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08 avril 2011

MARSEILLE, une architecture cinématographique

Marseille. Comment la forme d'une ville devient-elle source ou support d'inspiration pour le cinéaste ? Quelles transformations subit la ville elle-même lorsqu'elle endosse dans l'espace filmique le rôle du décor ? Quelle place la ville filmée laisse-t-elle au spectateur ? Quels nouveaux liens crée-t-elle avec lui ? Autant de questions qui jalonnent l'univers de recréation de la ville au cinéma ; autant d'architectures qui invariablement nous ramènent à la dialectique du film et de la mise en scène du réel.


Le cinéma, irréalisation de la ville

"Le CINEMA puise dans un fonds commun. Le cinématographe fait un voyage de découverte sur une planète inconnue" . En exacerbant avec certitude cet aphorisme, on se souvient sans doute que Robert Bresson visait à opposer non sans une certaine véhémence ceux qui employaient les moyens du cinématographe pour créer à ceux qui reproduisaient grâce à la caméra-outil une sorte de théâtre filmé. Cette restriction définitoire, cynique et janséniste du vocable "cinématographe" conduisit pourtant Bresson à insuffler à ses films une troublante liberté spirituelle et une créativité rigoriste à l'endroit même où bon nombre de réalisateurs se seraient probablement délestés d'une contrainte devenue trop prégnante pour être constructive. Peu à peu le cinéma bressonien se composa suivant l'idée récurrente de ce que le réalisateur appelle ses modèles : synonymes d'un refus systématique de toute psychologie romanesque les modèles sont choisis pour leur seule apparence externe - apparence de l'acteur, reflet d'une vie intérieure, apparence du lieu, décor d'une esthétique minimaliste. "Bâtis ton film sur du blanc, sur le silence et l'immobilité" , […] "Vois ton film comme une combinaison de lignes et de volumes en mouvements en dehors de ce qu'il figure et signifie" . Sans doute Bresson n'avait-il en tissant ses aphorismes nullement la conscience de théoriser l'esthétique des architectures cinématographiques sous la forme de non-lieux, pièges modernes de nos dérélictions spectatorielles, expressions de nos appartenances renouvelées à des territoires apparemment désinvestis. En effet, depuis longtemps, outre les réalisateurs comme Bresson, les théoriciens du cinéma se sont penchés sur la nature et le devenir du réel lorsqu'il est intentionnellement utilisé en tant que cadres de référence sur lesquels s'appuient généralement les réalisations filmiques narratives ou documentaires. Saillante, cette question apparaît particulièrement chaque fois que la description en images vise à installer la vraisemblance désirée d'un caractère identitaire symboliquement marqué. Et, ce n'est pas sans difficultés que se loge le problème de la diégèse géographiée : fonctionnellement, il interroge la manière dont le film vise à construire le regard du spectateur en mettant en scène non des lieux, mais l'idée ou l'imaginaire des lieux.

Là où les points de vue du spectateur et du réalisateur se rejoignent

En conséquence, un ethnographe qui s'interrogerait à propos de Marseille en tant qu'architecture cinématographique ne serait probablement pas étonné de la fréquence de ces sites qui systématiquement et historiquement sont prélevés à la Ville pour devenir décors , mais plutôt du point de vue et de l'usage qu'il en est fait lorsque s'y dissolvent les inventions narrative ou documentaire ; car, même si leurs intentions sont initialement différentes, l'une et l'autre font cause commune par les itinéraires forcés qu'elles empruntent. Assurément, la meilleure trace que nous pourrions trouver de nos attitudes de spectateurs serait celle de nos propres films si à l'occasion d'un détour par Marseille, équipés d'un camescope à stabilisateur d'images intégré, nous nous amusions à glaner çà et là quelques cartes postales en mouvement, micro-catalyses de nos souvenirs anticipés. Qu'y verrions-nous par delà les rituels décomptes anecdotiques ? Des lieux reconstruits sous contraintes visuellement imposées qui ne font que réaffirmer chaque fois combien la ville filmée est d'abord celle de nos espaces mentaux socialement investis. Car même lorsque l'on tente de parler d'un Marseille plus intime ou plus personnel, de la cité que l'on habite, on est inévitablement ré-aimanter vers le Marseille par lequel on circule. Que l'on se souvienne des trajectoires velléitaires empruntées par René Allio en quête d'un Marseille authentique dans l'Heure exquise ; alors même qu'il prétend que l'on ne connaît pas Marseille si l'on a fait que traverser son centre, immanquablement la trouée vers le centre s'opère. Marseille dressée entre deux de ses organes l'escalier d'une part, la Cannebière et le Vieux Port de l'autre. Notre caméra comme celle de René Allio circule à l'image de cette balle de flipper qui ricocherait dans les travées de la cité en scandant le caractère et le cheminement spécifiques que Marseille lui impulse. Et, tout comme au flipper, c'est inéluctablement le mouvement global qui domine en fin de partie, car l'on perd toujours au flipper, et à Marseille, on aboutit toujours au Vieux Port.

Ville-décor ou décor-ville

Peut-être est-ce cinématographiquement le destin des villes portuaires. Que l'on pense à Cherbourg, Rochefort, ou Marseille filmées par Jacques Demy et devenues le temps d'une idylle les architectures colorées, supports de nos exils spectatoriels. Est-il possible de mesurer en deçà de la narration le rôle de la ville-décor, de l'importance qu'elle revêt dans ces situations si quotidiennes ? En devenant matière à fiction, le film fonctionne en recréant de toute part les lieux de son expression. La transformation sémiotique de la ville prend corps au sens où Bresson imaginait les décors-modèles qu'il filmait. Par la force inhérente au procès cinématographique qui lie à la fois le créateur à sa création, et la création au spectateur, les lieux filmiques sont ceux où les regards convergent antérieurement à l'identification des lieux filmés pour eux-mêmes. Afin de mieux comprendre cette instance, revenons à Trois places pour le 26 qui met en scène le "vieux" Montand (Yves) qui se rend à Marseille pour préparer à l'opéra une tournée internationale retraçant sa carrière, et particulièrement la vie du "jeune" Montand à Marseille. Du Vieux-Port-réel où il retrouve ses anciennes amours au Vieux-Port-carton-pâte de l'opéra où elles sont mises en scène, où donc se noue à nos yeux de spectateurs le rapport le plus authentiquement référé à la ville ? Dans la vraie ville filmée ou dans la ville pastichée, justement pointée parce qu'elle représente pour Montand le lieu symbolique de sa jeunesse ? C'est vraisemblablement entre ces deux pôles que le caractère signifiant porté par la ville va trouver sa place, c'est-à-dire jouer son rôle d'interpellation sociale. Dissoute dans une histoire, la ville-décor lui offre de la vraisemblance, alors qu'à l'opposé, balisé symboliquement par la narration, le décor-ville, comme l'est le Marseille parodié de Trois Places, lui en fait perdre au profit d'un enrichissement de la palette du réalisateur. Car en effet, comment Demy pouvait-il évoquer avec autant de force la nostalgie de la jeunesse si ce n'est en donnant à Montand la possibilité de réactualiser par sa matérialisation la ville de son passé. La ville ne produit du sens que lorsqu'elle est, de la sorte, aspirée par les signifiances sociales qui tisseront autant de connivences avec le spectateur qu'il est permis d'en imaginer, excédant jusqu'à la grammaire cinématographique qui lui a donné corps. C'est ainsi qu'à son tour, le cinéaste fait l'expérience d'une nouvelle poétique de l'espace.