standardisée, y compris dans les multiplexes. En fait, il faudra qu'elle soit identifiable et définitoire de quelque chose qui n'est pas banal, un lieu d'urbanité et de civilité. Elle aura très certainement la nécessité d'être encore plus prestigieuse qu'elle ne l'est aujourd'hui. Jean Renoir parlait de franchir « la porte du château de la Belle au bois dormant» quand on entre dans une salle, eh bien cela est toujours d'actualité.


Propos recueillis par Anthony Bobeau.

01 novembre 2013

LE CINÉMA DE DEMAIN : extraits de l'interview donnée à la Revue Côté Cinéma [n° 227, octobre 2013]

« Le cinéma de demain continue de s’inspirer de son passé, de son présent, pour mieux construire son futur. »

Dans le monde entier, le cinéma change. Il est même certainement l'art qui s'est le plus développé au cours de la dernière décennie, et ce sur de nombreux plans: technique, production, consommation, etc. Le cinéma est donc un secteur en pleine mutation. Et avec elle, son lot de questions et de doutes. Puisque, nous sommes à un tournant de la réflexion sur la salle de cinéma, il nous a semblé légitime de faire un tour d'horizon des évolutions sociologiques qui affectent aujourd’hui le cinéma et afin d’éclairer la réflexion sur ce que sera son futur. Un spécialiste sur le sujet, le sociologue Emmanuel Éthis, a répondu à notre invitation, et nous donne sa perspective sur l’évolution des salles de cinéma face aux changements rapides du paysage numérique et sur les nouvelles perspectives qui s’ouvrent tant aux créateurs qu’aux spectateurs. Un état des lieux pour aborder l’évolution des pratiques des spectateurs et les liens entre création cinématographique et nouvelles plateformes de promotion et de diffusion.

Côté Cinéma : Comment définiriez-vous l’expérience du spectateur dans la salle et quelles en sont les dernières évolutions ?
Emmanuel Ethis : En 1905, à ses prémices, on prophétisait déjà la fin du cinéma ! Alors qu’on ne lui prédisait donc a priori aucun avenir, le cinéma s’en est construit un. Dès 1910, il n’aura en effet de cesse de se renouveler, tant au niveau de la fabrication, de la production, que de la diffusion. Autant d’étapes en somme qui seront perpétuellement repensées pour faire surgir une pratique culturelle toujours mouvante. C’est aux États-Unis, que le cinéma a en premier pris toute sa mesure en tant qu’art populaire, d’où l’émergence d’une sociologie du cinéma. Le 7ème Art est devenu un media de masse, et en tant que tel, on se doit de prêter attention à la notion précisément de « masse ». Si l’on veut s’interroger sur ce que sera le cinéma de demain, encore faut-il se demander ce qu’est à proprement parler la « pratique du cinéma ». On parle de la « pratique » d’un spectateur lorsque celui-ci fréquente le cinéma, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi que le cinéma représente quelque chose qui compte pour ce dernier, d’une manière ou d’une autre. Une pratique, c’est donc à la fois une fréquentation et une représentation. Il convient d’être attentif aux bouleversements technologiques qui accompagnent l’évolution des modes de fréquentation car ils constituent une donnée fondamentale. Le risque serait de voir les rendez-vous qu’ils soient en salles, devant un écran de télévision ou devant un écran d’ordinateur perdre leur quintessence sociale et fatalement leur sens. La pratique cinématographique qui ne se définit jamais par l’onirisme qu’elle revêt, mais bel et bien par le(s) partage(s) qu’elle implique. À ce titre, on peut émettre et concevoir ce postulat: pour perdurer, tout nouveau mode de pratique du cinéma doit se penser avant tout comme un art subtil du «rendez-vous». Heureusement, en France, on est soucieux de valoriser l’image, comme en témoignent les événements et autres opérations dans les salles destinées à créer en permanence une attraction nouvelle.

C.C : Selon vous, le cinéma de demain empruntera-t-il alors toujours ses formats classiques, ses modes de production, de diffusion, de consommation ?
E.E : Aller au cinéma est définitivement une pratique culturelle à part. Je ne doute pas que la salle demeurera LA référence pour la pratique cinématographique, et selon moi elle ne se verra pas destituée de son rôle premier, à savoir être le déclencheur de discussions, d’échanges, et de débats. N’oublions pas que c’est avant tout un espace de sociabilité ! C’est la raison pour laquelle la salle ne peut être supplantée par les nouvelles formes de diffusion et de consommation. Les différents lieux virtuels ne vont pas la remplacer, mais éventuellement altérer son usage. C’est précisément dans la salle, que l’œuvre se charge symboliquement. La réception et la projection dans le temps sont des composantes signifiantes des faits culturels. Or, les objectifs et les modes de fonctionnement du cinéma, dans un monde où la consommation d’images est démultipliée, vont se voir encore bouleverser. Et parallèlement on assiste à une tendance à raccourcir le temps des films en salle. Il faut donc prêter attention aux rappels à l’ordre exprimés par le public. Ce que le public attend, ce sont des œuvres « grand public », sans sacrifier pour autant les exigences artistiques. Les films qui fédèrent combinent ces caractéristiques qui sont loin d’être antinomiques. Il n’y a qu’à se référer à Monstres Academy, un film qui a récemment su rassembler autour de lui toutes les générations. Ce qui est prodigieux en soi ! Dans l’ensemble, il faut que l’éducation culturelle arbore des formes originales, pour qu’elle opère efficacement. En effet, la première clé de l’avenir du cinéma est l’éducation des spectateurs qui façonnera le spectateur du XXIème du siècle. Je regrette d’ailleurs que les statistiques ne mentionnent pas que la fréquentation des cinémas relève avant tout d’une question d’habitude, inhérente à une certaine culture familiale. Il est donc essentiel de familiariser des publics nouveaux avec le 7ème Art afin de les initier à cette culture et, partant, à sa pratique. Cette initiation passe nécessairement par des films « mobilisables » pour ce jeune public. Dans ce cadre, j’espère que le programme de François Hollande relatif à l’éducation artistique sera maintenu et mis en place. C’est aussi un pari politique que de favoriser cette transmission culturelle. Pour un jeune spectateur, la sortie au cinéma se révèle être un moyen de revendiquer et d’affirmer son propre goût cinématographique, et indubitablement de se détacher de celui de ses parents. La formation et la transmission sont des notions essentielles sur lesquelles une mobilisation plus forte des pouvoirs publics serait bienvenue. Il en va de la santé même de l’industrie cinématographique. Certes, de grands établissements dispensent de formations adéquates, tels que la Fémis qui dispose d’une filière « exploitant », mais  l’université aurait tout intérêt à s’emparer également du sujet.

C.C : Quelles influences le numérique, la 3D, la dématérialisation, le nomadisme ou l’interactivité auront-ils sur le cinéma en temps que  pratique culturelle ?
E.E : L’impact de la révolution numérique sur la manière de regarder, d’interpréter, et de commenter les films du point de vue du spectateur est forcément important. Les nouvelles technologies changent notre rapport au cinéma. Il devient numérique, et se propose aussi de plus en plus en 3D, sur grand écran ou bien chez soi. Le « chez soi », d'ailleurs, devient plus que jamais un lieu de cinéma à part entière servi par du matériel home cinéma et des écrans 3D. Le cinéma se veut «réaliste» au sens où il doit provoquer des sensations les plus proches possibles de la réalité éventuelle d'une scène donnée comme si celle-ci avait lieu dans le réel. Et cette volonté d'augmentation de l'impact visuel du cinéma n'est pas nouvelle...  À chaque époque, sa révolution technologique. On constate que les tentatives visant à maximiser le réalisme des images sont certes de plus en plus nombreuses mais rencontrent des succès inégaux. Toutefois, on ne dispose pas suffisamment de recul quant à ce dispositif de diffusion pour établir de manière définitive en quoi il initie ou non une nouvelle appréhension de la pratique du cinéma. Par exemple, la 3D est actuellement abordée selon un angle strictement marketing, en terme d’impact du « show ». Ce n’est donc pas un hasard, si les jeunes en sont les plus  friands. Certains réalisateurs se l’approprient avec virtuosité, d’autres sont encore dépassés par ce mode d’émission et n’y voient pas nécessairement un regain pour la création. La révolution numérique doit s’accompagner de la créativité, car, à l’heure des réseaux sociaux, la critique est implacable. À l’inverse de ce que l’on pourrait croire, la critique sur Twitter n’est pas superficielle. On évoque souvent le côté trop immédiat dans le fait de rendre public son opinion via les réseaux sociaux. En réalité, toute critique émise ainsi sur la toile est longuement étudiée en amont, et souvent réfléchie bien après son poste. Il n’est pas rare de constater que des avis sont ensuite effacés par leurs propres auteurs, dans la mesure où ces derniers ont mûri après coup leur réflexion, et ce qu’il leur importe qu’elle soit au plus près de ce qu’ils veulent exprimer, en s’assurant de gagner l’adhésion du plus grand nombre. De la sorte, avec les réseaux sociaux, on s’engage dans un nouvel apprentissage du cinéma.Les réseaux communautaires seront les nouveaux canaux de promotion des salles indépendantes. Ils constituent des outils de communication efficients pour celles-ci, en leur attribuant une identité singulière. À l’avenir, les petites salles et les cinémas indépendants devraient sérieusement les envisager comme des porte-voix de leur programmation, ainsi que de leurs animations. En se les appropriant, il leur sera plus aisé de communiquer sur leurs établissements. A l’instar des modes de consommation de la culture qui deviennent de plus en plus nomades avec la musique que l'on écoute sur son mp3 ou son iPod, et les informations culturelles que l'on pioche ici et là via les twits d'acteurs culturels et les profils Facebook d'espaces d'arts, il en est de même pour le cinéma. Ces révolutions techniques me semblent en ce sens bénéfiques. 

C.C : Qu’en est-il selon vous de la dématérialisation de la billetterie ?
Je ne suis pas convaincu des avantages des caisses informatisées. On oublie trop souvent que le rapport humain, par ce qu’il peut inclure de médiation, est déterminant dans la pratique du cinéma. Or, on se remet souvent aux conseils de celui ou de celle qui officie à la caisse pour arrêter en dernier lieu le choix du film. On lui demande son sentiment sur un film ou tout du moins on attend qu’il soit en mesure de faire une recommandation. Le choix se retrouve en conséquence à 40% entre les mains de la ou du caissier. C’est une dernière étape avant l’entrée dans la salle, au même titre que le comptoir et le bar. Les agents d’accueil sont des acteurs dans la sortie au cinéma, dans la mesure où ils agissent sur la décision finale du film des spectateurs initialement hésitants. Quand on sait qu’ils peuvent influer de la sorte, il me semblerait judicieux de consolider la formation de ces médiateurs. On le voit aisément en politique, où l’on mise davantage sur les indécis. Ils sont le cœur de cible des politiques de tout bord. Pourquoi en serait-il autrement au cinéma ?

C.C : La diffusion des spectacles « hors-films » (concerts ou opéras dans les cinémas) se démocratise et la retransmission en direct d’événements rassembleurs gagnent les faveurs du public. Comment expliquez-vous ces évolutions sur le plan social ?
E.E : La plus value des spectacles arts-vivants demeure exactement dans la dimension du « live ». Car, ce que recherchent les spectateurs, c’est avant tout ce caractère d’immédiateté, qui classe ces séances particulières dans la catégorie d’événements à part entière. Ajoutons à cela des conditions de diffusion optimales : ces séances sont doublement formidables ! Lors du one man show de Florence Foresti à Bercy le 23 septembre (Pathé Live), le spectateur des cinémas découvrait en temps réel le palais omnisports se remplir. En filmant ainsi le public de Bercy, l’idée était de créer les mêmes conditions de découverte pour ces deux types de spectateurs. C’est ce type d’innovations qui concourent à doter la projection d’un supplément d’âme, mieux, de l’établir en tant que véritable sortie culturelle. Grâce à des initiatives de ce genre et à ces essais, une autre forme de spectateur émerge alors. Le cinéma à l’avenir, c’est le « participatif », autrement dit réinventer le « spectateur actif ». Ce qui est déterminant, c’est le fait d’ « apprendre  à réagir ensemble ». Au fond, l’enjeu, c’est le « voir ensemble ».

C.C : Le public du cinéma semble vieillir ces dernières années. Vous qui avez l’habitude de fréquenter de jeunes étudiants férus de cinéma (comme on a pu le constater lors des Rencontres d’Avignon), quelles solutions conseilleriez-vous en vue de contrer ce vieillissement du public ? 
E.E : On assiste actuellement à une fracture générationnelle du public. En termes de tranches d’âge, les 35-45 ans ne sont pas les plus représentés dans l’audience. Les 15-30 ans, quant à eux, sont réceptifs aux problématiques sociales, puisque ce sont leurs préoccupations qui se jouent sur l’écran. Les scénarios qui font écho à celles-ci gagnent donc plus naturellement leurs faveurs. Les étudiants sont également une population que je qualifierais de « prescriptrice ». En effet, ils aménagent des ciné-clubs, organisent des festivals, engagent des débats et des groupes de discussions autour du cinéma. Tout cela démontre clairement leur appétence pour le « collectif ». Je parlerais également de l’aspect nostalgique auquel les jeunes sont paradoxalement sensibles. Au regard de leur affection pour le cinéma dit classique, ou encore les manifestations cinématographiques qui y font référence, tels que les drive-in. Une inclination qui émane sans doute d’une volonté de voir coexister passé et présent. Ils attendent que les diverses évolutions cinématographiques cohabitent ensemble sur un même plan. Il convient alors d’interpeller la curiosité de ce public jeune et étudiant pour les conquérir, avec notamment des œuvres qui joueront le rôle d’accompagnant sur le chemin de la sensibilisation au cinéma.

C.C : Quel regard portez-vous sur les difficultés de la transmission des salles de cinéma indépendantes entre générations dans un contexte de concentration accrue des circuits ?
E.E : La problématique de la retransmission est consubstantielle à la crise. La question qui se pose est « Comment aider ces jeunes dans l’acquisition de cinémas, qui se voient désavantagés face aux grands circuits ? » En effet, en raison de moyens moindres, il n’est plus rare de voir les enfants d’exploitants dans l’incapacité de reprendre les rênes du cinéma de leurs parents, et c’est regrettable. Et l’on risque d’assister à une concentration des circuits, ce qui à terme, conduira inéluctablement à une banalisation de la programmation au profit des films à gros budgets et au détriment du cinéma Art & Essai. Toutefois, le public réclame un raffinement de l’écriture cinématographique, qui fait dès lors partie des enjeux majeurs pour le cinéma de demain. Studios et producteurs se doivent de faire attention à l'utilisation des futures technologies, car, malgré toute la modernité et les effets spéciaux mis en place, rien ne remplacera un bon scénario et de bons acteurs. A contrario des mutations qui s’opèrent crescendo, les spectateurs aspirent dorénavant à une pratique classique du cinéma. D’autre part, ils approuvent les rendez-vous intelligents. Les festivals en sont l’exemple le plus probant, puisque qu’ils concentrent à eux-seuls 20% de la consommation du cinéma. Une proportion qui s’explique par une programmation de qualité, affirmée, et qui en outre s’aligne selon des thématiques bien définies. Finalement, l’on saisit à travers eux, l’importance du côté communautaire qui prime. D’où le rôle majeur des réseaux sociaux. Là, est la contradiction suprême: le cinéma de demain continue de s’inspirer de son passé, de son présent, pour mieux construire son futur.