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26 décembre 2018

LA VICTORINE, lieu de tous les possibles pour l’éducation artistique et culturelle au cinéma

Le cinéma est la pratique culturelle la plus populaire car elle est, sans doute aussi, la plus démocratique qui soit. Elle a connu dans les années 1960 un véritable âge d’or grâce aux ciné-clubs qui ont fait œuvre structurante pour diffuser une culture cinématographique tant auprès de ces passionnés qui se voient dotés de l’attribut de « cinéphiles » que de ce public l’on dote du qualificatif de « grand » du fait de la diversité sociale et générationnelle qu’il recouvre. Dès 1905, la connaissance du cinéma s’élabore d’abord via le matériel publicitaire avec lequel on faisait sa promotion aux abords des salles. Dans les années qui suivront l’avènement du cinéma parlant, ce sont les magazines plus ou moins spécialisés, les émissions de radios puis de télévision qui deviendront les supports privilégiés pour faire vivre les films hors projection. Et pour cause, à l’inverse des acteurs du cinéma muet, les stars ont désormais une voix et sont en mesure de prendre la parole. Grâce aux festivals naissants, on les redécouvre aussi en chair et en os, et plus encore, en strass et en paillettes, foulant aux pieds tapis rouges et franchissant marches et escaliers comme à Cannes, la manifestation mondiale qui va donner le ton et imposer la norme de ces rencontres. L’Olympe est à portée de mains et de regards. Le cinéma prend corps dans une nouvelle réalité palpable. Face à celles qui, apprêtées par Dior, Chanel ou Balmain, se hissent chaque soir en projection officielle, d’autres, plus dévêtues, espèrent, sous le soleil du jour, être repérées sur une plage par l’entremise d’un regard ou d’une photo flatteuse. La proximité du monde du cinéma et du monde tout court semble rendre les choses envisageables, concevables, imaginables. Mais comme le dit l’un des personnages de la Nuit américaine, « Les films sont plus harmonieux que la vie. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit. Des gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma ».La contiguïté entretenue par Cannes entre l’art et la vie n’a souvent été qu’illusion fugace. Sauf lorsque la Côte d’Azur s’envisageait d’abord comme un lieu de tournage susceptible de précipiter hasards et coïncidences. Avec les Studios de la Victorine installés à Nice, c’était le tout premier privilège concret que de posséder une usine à rêve près de chez soi afin de permettre, entre autres, à de belles histoires de naître. En faufilant la métaphore du personnage de Truffaut, le cinéma devenait une opportunité pensable car attaché à un territoire d’où l’on pouvait « prendre le train ». « Les choses s’accrochent... Comme des wagons, l’histoire avance sur ses rails, le public voyageur ne quitte pas le train, il se laisse véhiculer du point de départ au terminus et il traverse des paysages qui sont des émotions ».Si, l’on conçoit très bien que la culture cinématographique puisse s’acquérir de n’importe où, en voyant des films, en lisant livres et revues sur le cinéma, en consultant plateformes et sites consacrés au 7eart, il nous faut concevoir qu’uneéducation artistique et culturelle au cinéma, qui a la chance de se construire non loin d’un plateau de tournage ou un studio de cinéma ouvre, pour sa part, des perspectives inédites tant en termes de connaissances des métiers de l’image, qu’en termes de rencontres, mais aussi de pratiques. 

Quand la Victorine éduque la Marquise

C’est en 1939 qu’aurait dû avoir lieu la première édition du Festival de Cannes, une édition annulée alors qu’on apprend l’invasion de la Pologne par Hitler. Cette même année, celle qui trente ans plus tard deviendra l’une des héroïnes les plus populaires du cinéma français, la petite Jocelyne Mercier, voit le jour à Nice. Sa famille détient non seulement l’une des pharmacies les plus célèbres de la ville, mais également des laboratoires pharmaceutiques et cosmétiques depuis plusieurs générations. En tant que fille ainée, son destin semble donc dessiné : elle reprendra l’affaire familiale. Pourtant, enfant, elle rêve de toute autre chose. La petite Jocelyne espère, en effet, devenir danseuse, et même une danseuse étoile. C’est dans sa quinzième année qu’une opportunité professionnelle se présente à elle puisqu’elle interprétera précisément le rôle d’une danseuse dans un film de Jean Boyer J’avais 7 filles. Le film est tourné en partie aux Studios de la Victorine et Jocelyne y fera sa première grande rencontre artistique car le premier rôle du film n’est autre que Maurice Chevalier. Bien qu’elle n’ait alors qu’une seule petite prestation à son actif, Jocelyne prend confiance en elle, voit défiler tous celles et ceux qui viennent séjourner à Nice pour tourner à la Victorine, se dit que tout est possible et va opposer à sa famille un refus catégorique pour suivre les études qui auraient dû lui permettre de reprendre l’affaire familiale. À 17 ans, elle part pour Paris afin de rejoindre les Ballets de Roland Petit, puis intègre la compagnie des Ballets de la Tour Eiffel, une compagnie qui disparaitra quelques mois plus tard, faute d’argent. Jocelyne persévère dans son apprentissage artistique en suivant quelques cours d’art dramatique de Solange Sicard et tente de lancer sa carrière au théâtre cette fois. Ce n’est pourtant pas à Paris que son destin va prendre une tournure décisive, mais bien à Nice, grâce à la Victorine, même si l’actrice, lorsqu’elle se remémore son histoire, préfère placer celle-ci sous le signe du « plus pur des hasards ». Qu’importe, on sait bien que « L’adolescence ne laisse un bon souvenir qu’aux adultes ayant mauvaise mémoire ». Ce qu’écrit Jocelyne dans ses mémoires, c’est donc qu’en 1956, alors qu’elle revient chez ses parents pour les fêtes de fin d’année, elle va rencontrer dans Nice, « par le plus pur des hasards », deux personnes qui vont bouleverser sa vie : le scénariste Michel Audiard et le réalisateur Denis de la Patellière. La Victorine n’est évidemment pas étrangère à cette rencontre « fortuite ». Les deux compères s’apprêtent à y tourner Retour de manivelle, un film dans lequel il ne leur manque qu’une personne pour incarner le rôle de Jeanne, une femme de chambre, aux côtés de Michèle Morgan et Danièle Gélin. Dans un premier temps, Jocelyne va refuser cette proposition, convaincue qu’elle ne doit désormais ne se consacrer qu’à la danse. Mais son père parvient à la convaincre. Jocelyne a dix-huit ans, elle se pique au jeu du grand écran. Sa rencontre à Nice avec Michèle Morgan sera déterminante au point qu’elle lui empruntera ce prénom qui est aussi celui de sa jeune sœur décédée à l’âge de cinq ans. Jocelyne Mercier devient ainsi Michèle Mercier et va enchaîner les tournages dans le monde entier jusqu’à se voir consacrer, en 1964, par le rôle d’Angélique, Marquise des Anges comme l’une des stars les plus populaires du cinéma français, une popularité qui reste intacte à chaque rediffusion de la quadrilogie des Angélique sur le petit écran. De cet exemple, certes édifiant, qui conduisit la future Michèle Mercier de la baie des Anges à la Marquise des Anges, on entrevoit comment la Victorine ont pu jouer un rôle qui relève bien d’un parcours d’éducation artistique et culturelle pour nombre de jeunes niçois de la grande époque des studios à l’heure où l’idée même d’éducation artistique et culturelle ne figure dans aucun programme scolaire ou universitaire, à l’heure où seule l’éducation populaire, plutôt tournée vers un public d’adultes, commence à faire reconnaître l’importance de la culture comme levier majeur pour l’émancipation de tous. 

Retour de Manivelle

Depuis l’été 2016, la France a adopté sa charte de l’Éducation artistique et culturelle qui fait désormais référence et qui présente l’Éducation artistique et culturelle comme devant être accessible à tous. Cette dernière relève autant d’une éducation à l’art que d’une éducation par l’art et repose sur trois piliers fondateurs : le pilier des connaissances culturelles, le pilier des pratiques artistique et culturelle et le pilier des rencontres avec les artistes ou les acteurs du monde culturel. Or, c’est presque un paradoxe que le cinéma est à la fois la pratique culturelle la plus populaire et celle qui est sans doute la plus éloignée de ses spectateurs sur le plan artistique. En effet, les studios sont souvent une abstraction pour le public même si aujourd’hui des parcs comme Disneyland Paris en font une attraction touristique et proposent à leurs visiteurs d’approcher les modes professionnels de fabrication des films de cinéma. Il n’en reste pas moins que ces expériences sont loin d’être légion et que rares sont les lieux en France où l’on peut vivre l’expérience cinématographique en art. Rares sont les élèves qui, dans leur collège ou leur lycée, sont en mesure de se projeter dans une carrière relevant des mondes de l’image car tout aussi rares sont pour eux les occasions de rencontrer des réalisateurs, des acteurs, de se dire que ces métiers sont du ressort de professions qui pourraient leur être accessibles. Le monde du cinéma est d’ailleurs tout à fait conscient de cette distance, une distance qu’il n’a de cesse de tenter de combler en réalisant nombre de films dont le sujet cardinal est « le monde du cinéma » : Chantons sous la pluie, The Majestic, Qui veut la peau de Roger Rabbit, Les ensorcelés, Ça tourne à Manhattan, Huit et demi, Body Double, Irma Vep, Étreintes brisées, Inland Empire, Hollywood Ending, The Last Movie, Le Mépris, Je hais les acteurs, tous ces films tiennent un discours pédagogique, voire épistémologique, sur le cinéma en tentant de nous entrouvrir les coulisses des tournages de films. Mais sous doute le plus emblématique de ces films a-t-il été tourné aux studios de la Victorine et pour cause, son synopsis porte sur un réalisateur, à moitié sourd, qui tourne un film intitulé Je vous présente Pamélaaux studios de la Victorine. Le synopsis fonctionne telle une mise en abime perpétuelle sur ce qu’est le monde du cinéma, « une unanimité de façade, un univers de faux-semblants où on passe son temps à s’embrasser » comme le résume très bien la réplique d’un des personnages, la femme de Lajoie, le régisseur : « Qu’est-ce que c’est que ce cinéma ? Qu’est-ce que c’est que ce métier où tout le monde couche avec tout le monde ? Où tout le monde se tutoie, où tout le monde ment. Mais qu’est-ce que c’est ? Vous trouvez ça normal ? » D’une mise en abime sur l’art à la vie, il n’y a qu’un pas à franchir : celui de la réalité incarnée d’un studio. En restaurant les studios de la Victorine, c’est plus qu’un lieu mythique de tournage qu’on rouvre. C’est l’accès immédiat à une part du patrimoine de notre industrie culturelle, un vecteur de tous les possibles cinématographiques. Rencontres, pratiques, connaissances réunies dans un même lieu consacrera de factoles Studios de la Victorine comme un accès d’exception pour instruire des parcours d’éducation artistique et culturelle aussi inspirants qu’a pu l’être celui de Michèle Mercier pour celles et ceux qui, à Nice ou ailleurs, connaissent son histoire, car oui, comme le dit encore et toujours le réalisateur de La Nuit américaine : « la vie a beaucoup plus d’imagination que le cinéma ».

13 décembre 2018

ZONES BLANCHES : la démocratisation de l'éducation artistique et culturelle, premier outil de démocratisation de la culture sur nos territoires

Je dédicace ce texte à tous ceux qui oeuvrent chaque jour dans nos institutions et dans nos collectivités pour relever le défi d'apporter à tous nos citoyens du plus jeune au plus âgé une éducation artistique et culturelle émancipatrice, ludique et joyeuse...







Le ministère de la Culture a répertorié 86 zones dans lesquelles il y a moins d’un établissement culturel pour 10 000 habitants. Comment expliquer cette situation en France ?

La France compte à ce jour 16 500 lieux de lecture publique, 3 000 libraires, 1 500 lieux de production et d’exposition des œuvres, plus de 1 000 théâtres, plus de 5 500 écrans de cinéma, 450 conservatoires, soit près de 30 000 équipements culturels. Cependant, ces équipements n’offrent pas un véritable maillage territorial entre concentration autour des grands centres urbains ou métropolitains et abandon de territoires souvent ruraux ou montagneux plus éloignés. Au reste, si l’on imagine que « pratiquer la culture » implique une diversité de l’offre, la distance géographique d’accès à cette diversité artistique accentue encore la perception d’une inégalité des territoires qui recoupe, bien souvent, la carte des inégalités économiques, sociales ou culturelles. Ainsi, le Ministère de la Culture dépense-t-il chaque année 139 euros par habitant à Paris et en Île-de-France contre 15 euros sur le reste du territoire. Cette problématique n’est pas propre à la culture, mais concerne plus globalement la question de l’accès aux équipements et aux services tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Ce constat peut apparaître brutal, mais il mérite une analyse plus fine que celle de la simple accessibilité. Ce n’est pas parce qu’on a un opéra ou un cinéma à côté de chez soi que l’on y va nécessairement. De même, les études de fréquentation des festivals nous montrent-elles très bien comment et pourquoi des publics sont capables de faire des centaines de kilomètres pour assister à une manifestation culturelle ou à un événement artistique qui comptent pour eux. Il s’agit donc de ne pas réduire la problématique de l’accessibilité à une vision cartographique de la France de la simple distance qui nous sépare des structures.

Comment amener la culture là où se trouvent les plus démunis ?

Il y a presqu’autant de réponses que de personnes concernées. Le fait de repenser nos politiques culturelles à l’aune d’une politique de l’éducation artistique et culturelle où l’on conçoit que tous, dès le plus jeune âge, avons vocation à pratiquer l’art, à comprendre et apprécier les formes artistiques et culturelles, à rencontrer des artistes, à fréquenter des équipements culturels sans condescendance. En ce qui concerne les inégalités d’accès à la culture, le sociologue Pierre Bourdieu évoquait le fait que la plus grande inégalité ne relevait pas du « manque » ou même de la « conscience du manque », mais du « manque de la conscience du manque ». Ceci pour signifier qu’il est essentiel avant toute chose de partager une pratique, un désir, une grammaire commune de ce besoin de culture inhérent à la construction de notre identité tant intime que sociale. C’est une des raisons pour lesquels ministre de l’Éducation et ministre de la Culture marchent plus que jamais main dans la main pour mettre en œuvre sur tous les territoires la politique du « 100 % Éducation artistique et culturelle » telle qu’énoncée par le Président Macron comme pierre angulaire de son programme culturel. C’est avant tout par l’EAC que l’on pourra donner un nouvel élan à nos politiques culturelles si l’on veut qu’elles reprennent le chemin d’une démocratisation que ne se paie pas de mots.

Plus globalement, quelles sont les mesures les plus efficaces pour démocratiser la culture… une ambition déjà inscrite dans la feuille de route du premier ministère de la Culture… en 1959 !

Avant toute chose, il faut reconsidérer le sens même de ce que nous appelons la « démocratisation de la culture ». Les termes sont bien trop vagues pour définir des actions ou des mesures concrètes et la mission pourrait très vite s’apparenter au remplissage d’un tonneau des Danaïdes susceptible de ne véhiculer que déceptions ou désillusions telles qu’elles se laissent décrire sous la plume des essayistes « déclinistes » de la déploration qui font toujours l’impasse sur ce qui marche sans mettre face à face programmes espérés et réalisations concrètes. Plans Chorales, moments de lecture silencieuse, éducations à l’image, écoles, collèges et lycées au cinéma, orchestres à l’école, patrimoines de proximité, plate-forme numérique dédiée au cinéma, parcours EAC des festivals de tout type, villes et territoires 100 % EAC… Autant de mesures qui toutes entrent dans le respect de la Charte de l’Éducation artistique et culturelle portée par le Haut Conseil à l’Éducation artistique et culturelle pour libérer les imaginaires des publics d’aujourd’hui et de demain, en confiance, afin de concevoir la culture comme un droit pour tous tel que le suggère la déclaration de Fribourg sur les droits culturels de Fribourg ou plus encore l’article 31 de la Convention universelle des droits de l’enfance qui précise que nos États doivent « reconnaître à l’enfant le droit au repos et aux loisirs, de se livrer au jeu et à des activités récréatives propres à son âge et de participer librement à la vie culturelle et artistique. Qu’ils doivent respecter et favoriser le droit de l’enfant de participer pleinement à la vie culturelle et artistique et encouragent l’organisation à son intention de moyens appropriés de loisirs et d’activités récréatives, artistiques et culturelles, dans des conditions d’égalité ». Aussi s’agit-il pour notre nation de se reposer régulièrement la question à propos de ce qu’elle souhaite transmettre à sa jeunesse, des conditions de cette transmission, de comment elle assure une éducation artistique et culturelle dont chacun peut jouir à tous les sens de ce mot, et de porter à l’échelle de chaque territoire ce qui est le projet d’une culture partagée civilisation ancrée dans le progrès de sa modernité. C’est ce qui est fait aujourd’hui entre les ministères concernés par la question de l’EAC, mais aussi par un très grand nombre de collectivités engagées dans cette grande politique publique commune qui vise à atteindre le « 100 % EAC » : la démocratisation culturelle du XXIe siècle sera d'abord une démocratisation de l'éducation artistique et culturelle.

(On peut retrouver toutes ces analyses et bien plus encore dans le numéro 125 de l'Abécédaire des institutions consacré à "Culture pour tous" en cliquant ici.)

07 décembre 2018

LA VÉRISIMILITUDE DE VERNE À POPPER ou comment se rapprocher d'une vérité pourvue d'intérêt et de pertinence...


C'est en 1863 que Jules Verne propose à Hetzel, son éditeur, un petit ouvrage refusé à l'époque par ce dernier, et édité seulement depuis trois ans, Paris au XXe siècle. Celui-ci se présente comme une satire du modernisme urbain : dégradation de la langue française, artistes devenus commerçants, air pollué jusque dans les campagnes, électricité tonitruante, mécanique domestique propre à faire disparaître bibliothèques et instruments de musique, nouvelles techniques de transmission et de communication des messages, etc... Bien sûr et comme toujours, la critique de 1994 s'extasie devant les récits d'un auteur prétendu visionnaire. "Prétendu" car imaginer Verne sous les traits d'un devin miraculeux reviendrait à nier un peu vite les vertus positives inhérentes à  la description littéraire. Comme on le sait, tous les romans de Verne distillent son goût de l'énumération minutieuse. D'ailleurs comment était-il possible qu'il en fût autrement ? À l'époque où le genre n'est pas encore "routinisé", écrire un roman d'anticipation impose à son auteur une saturation d'effets de clarté monographique indispensables à la constitution d'un pacte littéraire. Et, ces fameux petits "effets de réel", sorte de marchepieds de notre imaginaire, sont si parfaitement ciselés chez Verne qu'ils continuent à se présenter comme le rivage par lequel on accoste ses récits même si aujourd'hui, le plaisir qu'on y prend est celui d'une fascination paradoxale et subtile pour une anticipation passée et donc "rétroactivée". S'il s'agit de rendre hommage au travail de Verne, c'est donc beaucoup plus à l'acuité d'observation de sa propre contemporanéïté qu'il faut s'attacher plutôt qu'à des facultés inouïes de visionnaire. En outre, le restreindre à un statut d'extralucide surdoué lui sied assez mal : si nous décidions d'en faire un décompte à l'unité, nous nous apercevrions que les succès prédictifs de Verne sont presque aussi nombreux que ses erreurs. Il n'en reste pas moins que nous autres, lecteurs contemporains, préférons conserver de nos parcours verniens un souvenir global et scintillant de justesse. Ce verdict tient sans doute au fait qu'intuitivement Verne s'est étonnement rapproché d'un certain état de notre modernité. En ce sens, Paris au XXe mérite pleinement notre émerveillement car Jules Verne s'était rarement projeter si loin dans l'avenir, le Paris de 1960. En effet, l'auteur préféra faire fonctionner ses autres oeuvres sur une anticipation plus douce d'inventions techniques obsessionnellement installées dans l'harmonie de son propre siècle. Son activité de prospection diffère en cela très peu de celle qui est, en partie, mise en oeuvre dans les mondes de la recherche.

Karl Popper a fort bien résumé cette exaltation du progrès scientifique qui passe primordialement par une posture d'observation ; son idée porte sur la quête, non de la vérité, mais d'une plus grande vérisimilitude : " La vérité en elle-même n'est pas le seul but de la science. Nous souhaitons - dit Popper - davantage que la pure et simple vérité : nous recherchons une vérité qui soit intéressante, qui soit difficile à atteindre. " La vérisimilitude vise donc à se rapprocher non d'une simple vérité, mais d'une "vérité pourvue d'intérêt et de pertinence". Ce que sous-tend Popper, c'est qu'en matière de connaissance scientifique, il vaut mieux privilégier "nettement une tentative de solution d'un problème intéressant qui consisterait à avancer une conjecture audacieuse, même (et surtout) si cette conjecture doit bientôt se révéler fausse, contre toute énumération de truismes dénués d'intérêt. […] en découvrant que la conjecture était fausse, nous aurons beaucoup appris quant à la vérité, et nous nous en serons davantage approchés". La démarche, on le voit, tranche complètement avec l'épreuve digitale de la vérité telle que la conçoivent les partisans du probabilisme. Et c'est en tant que démarche qu'il faut admettre que la quête d'une plus grande vérisimilitude ne soit pas le seul privilège des scientifiques déclarés comme tels et peut aller jusqu'à contaminer, dans la pratique, l'activité du romancier lorsqu'il s'oblige - comme Jules Verne - à faire de la description objectivée des faits. Il est une autre caractéristique dont sont dotés les objets observés, décrits et retranscrits par le chercheur ou l'écrivain et dont nous venons de parler : tous sont ancrés dans le monde réel, et sont de manière plus ou moins saillante les colporteurs des longs processus de rationalisations techniques dont ils sont les fils. Ainsi en va-t-il de Nautilus, préfiguration merveilleuse des submersibles tout comme des engins qui armeront la conquête spatiale. Néanmoins, à y regarder de plus près, le plus saisissant dans l'univers de Jules Verne n'est la place prépondérante qu'il donne aux grandes inventions, mais bien une façon dont il les intronise dans la réalité sociale de ses personnages : le coup de force de la narration vernienne est la banalisation d'idées technologiques dans le quotidien de la fin du XIXe siècle. Il faut, par exemple, souligner la fonction omniprésente des instruments de musique qui viennent emblématiquement enrichir l'environnement romanesque ; ils une manifestation supplémentaire de l'attention que Verne porte plus ou moins consciemment à l'instruction et à la compréhension fine de ce que l'on subsume dans le concept de "rationalisation technique". Guidés à tort par la seule idée de progrès technique, nous restreignons trop souvent l'histoire de nos objets technologiques à l'inventaire stérilisant des lieux où ils s'enracinent ; pour sa part, le concept de "rationalisation technique" rapporte plus justement la recherche aux conditions socio-historiques qui fondent le terrain écologique hors duquel ces objets n'auraient pu naître et s'épanouir.

La question de l'innovation technique -qu'on l'entende sous la coupe du progrès scientifique ou sous la plume de l'écrivain Verne - ne saurait donc être posée autrement que recontextualisée dans une dynamique socio-historique. Lorsque Weber parle de "facteurs climatiques", c'est pour mieux surprendre l'organisation changeante des relations sociales en tant que telles, c'est-à-dire en tant qu'animées par l'activité des individus eux-mêmes.  De la sorte l'innovation technique ou technologique n'existe pas pour elle-même ; et, toutes les productions que nous classons habituellement sous ce concept passe-partout n'ont que le nom de commun. C'est pourquoi, l'ensemble facteurs qui participent à l'écologie de l'innovation sont systématiquement à reconsidérer à travers le filtre de la relativité socio-historique qui, seule, permet d'observer comment ils pèsent de manière différentielle, et ne se reproduisent pas à l'identique. En forçant un peu le trait, on pourrait dire qu'il existe une plus forte proximité dans la démarche heuristique de l'écrivain Jules Verne et des scientifiques de son époque qu'entre les ingénieurs du début du siècle et ceux d'aujourd'hui. Une entreprise intellectuelle qui aurait pour objet d'élaborer une histoire des techniques en ne s'attachant qu'aux similitudes de surface inscrites dans les noms de métier, mettrait sans nul doute son auteur face à d'incommensurables embarras interprétatifs. Les hommes ont - on le sait - des buts, des fins, et des intentions. C'est à ce titre que l'histoire - et a fortiori - l'histoire des techniques ne saurait se penser comme une histoire naturelle. En effet, les productions, les fins et les intentions humaines sont aussi et surtout les héritières de socialisation bien particulières où se jouent et se déjouent le transfert des longs processus de rationalisation dont nous parlions plus haut. Ainsi, si l'on s'essaie à comparer, non sans violence, les inventions verniennes, que l'histoire a techniquement entérinées, aux productions issues de la révolution des nouvelles technologies de l'information et de la communication, on s'apercevra combien il est difficile d'y retrouver les traces d'une quelconque filiation : là où Jules Verne observe le réel pour y puiser et y installer des objets fictionnels imaginaires, les nouvelles technologies de l'information et de la communication - qui sont en grande part le fruit du travail d'ingénieurs et non le résultat d'une application scientifique - ont été inspirées majoritairement d'univers imaginaires, entre autre ceux de la science-fiction des années 40-70. En d'autres mots, ce que nous tentons de mettre en évidence ici, c'est l'importance cruciale et croisée de deux critères discriminants dans le processus d'innovation ou d'invention : l'environnement culturel d'origine et la conduite heuristique propre à un corps professionnel, celui des ingénieurs d’aujourd’hui plus enclins à forger le sens de l’innovation en s’appuyant sur l’imaginaire de leur enfance que sur l’observation stricte d’un réel performé. Il faut voir là un autre sens de l'inspiration qui devrait diffuser pour comprendre le sens de chacun de nos gestes professionnels et l'imaginaire même de nos institutions latentes.

01 novembre 2018

FOREVER, 1914-1918 : une génération pas encore tout à fait perdue

1914. Début de la Grande Guerre. Dans toutes les villes et villages de France, on s'interroge sur ceux qui seront mobilisés et pour quoi faire. Les pères, les fils,... Mon arrière-grand-père va intégrer les cuisines dans une caserne loin du front. En revanche, son fils ainé, mon grand-père, Robert, va partir à tout juste dix-huit ans, avec quatre autres camarades de son village - Gisors en Haute-Normandie dans l'Eure - au plus près des champs de bataille. Quatre longues, très longues années, dans les tranchées, dans la boue, défiguration de notre pays qui va ressembler à une terre qui n'aurait jamais connu autre chose qu'une pluie grasse et dévastatrice. Novembre 1918. L'armistice arrive enfin. Il est signé à Rethondes dans l'Oise. Alors commence la démobilisation. Une démobilisation qui va durer des mois, interminables eux aussi. Mon grand-père va patienter jusqu'à atteindre ses quatre-vingt trois ans avant de coucher sur le papier ce qu'il considérera comme "son" devoir de mémoire. Il y relate sur dix-neuf pages cette triste période de sa vie, ses moments d'espoirs, ses bons et ses mauvais souvenirs en passant - précise-t-il - sur les trop mauvais. Le soldat de deuxième classe en appelle au respect des générations à venir vis à vis de ces jeunes poilus à qui on a demandé de prendre les armes pour défendre une certaine idée de la nation, du territoire, de la culture commune. À son retour au village, désocialisé, encore sous le coup de la terreur des combats qui ont fait de lui, non pas un homme courageux, mais un homme qui a compris aussi ce qu'est la lâcheté, il réalise qu'il est le seul de ses camarades à être rentré. Jeunesse éradiquée...

Le film de Nick Willing Forever (Photographing Fairies) sorti en Angleterre en 1997 et inspiré du roman de Steve Szilagyi raconte l'histoire vraie d'un de ces photographes qui, au moment de la Grande Guerre, "reconstituaient" les photos de ces familles décomposées par la mort de ces fils qui ne sont jamais revenus. Photos montages donc, où la famille se rassemble autour d'un figurant d'une corpulence identique au fils défunt, mais habillé avec son uniforme. Une fois le cliché réalisé, on découpe la tête de ce drôle d'artiste de complément et on lui substitue celle d'une photo plus ancienne du fils disparu. Surgit alors l'illusion d'une photo de famille réunie une dernière fois autour de l'enfant chéri en guise d'ultime souvenir. Drôle de jeu d'images rarement analysé et qui pourtant interroge sur la force de l'icône, sur le visible, l'invisible, sur ce que l'on peut voir, ce que l'on veut voir. L'art est l'illusion. Naissance d'une persistance des liens dans les yeux d'une société en reconstruction. Le livre comme le film vont interroger avec une grande sensibilité ce que sont les possibilités réelles d'un appareil photo pour apporter une preuve de l'existence de la vie, du perceptible. Et si l'on pouvait saisir ce que nos yeux eux-mêmes ont du mal à fixer. Et si l'on apportait là des preuves de royaumes parallèles. Il n'est pas étonnant anthropologiquement qu'au moment même où la jeunesse est fauchée comme jamais elle ne l'a été, l'on s'interroge sur la manière de continuer à la faire exister en images. Une manière de lui réaffirmer qu'elle nous manque, que l'on tient à elle, y compris dans l'au-delà. C'est avant tout ce qu'il faut comprendre dans l'affaire des fées de Cottingley où l'on se demande si l'invention de cette nouvelle technologie de l'image - la photo - va permettre de distinguer les fées que seuls quelques voyants pouvaient entrevoir jusqu'alors. Le père de Sherlock Holmes, Sir Arthur Conan Doyle, tiendra à l'époque nombre de conférences et de débats sur le sujet.

Il y a quelques temps, un étudiant, croisé dans une conférence sur le cinéma à propos de ce que les films trahissent de nos représentations, m'a posé une question qui m'a bouleversé tant par sa lucidité simple que par son ambition problématique : "Dites Monsieur Ethis, en tant que sociologue de la culture, savez-vous pourquoi j'ai la sensation que nous les jeunes, on n'a pas vraiment de place dans les représentations de la France d'aujourd'hui, ce qui est paradoxal, car on a, a contrario, le sentiment de coûter cher, très cher à notre pays, un peu comme si l'on souhaitait racheter indirectement, via une contrepartie étrange, le fait que l'on apparaisse nulle part ?" Oui, je crois que le sentiment de ce jeune homme posait bien le débat. Il est des générations qui ont tout fait pour que leur jeunesse soit parfois désespérément présente sur la photo de famille comme le montre si bien le film Forever. La perte, l'absence qui irriguent un territoire qui a connu deux guerres mondiales successives ont conduit le territoire en question à se reconstruire avec ce terrible sentiment de l'absence et de la perte. Les Trente glorieuses ont porté avec force la conviction qu'il s'agissait de se refondre sur les valeurs du progrès et de l'insouciance sociale et culturelle où l'on n'avait de cesse de rêver à ce que serait l'an 2000. La jeunesse de 1968, une jeunesse étudiante, a exalté ces valeurs jusqu'à les confisquer pour elle seule. Oui, Chers étudiants d'aujourd'hui, vous n'êtes plus sur la photo de famille et pour cause : si la jeunesse de 1968 et des années qui l'ont suivi et qui a entre 55 et 65 ans reconnaissait votre place, elle serait obligée de renoncer à ce dopage inouï qui l'entretient dans un drôle de climax, celui de l'éternelle jeunesse. Oui, la transmission n'a pas eu lieu pour déposer une réelle confiance entre vos mains par défiance, par peur sans doute de perdre quelque chose. On cherche parfois les raisons sociologiques de la crise morale que nous semblons vivre. Je suis persuadé, l'âme désarmée, qu'elle résulte avant tout de la confiscation plus ou moins consciente de la reconnaissance en ce que peut porter avec force et espoir toute nouvelle génération en actes. Une récente enquête montre que les ouvrages les plus vendus dans les kiosques des gares de France sont tous ceux qui proposent sur leur couverture des promesses du type : "maîtrisez vos gestes", "obtenez ce que vous voulez d'autrui", "petit traité de manipulation", "les clefs de la réussite dans le contrôle d'autrui". J'ai vraiment envie de continuer de réfléchir avec cet étudiant sur l'état d'une société qui a substitué par le projet paranoïaque d'un autrui-manipulé(lable) au projet magnifique d'un vivre et d'un penser ensemble, un projet qui rendrait fier - je l'espère - mon cher grand-père disparu depuis 18 ans maintenant. Le temps d'une autre génération...

Je dédie ce texte à Robert Ethis, soldat de deuxième classe, 28ième Régiment d'Infanterie, mon grand-père

STAR WARS VIII : Les Derniers Jedi, que la force soit (enfin) avec nous…


La plus grande surprise du dernier opus de la saga cinématographique Star Wars ne figure pas dans le scénario. Elle restera invisible sur les écrans de cinéma. Elle ne comptera pas non plus au menu des futurs bonus et suppléments qui accompagneront le film lorsqu’il aura terminé son exploitation en salles… En effet, la plus grande surprise des Derniers Jedi est celle que nous ont réservée quelques milliers de fans autodésignés comme «puristes», des fans terriblement déçus, des fans prêts à signer une pétition pour demander le retrait pur et simple de l’épisode VIII afin, déclarent-ils, de le refaire de manière plus conforme à l’esprit des Jedi, ce que stipule sans détour leur manifeste : « Star Wars has long been a story about two things, the Jedi and Luke Skywalker. After over 260 novels where we could follow the adventures of that great hero you, the Walt Disney Company decided to strike all of that from the official canon and wiped out three decades of lore. We were excited to see Episode VII to see how our heroes lives turned out since you took away what we knew. We saw the death of Han Solo, we saw less than a minute of Luke Skywalker. Episode VIII was a travesty. It completely destroyed the legacy of Luke Skywalker and the Jedi. It destroyed the very reasons most of us, as fans, liked Star Wars. This can be fixed. Just as you wiped out 30 years of stories, we ask you to wipe out one more, the Last Jedi. Remove it from canon, push back Episode IX and re-make Episode VIII properly to redeem Luke Skywalker's legacy, integrity, and character. We stuck by you when you did things that hurt us before, so we ask you now, please don't let this film stand. Don't do this to us. Don't take something so many of us loved so much and destroy it like this. Let us keep our heroes. » Comme pour conforter la réaction de ces fans, l’acteur Mark Hamill, interprète de Luke Skywalker affirme ne plus se reconnaître dans le personnage du dernier épisode : « Luke était tellement optimiste, plein d’espoir et d’énergie. Et là il est vraiment au fond du trou, je ne m’y attendais vraiment pas. Je l’ai dit à Rian (le réalisateur) : Les Jedi n’abandonnent pas. Même s’il a un problème, il prendrait peut-être un an pour essayer de s’en sortir, mais s’il a fait une erreur, il essayerait de la corriger. Donc sur ce point, nous avions des points de vue fondamentalement différents ». D’après le Huffington Post, c’est une réplique du film qui a cristallisé tous les attendus de la fracture entre les concepteurs des Derniers Jedi, Mark Hamill et une partie de son public : « Il est temps pour les Jedi de disparaître. » Et l’acteur de poursuivre « Luke ne dirait jamais ça, en tout cas, dans le Star Wars de George Lucas. Là, c’est la nouvelle génération de Star Wars. J’ai presque dû imaginer que c’était un nouveau personnage, peut-être que c’est Jake Skywalker. Mais ce n’est pas mon Luke Skywalker ». 

Pour le sociologue du cinéma, ces manifestations extrêmes de certains fans, tout comme celle de l’interprète majeur du film, présentent l’avantage évident de rendre visible ce qui, en général, ne l’est pas : les charnières huilées et sensibles, liaisons pivots sur lesquelles s’articulent les horizons d’attente des spectateurs et les horizons cinématographiques et créatifs d’une œuvre. Ces charnières ont cessé d’être invisibles le jour où Hollywood a commencé à inventer des suites à une œuvre qui avait rencontré un succès majeur auprès d’un public mondial. De la Fiancée de Frankenstein aux Dents de la Mer 2, du Parrain 2 à la Dernière Croisade d’Indiana Jones, les suites ont forcé le regard des spectateurs à jouer la comparaison avec l’œuvre originelle, à ne plus juger un film pour lui même, mais à frotter son esprit et sa sagacité critiques à l’idée même de ce que signifie une création, un auteur, et, par extension, à la nature profonde de ce qui "fait œuvre" dans une œuvre et de ce que sont les canons et les référents dont elle devient la matrice. La matrice de Star Wars, c’est, le rôle qu’endosse dans la narration le concept bifacial de «Force». À la fois concret, métaphorique, mais aussi spirituel ce concept est définitoire des choix et de la détermination des Jedi ou de leurs adversaires toujours en passe de basculer tantôt du côté lumineux tant du côté obscur de la Force. Mais, ce qui est plus intéressant encore, c’est la manière dont ce concept agissant constitue un lien véritable avec les publics de la saga au point de fonctionner avec les attributs d’un néopaganisme dont la synthèse serait inscrite dans le «code Jedi», une sorte de bible fictionnelle et pragmatique à laquelle référer chacune de nos actions, devenues en quelque sorte des actions « interprétables ». La question que posent aujourd’hui les manifestations de fans ou de l’acteur Hamill se trouve, à dire vrai, dans le prolongement de cette « Force » dont les uns et les autres seraient investis au point de se sentir plus forts encore que le réalisateur de l’œuvre elle-même pensant avoir le pouvoir de disqualifier un chapitre dans lequel ils ne se reconnaîtraient pas. À nouveaux frais et en l’absence de George Lucas, l’auteur «source» de Star Wars, l’épisode VIII s’impose sans conteste comme celui qui signe les questions philosophiques les plus profondes de l’univers Star Wars. Tel un Platon qui préconisait de brûler ses textes au prétexte que le discours pouvait s’en aller «rouler de droite et de gauche [ne sachant pas] quels sont ceux à qui justement il doit ou non s’adresser», Maître Yoda conseille à Luke Skywalker de laisser le code Jedi se consumer dans les flammes d’un tronc ardent rappelant ainsi à son ancien apprenti – incapable de s’affranchir de ce statut en restant hors du monde – qu’il ne sert à rien de conserver ledit code tel une relique dont les interprétations ne sauraient, au demeurant, être univoques sauf à ne les comprendre que chaussé des lunettes d'un reclus.


Malgré eux, le réalisateur Rian Johnson, tout comme les fans qui décrient son film, expriment la même chose : la disparition de l’auteur. À sa façon c’est ce qu’écrivait Roland Barthes dans le Plaisir du texte : «comme institution, l’auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ; dépossédée, elle n’exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l’histoire littéraire, l’enseignement, l’opinion avaient à charge d’établir et de renouveler le récit». Ce qui s’incarne néanmoins dans le film de Rian Johnson, comme dans les pétitions qu’il engendre, c’est, d’une certaine façon, la manière dont les uns et les autres continuent à désirer l’auteur. Nous ne saurions contempler Star Wars comme s’il s’agissait d’un film sans auteur. De même, les héros de la saga ne sauraient commettre d’actes sans sagesse, ou faire preuve de sagesse sans héroïsme ; c’est bien ce que nous laisse entrevoir ce dernier opus, car chaque fois que c’est le cas, c’est leur propre disparition — notre propre disparition – qui s’instruit, dans les faits. Chef d’œuvre hors pair pour beaucoup, catastrophe hors sol pour de soi-disant puristes, les Derniers Jedi composent, à y regarder de près, une prodigieuse mise en abyme qui, à l'image de chaque épisode des autres trilogies, aspire à tenir un discours lumineux sur notre propre contemporanéité. Celui de l’épisode VIII est de nous confier, sans «forcer», cette idée infiniment précieuse selon laquelle c’est en chacun de nous qu’il faut désormais chercher la vérité, se donner le temps utile pour la trouver et de le faire à distance de tous ces épigones qui prétendent détenir la vérité à notre place en nous entretenant dans l’idée – c’est là la malice des faux prophètes  — qu’elle serait une et univoque, et, en définitive, de nous permettre de comprendre, en confiance, que les derniers Jedi sont bel et bien assis en face de l’écran !

01 octobre 2018

EN ATTENDANT LE PASS CULTURE... (extrait de l'entretien avec Clarisse Fabre du Monde - juillet 2017)

Du futur « passe culture », annoncé par Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle et validé par le premier ministre, Edouard Philippe, lors de son discours de politique générale à l’Assemblée nationale, le 4 juillet, on ne sait pour l’instant que peu de chose : un crédit de 500 euros serait alloué aux jeunes pour des sorties culturelles et le passe serait accessible par le biais d’une application sur smartphone. En attendant le « passe » du président, on peut déjà se pencher sur le « patch culture » d’Avignon. Mis en œuvre à la rentrée 2010, ce dispositif est le fruit des travaux de deux sociologues, Emmanuel Ethis, alors président de l’université d’Avignon et des pays de Vaucluse (2007-2015) et actuellement président du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, et Damien Malinas, vice-président de l’université. « La période de la vie étudiante est le point aveugle des politiques culturelles, mis à part les tarifs réduits pour les jeunes.  De plus, se pose un problème de pouvoir d’achat : une fois que les jeunes ont payé leurs études et leur logement, il ne leur reste en moyenne que 5 ou 7 euros par mois pour les sorties culturelles », explique Emmanuel Ethis. D’où l’idée de négocier avec les lieux culturels un tarif unique de 5 euros.

Sept ans ont passé. Et sur les 7 000 étudiants de l’université d’Avignon, environ 1 500 sont désormais « patchés ». La part des boursiers patchés correspond à celle de la totalité des étudiants, entre 46 % et 53 %. Le patch a été conçu pour être largement accessible : à chaque rentrée, les étudiants de l’université d’Avignon reçoivent un agenda à spirales, dans lequel est insérée la carte du « patch culture », détachable. Celle-ci doit simplement être munie d’une photo d’identité et tamponnée à l’accueil de l’université ; surtout, elle n’est pas payante comme c’est souvent le cas des « passes culture » pour les étudiants dans les grandes villes. « L’idée n’est pas de sélectionner quelques partenaires et de trouver un budget. Sinon on serait dans la prescription. Et une fois que le budget est épuisé, il y a le risque que les élus disent stop. Ils auraient presque intérêt à ce que le passe ne marche pas ! », indique Damien Malinas. « Notre objectif est que tous les lieux intègrent ce tarif réduit de 5 euros dans leur économie. Ensuite, le jeune fait sa programmation. S’il décide d’aller voir un duo comique bébête, c’est son choix », ajoute-t-il. Une soixantaine de lieux sont aujourd’hui partenaires du « patch » d’Avignon : le Festival « in » et « off », des théâtres, des salles de concerts, la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, l’Opéra, le cinéma Pathé Cap Sud mais aussi les salles art et essai de l’Utopia. Enfin, quelques restaurants et snacks : « Car on a des étudiants qui vont de leur chambre à la salle de cours, et c’est tout. Il faut déjà les faire sortir », observe Damien Malinas. Vingt-cinq lieux appliquent le tarif à 5 euros de façon illimitée, les autres une seule fois pendant l’année. Le « in » d’Avignon propose une formule à part : le Festival a un contingent de 120 places à 5 euros, réparties sur huit spectacles. En 2017, tout a été vendu. À l’Opéra, l’étudiant « patché » se retrouvait, cette année, au deuxième balcon pour 5 euros – et le contingent de places va s’agrandir, de 160 places en 2016-2017 à 522 pour 2017-2018.
Margaux, qui va terminer dans un an son master sur les publics de la culture à l’université d’Avignon, a pu aller écouter Doc Gyneco pour 5 euros au Paloma, scène de musiques actuelles de Nîmes. Mais elle reconnaît qu’elle fait partie des jeunes déjà sensibilisés à la culture. Axel, qui entre en troisième année d’administration économique et sociale, l’est moins. « Je n’avais pas vraiment de pratique culturelle, et grâce au patch j’ai découvert l’opéra, dit-il. J’y suis retourné plusieurs fois. » Clément, étudiant en droit, est boursier sur critères sociaux, ainsi qu’au mérite, avec un bac mention très bien. « J’avais une pratique culturelle avant 18 ans, mais ensuite les prix augmentent. Avec le patch, j’ai découvert les concerts de musiques improvisées. » Il y a, bien sûr, des sceptiques. Comme ce jeune homme qui a dit à un professeur : « Vous me dites d’aller au théâtre, mais moi je ne rentre même pas en boîte de nuit… »
On peut consulter en cliquant ici le petit film ludique de promotion du Patch Culture de l'Université.

31 juillet 2018

LE CHAGRIN DES FILLES DE BUENOS AIRES

Quelques mois avant sa mort, le sémiologue argentin Luis J. Prieto avait souhaité donner une série de conférences afin de présenter une vision ultime et épurée de sa recherche et des obsessions signifiantes qui l’avaient poursuivi toute sa vie et qu’il lui fallait désormais transmettre, comme une nécessité. Ce fût une chance de faire partie de l’assemblée de ses derniers auditeurs mais surtout de pouvoir échanger avec lui à l’issue de son ultime conférence à propos de toutes ces déceptions engendrées par ce que je rassemblais, faute de mieux, sous la catégorie « imperfections des récompenses ». « Vous voyez – me dit-il – , vos imperfections des récompenses me rappellent cette histoire qu’on raconte à Buenos Aires à propos des filles et des marins. Lorsque les beaux marins qui ont navigué pendant des mois rentrent au port après leur périple, ils n’ont qu’un désir, aller retrouver les filles, impatientes, qui les attendent, histoire de prendre du bon temps… Ah cette expression « prendre du bon temps » !… Les filles font mine de tomber amoureuses et parfois elles tombent vraiment amoureuses de leurs marins. Mais la vocation des marins est de reprendre la mer. Elles le savent. Alors les filles sont tristes et souvent elles pleurent durant la dernière nuit qui les sépare du départ de leur amant d’escale. Alors les marins tentent de les consoler : « ne t’en fais pas muchacha la nuit est longue ! Arrête de pleurer ! Profitons des dernières heures qui nous restent » Piètre consolation en réalité et croyez bien que moi je suis du côté des filles qui ont raison de pleurer car peu importe que la nuit soit courte ou soit longue, la seule chose qui compte vraiment c’est qu’elle se termine. C’est cela le véritable trait pertinent de l’histoire. Vos « imperfections des récompenses », les filles de Buenos Aires l’éprouvent chaque fois qu’elles pleurent durant leur dernière nuit avec les marins de leur cœur. Et, comme l’écrivit avec tant de justesse Stig Dagerman, leur besoin de consolation, notre besoin de consolation, est impossible à rassasier. 

Vous savez, il n’est pas simple de comprendre comment seule l’expérience acquise par la pratique aiguille la pertinence des choses que nous vivons, le sens des situations sociales qui sont toutes des mises en situation de communication. J’ai une affection particulière – poursuit Prieto avec un sourire malicieux - pour le meilleur sémiologue de la littérature occidentale, je parle du professeur Tournesol, ce personnage que l’on trouve dans Tintin et qui, agitant son pendule ou agité par celui-ci – je n’ai jamais très bien su -, répète inlassablement qu’il faut chercher « un peu plus à l’Ouest ». Cette expression excelle de sagesse car elle est une invitation à rechercher sans relâche le trait pertinent et le bon pour comprendre le monde en faisant un pas de côté face à ce que l’on prend avec trop de facilité comme allant de soi, comme évident ou cohérent, comme ne pouvant être autrement. Ce n’est pas simple d’interpréter les signes. La pratique, il n’y a que la pratique

Observez. Quand vous êtes dans un bar, qu’il y a un immense brouhaha et que vous désirez reprendre un Perrier. Le serveur a beau être loin, il vous suffit de tendre à bout de bras votre bouteille vide pour qu’ipso facto, il vous en rapporte une autre. Réfléchissez un instant au raffinement du mécanisme de cette communication qu’on aurait bien du mal à faire entrer dans l’espace théorique de la sémiologie si l’on ne prend pas le parti de dire avant tout que l’agitation de la bouteille vide suffit à embrayer sur l’action qui suit car nos deux interlocuteurs partagent l’un et l’autre la culture des bars. Imaginez maintenant que le serveur ramène une Orangina à la place du Perrier et vous comprendrez que le trait pertinent, c’est bien la bouteille agitée. Mais soyez attentif à ce qui va suivre. Certains vont renvoyer l’Orangina, prétextant une erreur d’interprétation du serveur. Pas de discussion. D’autres vont conserver l’Orangina. Cette petite bouteille conservée par le client qui voulait autre va alors – c’est là que les choses deviennent intéressantes – ouvrir sur des justifications de toute sorte : ça changera ; j’ai préféré la garder sinon c’est vingt minutes avant d’être servi ; oh tu sais, j’avais besoin d’un peu de sucre là ; il est sympa ce serveur et je suis certain que s’il la ramène il risque de se faire rabroué par son patron qui n’a pas l’air commode ; comment a-t-il deviné que c’était ma boisson préférée quand j’étais ado ? C’est moi qui ait dû trop agité le Perrier et il a cru que je voulais une Orangina, tu sais, à cause de la pub, Orangina, secouez-moi, tu ne te souviens pas ? Les bouteilles se ressemblent au fond, surtout quand on est loin ; tu sais que c’est ce que je voulais commander en arrivant, c’est un signe ; tout est comme ça depuis ce matin, c’est pas mon jour, mais je fais avec,...  Vous voyez combien que ce que fait naître l’imprévu doit en réalité retenir toute votre attention, c’est là que les choses se passent désormais, tout cela parce que la pertinence a changé de camp en changeant de bouteille. Mon Orangina entre bien dans votre catégorie des «récompenses imparfaites» et prend la main sur tout le reste. Elle est devenue le trait pertinent et oui, il va falloir « composer avec ». Selon la manière dont on embraye parmi les exemples courants que je viens de vous donner, vous voyez bien qu’on est amené à produire une information qui décrit quelque chose de vous, de très profond en réalité alors même qu’on part d’une situation on ne peut plus légère. On tente, bon an mal an, de reprendre ce qu’on pense être le contrôle, le cours normal des choses. Je dois vous confier que j’aime vraiment bien vos « récompenses imparfaites » car elles sont le pendant sociologique de mes traits pertinents de vieux sémiologue et pour tout dire, si je devais parler en philosophe, je pense que ce sont elles qui, en toute discrétion, régissent le monde d’aujourd’hui. Pour le discerner, il ne suffit pas d’observer, il faut cultiver le regard vers l’Ouest, vous voyez, un peu plus à l’Ouest, c’est ainsi que vous comprendrez vraiment le chagrin des filles du port de Buenos Aires»

30 juillet 2018

L'IMPERFECTION DES RÉCOMPENSES

Même si nous ne le formulons pas de la même manière, nous avons tous plus ou moins conscience de l’accord tacite qui nous relie les uns et les autres : la promesse des grandes et des petites récompenses qui jalonnent nos vies. Ces promesses et ces récompenses n’ont d’autre utilité que de distiller en chacun d’entre nous l’idée que chaque aboutissement plus ou moins ritualisé, chaque reconnaissance objectivée avec plus ou moins d’éclat, contribuent à entretenir un certain ordre social, à la fois hiérarchisé et partagé, ce qui, à bien des égards, relève presque d’une gageure existentielle. Nous intériorisons cet ordre social de promesses en récompenses, de récompenses en promesses. Dans cette alternance, se dessinent nos horizons d’attentes. Et, bien qu’ils soient le produit de nos abstractions personnelles, nous n’atteignons jamais ces horizons. Heureusement, les promesses et les récompenses, sécrétées au fil des jours, nous aident à façonner nos réalités en des destins qui tendent vers ces horizons, et ce, en nous procurant assez de matière sur mesure pour nous raconter nous-mêmes, comme n’importe quel autre, du moins en théorie. Car, là où les promesses nous apparaissent sous la forme d’idéaux ou d’utopies, nos récompenses, parce qu’elles sont concrètes, ne nous offrent, en définitive, que des satisfactions dissimulant comme le compte à rebours de leur péremption, ou pour le dire autrement, des imperfections latentes. 

Ce bac obtenu sans la mention espérée, cette augmentation de salaire à peine satisfaisante, cette guérison totale susceptible de laisser néanmoins quelques séquelles apparentes, ce trophée plaqué or que vous pensiez vraiment en or massif, votre mariage où, pour d’incompréhensibles raisons, votre seul véritable ami n’a pu assister, ce dernier épisode de l’ultime saison de votre série TV préférée où les réponses que vous attendiez ne sont pas à la hauteur de votre imagination, ce dernier concert de votre idole gâché par la qualité d’un son de guitare électrique omniprésent et par trop saturé, ces retrouvailles avec vos amis d’enfance qui vous ont fait réaliser que vous aviez vieilli plus que vous ne l’imaginiez, cette surprise programmée de longue date avec grand soin mais dont l’effet est resté bien en-deçà de vos espérances, ce tour de magie dont vous aviez compris la chute une seconde à peine avant qu’il ne s’achève, ce voyage dont vous rêviez gâché par une douleur soudaine et lancinante juste avant le départ,  cet étudiant tout au fond de l’amphi là-haut à droite qui est demeuré indifférent à ce qui était sans doute votre meilleur cours à en croire l’enthousiasme du reste de l’assemblée, ce cadeau de Noël qu’on vous offre deux années de suite avec la même candeur, cette seule et unique toute petite critique négative glissée parmi les dizaines d’autres, élogieuses, que votre dernier ouvrage a suscité, cette « première fois » décevante tout comme cette deuxième dénuée de la charge émotionnelle si puissante que vous aviez placée dans la première, cette opération de chirurgie esthétique qui, en effaçant vos rides, a également gommé un part congrue de ce qui faisait votre expressivité, ce gâteau d’anniversaire qui bien que respectant à la lettre la recette que suivait votre mère ne parvient pas pour autant à vous procurer l’effet « madeleine de Proust » tant attendu …

La plupart du temps, nous préférons embellir nos récits de vie pour oublier ou pour faire oublier cette part d’imperfection qui s’est immiscée à notre insu dans ce qui aurait dû n’être que des moments et des événements sociaux de plénitude. Il faut, en général, une véritable prise de distance pour faire ce retour sur soi qui permet de restituer la juste place de ces éléments biographiques embarqués en passagers clandestins. Et pour cause, lorsqu’on les vit en pratique, ces imperfections des récompenses font toujours perdre un peu de cohérence au couple « promesse-récompense » et ne nous semblent pas vraiment contribuer comme nous l’aurions souhaité à l’harmonie de la séquence biographique dans laquelle ils interviennent. Elles éraillent cette représentation commune de l’existence, cette illusion rhétorique que l’on somme de faire sens tout de suite, pour introduire du discontinu, de l’aléatoire, de l’incertain, de l’imprévu ou du « piment » tel qu’a posteriori on se plait à les qualifier parfois. Même le bon sens populaire dispose de ces expressions sur mesure nous faire accepter les imperfections des récompenses et tenter d’en contenir les effets : « faute de grives, on mange des merles », « faute de pain, on mange de la galette », « quand le poisson manque, l’écrevisse est un poisson ». Il nous arrive même de croire à nos propres fables, à l’image du Renard de La Fontaine, lorsqu’affamés, nous ne parvenons pas à atteindre ces raisins situés trop en haut de la treille, nous déclarons « Ils sont trop verts et bons pour les goujats ». À défaut de mieux, il s’agirait donc de se contenter de ce que l’on a. Mais nous ne nous en contentons pas, preuve en est, La Fontaine conclut cette fable-là, non par une pirouette moralisatrice comme on tend trop souvent à le croire, mais par une interrogation ironique visant à comprendre le biais par lequel notre Renard justifie son échec :« Fit-il pas mieux que de se plaindre ? ». Ces plaintes ont leur utilité. Elles évitent de perdre la face nous permettant, pour un moment, de dissimuler aux yeux des autres compatissants l’imperfection de ce qui aurait dû être une récompense. En mettant du vraisemblable à la place du vrai, nous y voyons notre intérêt. Pour un moment seulement. 

27 juillet 2018

LE LIVRE QUI A CHANGÉ MA VIE : LA DISTINCTION de Pierre Bourdieu, interview donnée à l'Obs (n°2803 du 26 juillet 2018 et réalisé par Audrey Cerdan)

J’ai découvert Pierre Bourdieu à 23 ans. Après une première vie comme chef de chantier dans le bâtiment, je reprenais mes études. La lecture de “La Distinction” me fait l’effet d’une révélation. Soudain, les ficelles d’une sorte de grand complot social se dévoile et prend forme au fil des pages. Je comprends que les stratégies culturelles, les goûts, sont aussi des expressions de la domination sociale. Ce livre est un générateur de lucidité. Et aussi synonyme d'une prise de pouvoir : comme Bourdieu, j’ai des origines sociales modestes ; et comme lui, c’est par la sociologie que je vais avoir la sensation de reprendre le contrôle de ce qui façonne ma vie depuis l’enfance. Quelques années plus tard, je commence ma thèse sous la direction de son proche collègue, Jean-Claude Passeron. C’est dire si ce livre a eu du sens dans ma vie. Mais aujourd’hui, mon regard a évolué. Je perçois presque Bourdieu comme une lecture d’adolescence, c’est important les lectures d’adolescence : sa vision très déterministe est une porte d’entrée formidable dans la sociologie à un jeune âge, parce que c’est une mécanique imparable, jouissive. Mais j’y lis aussi une forme de tristesse, de mélancolie, une sensation d’enfermement, voire de fatalité : nous aurions des pratiques culturelles déterminées par notre trajectoire sociale, faisant de nous des gens d’une grande banalité. Il faut s’empresser de construire sur la fondation que propose Bourdieu. Pouvoir le lire à 20 ans, pour mieux s’en détacher ensuite. Comprendre surtout que grâce à l’éducation et la culture, toutes les émancipations sont toujours possibles.