Déjeuner d’adieu, vendredi à l’Elysée : Nicolas Sarkozy recevait Marin Karmitz et les membres du Conseil de la création artistique, venus remettre au Président leur bilan et leur tablier. En deux ans et quelque d’existence, le Conseil aura eu le temps d’impulser seize projets d’envergure variable et d’en réaliser douze.
Sociologue, président de l’université d’Avignon et membre du Conseil, Emmanuel Ethis en dresse le principe et le bilan.
Libération : COMMENT LA DÉCISION D’ARRÊTER A-T-ELLE ÉTÉ PRISE ?
Emmanuel Ethis : La création du Conseil n’avait été accompagnée d’aucune préconisation de durée, seulement d’une incitation à réfléchir. La décision de mettre un terme à notre mission a été prise collectivement, après quelques mois de maturation. Nous avons estimé qu’avec seize projets pilotes expérimentaux, notre mission était remplie. Cela n’avait pas de sens d’en d’empiler des milliers.
Libération : CE N’EST PAS SI FRÉQUENT, QU’UN ORGANISME DÉCIDE DE S’AUTODISSOUDRE…
E.E. : Le but du jeu n’était pas de durer à tout prix. Il nous fallait réfléchir sur des territoires en friche, nous interroger sur la démocratisation culturelle, sur la circulation des idées à l’étranger. Tous les membres du Conseil étaient bénévoles, et nous avons eu une totale liberté. Et je crois que tous étaient habités par le sens de l’intérêt général. Nous nous sommes rapidement mis d’accord sur une logique de travail en trois temps : réfléchir à des projets, les expérimenter et les évaluer. Nous ne prétendions pas être un opérateur culturel, sûrement pas un ministère de la Culture bis ; seulement un laboratoire d’idées, hors du temps politique.
Libération : VOUS N’AVEZ PAS LE SENTIMENT D’AVOIR ÉTÉ INSTRUMENTALISÉS PAR SARKOZY ?
E.E. : Non. Et Marin Karmitz ne donne pas précisément le sentiment d’être instrumentalisable.
Libération : LE CONSEIL N’A POURTANT PAS ÉTÉ ÉPARGNÉ PAR LES CRITIQUES...
E.E. : La critique est normale et toute instance doit s’y soumettre, il ne faudrait pas néanmoins que ces critiques oblitèrent le positif.
Libération : JUSTEMENT, QUE RETENEZ-VOUS ?
E.E. : Beaucoup de choses : le festival Imaginez maintenant, tourné vers les créateurs de moins de 30 ans, l’Orchestre des jeunes… En tant qu’universitaire, je me sens fortement interpellé par tout notre système de formation, et par la question de l’émergence des nouveaux talents. A l’université d’Avignon, 48 % des étudiants sont boursiers et 70 % travaillent. Je vois de vrais talents autour de moi et je sais pourtant que beaucoup ne trouveront pas les débouchés à la hauteur de leurs capacités. Je constate que beaucoup d’institutions culturelles sont tenues par une génération qui s’ouvre peu aux jeunes. Le projet de cinémathèque de l’étudiant, que j’ai défendu, s’inscrit dans cette réflexion. Il existe en France un climat de suspicion que l’Hadopi symbolise très bien. Avec des internautes considérés comme des pirates en puissance. Les étudiants ont vécu cela comme une agression. Il faut sortir de l’environnement répressif. La cinémathèque de l’étudiant vise cela : ouvrir le plus largement possible l’accès aux œuvres et à la documentation. Au nom de la «protection» des œuvres, on voudrait priver les nouvelles générations d’accéder aux films ! Qu’est-ce que cela veut dire, alors qu’on sait qu’un étudiant n’a en moyenne pas plus de 6 ou 7 euros par mois à consacrer à la culture, soit moins que le prix d’une place de cinéma ?
Libération : LA DÉMOCRATISATION CULTURELLE EST-ELLE EN PANNE ?
E.E. : Les inégalités sont plus fortes que jamais. Mais elles prennent des formes nouvelles et nous obligent à réfléchir autrement. Ainsi, l’opposition entre «haute» et «basse culture», telle que développée par Bourdieu, ne correspond plus vraiment à ce que l’on observe. On entre en culture par des tas de chemins, dans un monde de croisements où chacun se forge ses expériences. L’inégalité d’accès à la culture frappe particulièrement les étudiants et les gens qui gagnent moins de 1 000 euros par mois. Et il ne faut pas imaginer que c’est parce qu’ils n’en ont pas envie, ou par faute d’accompagnement, ou parce qu’ils manquent des outils pour comprendre. Non, tout simplement, ils ne peuvent pas. Et il ne faut surtout pas se réfugier derrière l’idée qu’Internet permettrait l’accès à la culture pour tous.
L’exemple du Festival d’Avignon est édifiant : rien ne remplace le fait d’être ensemble, la parole, les débats, les conflits, le souvenir qu’offre l’expérience d’un spectacle vivant. C’est ainsi que l’on se forge une identité culturelle personnelle. Et c’est là que les inégalités sont fortes.
Libération : PENSEZ-VOUS QUE LES POLITIQUES NE RÉPONDENT PAS À CES QUESTIONS ?
E.E. : Il faudrait admettre que la culture est aussi une question de justice sociale, pas moins importante que l’accès à l’éducation et à la santé.
(Entretien conduit par Sylvain Bourmeau et René Solis à retrouver en intégralité dans le quotidien Libération du 30 avril 2011 ou en cliquant ici)