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17 décembre 2006

à propos de l'ouvrage "POUR UNE PO(I)ETIQUE DU QUESTIONNAIRE EN SOCIOLOGIE DE LA CULTURE, Le spectateur imaginé"


POUR UNE PO(I)ETIQUE DU QUESTIONNAIRE EN SOCIOLOGIE DE LA CULTURE, Le spectateur imaginé
d'Emmanuel Ethis
Paris, L'Harmattan, collection Logiques Sociales, 2004
Préface de Jean-Louis Fabiani

"Ne désespérons pas de la sociologie d’enquête !

Nous vivons aujourd’hui l’épuisement d’un certain nombre des modèles culturels qui ont dominé la vie sociale en France depuis l’après-guerre, et dont la genèse est souvent plus ancienne. Ce ne sont pas seulement les formes institutionnalisées de la vie culturelle qui sont en cause, mais aussi les dispositifs techniques et idéologiques qui ont vu le développement du discours et des pratiques des sciences sociales à propos de la culture. Il n’est pas indifférent que les principes fondateurs des politiques culturelles publiques à visée à la fois encyclopédique et démocratique, telles qu’on les a connues à partir du ministère d’André Malraux, aient été ébranlés à peu près en même temps que la théorie sociologique de la légitimité culturelle. L’incertitude règne sur les fins de l’action publique en matière de culture, comme en témoignent les débats de l’été 2003 à propos des intermittents du spectacle, où l’on constate le caractère de plus en plus flou de la notion d’intérêt public dans ce domaine. Le scepticisme domine lorsqu’on rapporte, comme l’a fait régulièrement la sociologie française depuis le milieu des années soixante, des comportements culturels à des positions de classe, ou à une « formule génératrice des pratiques » selon les termes de Pierre Bourdieu. L’assurance tranquille que procure l’autorité du savoir institutionnel s’effrite. Dans une telle situation, les sociologues sont souvent tentés par la fuite en avant : l’incertitude conduit à la débâcle méthodologique et au narcissisme nihiliste. Le risque est grand alors de tout perdre en renonçant aux mérites d’une grande tradition explicative au motif que le mode de penser en termes de légitimité culturelle a perdu une bonne partie de son pouvoir de conviction.

Emmanuel Ethis a choisi une autre voie. Il a développé sa personnalité de chercheur dans un cadre particulier, celui de la Vieille Charité de Marseille : en cet endroit plutôt improbable de la France hyper-centralisée culturellement et intellectuellement, plusieurs chercheurs se sont progressivement regroupés autour de Jean-Claude Passeron, en dehors de toute unité doctrinale ou d’allégeance épistémologique, pour repenser les outils par lesquels nous rendons ordinairement compte des objets culturels. Les résultats des recherches menées dans ce magnifique cadre baroque ne correspondent pas à la volonté d’un quadrillage systématique de l’objet, pas plus qu’à un canon interprétatif : chacun y fait entendre sa voix, sans grand souci de l’amplification. D’autres chercheurs plus centraux, ou peut-être plus opportunistes, ont parlé plus fort et occupent aujourd’hui le centre de la scène sociologico-médiatique. L’histoire des sciences sociales reconnaîtra sans doute les mérites de ce moment marseillais de la sociologie française, dont Emmanuel Ethis est un beau « produit ». Il déploie aujourd’hui ses activités à l’Université d’Avignon, dans un groupe de recherche et d’enseignement sur la culture et la communication : les recherches menées en ce lieu décentralisé mais exempt de tout provincialisme attirent aujourd’hui fortement l’attention. Ce livre permettra de mieux cerner une personnalité de chercheur et un style de travail dont l’originalité est frappante. Emmanuel Ethis y prend au sérieux la dimension « fabriquée » du questionnaire, mais non au sens péjoratif de l’expression.

Au lieu de se contenter de repérer les limites ou les biais du questionnement standardisé en sciences sociales, comme le font ordinairement nombre de nos collègues, Emmanuel Ethis nous installe d’emblée dans la dimension d’un faire qui traite l’enquêté comme un acteur qui se défie, se défile et finalement adapte le questionnement à la vision qu’il a de lui-même et de sa relation à l’offre culturelle. C’est de cette inadéquation constitutive, et irréductible que part la réflexion du sociologue. « Je ne suis pas un spectateur comme les autres » lui disent les plus insolents de ses interlocuteurs : le sociologue peut ranger le filet à papillons, mais il n’a pas perdu au change. Il sait désormais empiriquement qu’il n’a jamais affaire, à Avignon, à Cannes ou ailleurs, aux fameux idiots culturels de Garfinkel, mais à des individus qui prennent position par rapport au questionnement sociologique dont ils sont l’objet et qui contribuent, dans un véritable faire ensemble, à un ébranlement des formes routinisées de l’investigation de la condition du spectateur. Nourri par des lectures philosophiques mais aussi par sa propre expérience de spectateur, comme en témoignent les nombreuses références filmiques qui rythment le texte, le retour réflexif que pratique Emmanuel Ethis dans les pages qui suivent est un témoignage convaincant du fait qu’il existe encore un véritable amour du métier de sociologue".

[extrait de la préface de Jean-Louis Fabiani, Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales]