Il porte un nom protestant, quelque chose comme Espérendieu, et il ne va jamais au festival, bien qu'il habite un village du Gard, à trente kilomètres d'Avignon. Il a vu seulement l'exposition Rodin, non sans déplorer la puérilité des photos de Fernand Michaud. "Un festival", dit-il, "est fait pour augmenter la quantité de plaisir de l'existence et la plaisir est un pêché, mais ce n'est pas pour cela que je n'y vais pas : je suis un mauvais protestant". Il est porté à l'auto-dénigrement."Il y a trop de spectacles off qui ne sont que des mauvais numéros de cabaret. Il y a trop de tout. C'est comme les deux cents romans qui paraissent à chaque automne ; la vie culturelle pollue la culture". Et puis, il avoue : "Je n'ai pas le sens et donc pas le goût du théâtre. De même, enfant, au lycée, après la libération, je me forçais à écouter du Bach et je méprisais mes camarades qui se passionnaient pour le jazz ; en réalité, leur goût était peut-être mauvais, mais ils avaient le sens de la musique, que je n'ai pas". "Et puis, tout le monde va au festival, c'est un must, un conformisme. Or les majorités ont toujours tort et on n'a raison que contre elles. Je travaille au CNRS et, si une poignée d'hommes cherche la vérité, c'est donc que ces autres ne l'ont pas".
"Au milieu de cette foule, j'ai des crises d'agoraphobie ; il y a six ans, aux carrières des Taillades, il m'a fallu quitter précipitamment, La Tempête de Shakespeare : j'étouffais parmi tant d'humains. Oui, je vais au concert, j'écoute Brendel jouer Beethoven à Montpellier ; mai la musique de chambre, c'est comme une religion. Et le public n'y est pas dépenaillé". La célèbre convivialité des Festivals n'est qu'une douce violence. "Tous ces festivaliers en tenue de festivals qui affichent une mine de fête... Comment peut-on avoir le coeur en fête à jours, semaines, et heures fixes ? Ils sont insincères comme la liturgie catholique". "Et ces centaines de spectacles dont deux ou trois auront du succès... Chrétiennement et politiquement, cela me serre le coeur : les comédiens vont se retrouver au chômage. Mais un pharisien en moi les plaint parce que la vie de bohème me fait peur ; par conséquent, je la blâme. Je ne suis qu'un bourgeois, je devrais m'appeler Profitendieu. Le métier de comédien me semble immoral comme au temps de Molière".
(Ce sociogramme, mini-portrait de spectateur du Festival d'Avignon, signé par l'historien Paul Veyne est extrait de l'ouvrage Avignon, le public réinventé par Emmanuel Ethis)