Lorsqu’on tente de faire de la sociologie des publics, en l’occurrence des publics du cinéma, on doit avant tout s’interroger sur ce que font les spectateurs du cinéma avec le cinéma. Pour le dire autrement il faut se demander ce qui les attache à la pratique du cinéma? Cette question, il faut le comprendre va bien au-delà des traditionnelles analyses sur les fréquentations ou sur le box office. Elle s’intéresse aux motivations profondes des individus et aspire à comprendre comment fonctionne notre relation avec le cinéma au sens le plus large du mot : cinéma en salle, cinéma en DVD, téléchargement de films, piratage, achat d’objet ou de documents relatifs au cinéma, sociabilité cinématographique. S’interroger sur ce que sera le public de demain, c’est donc se demander ce qu’est à proprement parler la «pratique du cinéma». On parle de la «pratique» d’un spectateur lorsque celui-ci fréquente le cinéma, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi que le cinéma représente quelque chose qui compte pour ce dernier, d’une manière ou d’une autre. Une pratique, c’est donc à la fois une fréquentation et une représentation. Lorsqu’on décrit un public comme occasionnel, régulier ou assidu, on dépeint, en réalité, une relation particulière au cinéma, plus ou moins distendue, plus ou moins fidèle, plus ou moins soutenue, mais qui nous laisse entrevoir comment est structuré notre désir de cinéma et par symétrie notre manque de cinéma, la manière dont le cinéma compte dans notre vie et ce que l’on est prêt à faire pour lui. La pratique du cinéma a beaucoup à voir avec la fréquentation amoureuse. Elle suppose à tous les sens du mot un «rendez-vous». On se «retrouve» pour aller au cinéma dans la «vraie vie» et Second Life aussi oblige à se fixer un rendez-vous si l’on veut y voir un film.
Comme le souligne le cinéaste iranien Abbas Kiarostami : «Assis dans une salle de cinéma, nous sommes livrés au seul endroit où nous sommes à ce point liés et séparés l’un de l’autre. C’est le miracle du rendez-vous cinématographique». La salle de cinéma est devenue, avec le temps, et à tous les sens, du mot le lieu des possibles, le rendez-vous des logiques culturelles, économiques, urbaines et sociales. La salle de cinéma, en tant qu’espace public, est traversée par ces logiques qui viennent la singulariser profondément. Et, c’est bien là un des paradoxes du cinéma : s’il se pensait comme doté d’une vocation universelle quant à sa diffusion, cette diffusion demeurait irrémédiablement une diffusion située, territorialement appropriée par des spectateurs qui vont voir un film dans «leur» cinéma. Et c’est une des raisons pour lesquelles, le mot «cinéma» a pris très vite plusieurs sens métonymiques désignant à la fois la production cinématographique et «la salle où l’on projette des films». C’est aussi une des raisons pour laquelle la salle demeure une référence qui définit la pratique de la salle comme une pratique où s’ancre la valeur de l’objet «film» auquel on a affaire. En tant qu’espace public virtuel, internet est traversé, d’une manière assez stricte, par les mêmes questions relatives aux logiques économiques, culturelles et sociales qui sont apportées par les publics qui le fréquentent et qui s’y donnent, là encore souvent "rendez-vous" et sont susceptibles de créer par ce biais des habitudes, un attachement qui va singulariser leur pratique et surtout – il faut insister sur ce point – qui va fabriquer leurs émotions et leur mémoire de spectateurs.
Au reste, ce que la sociologie des publics de cinéma nous apprend, c’est que la valeur que quelqu’un accorde à une œuvre cinématographique est très dépendante de la valeur que d’autres personnes lui accordent, sinon cette œuvre n’existe pas. Les changements technologiques qui accompagnent l’évolution des modes de fréquentation doivent être attentifs à cette donnée fondamentale, sinon les rendez-vous qu’ils soient en salles, devant un écran de télévision ou devant un écran d’ordinateur perdront leur quintessence sociale et donc le sens de cette pratique cinématographique qui ne se définit jamais par l’onanisme qu’elle revêt, mais bel et bien par le(s) partage(s) qu’elle implique. À ce titre, on peut dire et concevoir que pour perdurer, tout nouveau mode de pratique du cinéma doit continuer à se penser avant tout comme un art du «rendez-vous». Les possibilités offertes par les nouvelles technologies permettent à tous de s’approprier aisément aujourd’hui les moyens de filmer, monter des images filmées, scénarisées ou simplement captées par un téléphone portable. Si cela ne transforme pas les pratiques en elles-mêmes, cela, en revanche cela façonne le regard des spectateurs qui deviennent, de fait, des spectateurs-acteurs. Et, il ne faut pas en douter, ces phénomènes feront des publics de demain, non pas des réalisateurs, mais des experts attentifs et avertis capables de mieux voir et de mieux parler encore de leur passion qui trouve de nouvelles voies de partage comme c’est le cas, par exemple, sur Youtube. En effet, la nouvelle expertise spectatorielle permet d’exacerber, de potentialiser l’autonomie du jugement, du regard des publics et surtout des échanges qu’ils engendrent que ce soit autour de la qualité technique, de l’originalité d’une œuvre, de la force des récits qu’elle porte, de ce que ces récits disent de nous, de ce qu’ils nous apprennent de nous-même et de l’émotion qu’ils sont en mesure de susciter.
(cet article a été publié dans le quotidien Libération du mercredi 16 mai 2007 à l'occasion de l'ouverture du soixantième Festival du Film de Cannes et de sa rencontre: "Cinéma, vers le public de demain". On peut également le retrouver sur le site de Libération en cliquant ici. Merci à Jérôme Paillard et Thierry Frémaux)