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31 juillet 2018

LE CHAGRIN DES FILLES DE BUENOS AIRES

Quelques mois avant sa mort, le sémiologue argentin Luis J. Prieto avait souhaité donner une série de conférences afin de présenter une vision ultime et épurée de sa recherche et des obsessions signifiantes qui l’avaient poursuivi toute sa vie et qu’il lui fallait désormais transmettre, comme une nécessité. Ce fût une chance de faire partie de l’assemblée de ses derniers auditeurs mais surtout de pouvoir échanger avec lui à l’issue de son ultime conférence à propos de toutes ces déceptions engendrées par ce que je rassemblais, faute de mieux, sous la catégorie « imperfections des récompenses ». « Vous voyez – me dit-il – , vos imperfections des récompenses me rappellent cette histoire qu’on raconte à Buenos Aires à propos des filles et des marins. Lorsque les beaux marins qui ont navigué pendant des mois rentrent au port après leur périple, ils n’ont qu’un désir, aller retrouver les filles, impatientes, qui les attendent, histoire de prendre du bon temps… Ah cette expression « prendre du bon temps » !… Les filles font mine de tomber amoureuses et parfois elles tombent vraiment amoureuses de leurs marins. Mais la vocation des marins est de reprendre la mer. Elles le savent. Alors les filles sont tristes et souvent elles pleurent durant la dernière nuit qui les sépare du départ de leur amant d’escale. Alors les marins tentent de les consoler : « ne t’en fais pas muchacha la nuit est longue ! Arrête de pleurer ! Profitons des dernières heures qui nous restent » Piètre consolation en réalité et croyez bien que moi je suis du côté des filles qui ont raison de pleurer car peu importe que la nuit soit courte ou soit longue, la seule chose qui compte vraiment c’est qu’elle se termine. C’est cela le véritable trait pertinent de l’histoire. Vos « imperfections des récompenses », les filles de Buenos Aires l’éprouvent chaque fois qu’elles pleurent durant leur dernière nuit avec les marins de leur cœur. Et, comme l’écrivit avec tant de justesse Stig Dagerman, leur besoin de consolation, notre besoin de consolation, est impossible à rassasier. 

Vous savez, il n’est pas simple de comprendre comment seule l’expérience acquise par la pratique aiguille la pertinence des choses que nous vivons, le sens des situations sociales qui sont toutes des mises en situation de communication. J’ai une affection particulière – poursuit Prieto avec un sourire malicieux - pour le meilleur sémiologue de la littérature occidentale, je parle du professeur Tournesol, ce personnage que l’on trouve dans Tintin et qui, agitant son pendule ou agité par celui-ci – je n’ai jamais très bien su -, répète inlassablement qu’il faut chercher « un peu plus à l’Ouest ». Cette expression excelle de sagesse car elle est une invitation à rechercher sans relâche le trait pertinent et le bon pour comprendre le monde en faisant un pas de côté face à ce que l’on prend avec trop de facilité comme allant de soi, comme évident ou cohérent, comme ne pouvant être autrement. Ce n’est pas simple d’interpréter les signes. La pratique, il n’y a que la pratique

Observez. Quand vous êtes dans un bar, qu’il y a un immense brouhaha et que vous désirez reprendre un Perrier. Le serveur a beau être loin, il vous suffit de tendre à bout de bras votre bouteille vide pour qu’ipso facto, il vous en rapporte une autre. Réfléchissez un instant au raffinement du mécanisme de cette communication qu’on aurait bien du mal à faire entrer dans l’espace théorique de la sémiologie si l’on ne prend pas le parti de dire avant tout que l’agitation de la bouteille vide suffit à embrayer sur l’action qui suit car nos deux interlocuteurs partagent l’un et l’autre la culture des bars. Imaginez maintenant que le serveur ramène une Orangina à la place du Perrier et vous comprendrez que le trait pertinent, c’est bien la bouteille agitée. Mais soyez attentif à ce qui va suivre. Certains vont renvoyer l’Orangina, prétextant une erreur d’interprétation du serveur. Pas de discussion. D’autres vont conserver l’Orangina. Cette petite bouteille conservée par le client qui voulait autre va alors – c’est là que les choses deviennent intéressantes – ouvrir sur des justifications de toute sorte : ça changera ; j’ai préféré la garder sinon c’est vingt minutes avant d’être servi ; oh tu sais, j’avais besoin d’un peu de sucre là ; il est sympa ce serveur et je suis certain que s’il la ramène il risque de se faire rabroué par son patron qui n’a pas l’air commode ; comment a-t-il deviné que c’était ma boisson préférée quand j’étais ado ? C’est moi qui ait dû trop agité le Perrier et il a cru que je voulais une Orangina, tu sais, à cause de la pub, Orangina, secouez-moi, tu ne te souviens pas ? Les bouteilles se ressemblent au fond, surtout quand on est loin ; tu sais que c’est ce que je voulais commander en arrivant, c’est un signe ; tout est comme ça depuis ce matin, c’est pas mon jour, mais je fais avec,...  Vous voyez combien que ce que fait naître l’imprévu doit en réalité retenir toute votre attention, c’est là que les choses se passent désormais, tout cela parce que la pertinence a changé de camp en changeant de bouteille. Mon Orangina entre bien dans votre catégorie des «récompenses imparfaites» et prend la main sur tout le reste. Elle est devenue le trait pertinent et oui, il va falloir « composer avec ». Selon la manière dont on embraye parmi les exemples courants que je viens de vous donner, vous voyez bien qu’on est amené à produire une information qui décrit quelque chose de vous, de très profond en réalité alors même qu’on part d’une situation on ne peut plus légère. On tente, bon an mal an, de reprendre ce qu’on pense être le contrôle, le cours normal des choses. Je dois vous confier que j’aime vraiment bien vos « récompenses imparfaites » car elles sont le pendant sociologique de mes traits pertinents de vieux sémiologue et pour tout dire, si je devais parler en philosophe, je pense que ce sont elles qui, en toute discrétion, régissent le monde d’aujourd’hui. Pour le discerner, il ne suffit pas d’observer, il faut cultiver le regard vers l’Ouest, vous voyez, un peu plus à l’Ouest, c’est ainsi que vous comprendrez vraiment le chagrin des filles du port de Buenos Aires»

30 juillet 2018

L'IMPERFECTION DES RÉCOMPENSES

Même si nous ne le formulons pas de la même manière, nous avons tous plus ou moins conscience de l’accord tacite qui nous relie les uns et les autres : la promesse des grandes et des petites récompenses qui jalonnent nos vies. Ces promesses et ces récompenses n’ont d’autre utilité que de distiller en chacun d’entre nous l’idée que chaque aboutissement plus ou moins ritualisé, chaque reconnaissance objectivée avec plus ou moins d’éclat, contribuent à entretenir un certain ordre social, à la fois hiérarchisé et partagé, ce qui, à bien des égards, relève presque d’une gageure existentielle. Nous intériorisons cet ordre social de promesses en récompenses, de récompenses en promesses. Dans cette alternance, se dessinent nos horizons d’attentes. Et, bien qu’ils soient le produit de nos abstractions personnelles, nous n’atteignons jamais ces horizons. Heureusement, les promesses et les récompenses, sécrétées au fil des jours, nous aident à façonner nos réalités en des destins qui tendent vers ces horizons, et ce, en nous procurant assez de matière sur mesure pour nous raconter nous-mêmes, comme n’importe quel autre, du moins en théorie. Car, là où les promesses nous apparaissent sous la forme d’idéaux ou d’utopies, nos récompenses, parce qu’elles sont concrètes, ne nous offrent, en définitive, que des satisfactions dissimulant comme le compte à rebours de leur péremption, ou pour le dire autrement, des imperfections latentes. 

Ce bac obtenu sans la mention espérée, cette augmentation de salaire à peine satisfaisante, cette guérison totale susceptible de laisser néanmoins quelques séquelles apparentes, ce trophée plaqué or que vous pensiez vraiment en or massif, votre mariage où, pour d’incompréhensibles raisons, votre seul véritable ami n’a pu assister, ce dernier épisode de l’ultime saison de votre série TV préférée où les réponses que vous attendiez ne sont pas à la hauteur de votre imagination, ce dernier concert de votre idole gâché par la qualité d’un son de guitare électrique omniprésent et par trop saturé, ces retrouvailles avec vos amis d’enfance qui vous ont fait réaliser que vous aviez vieilli plus que vous ne l’imaginiez, cette surprise programmée de longue date avec grand soin mais dont l’effet est resté bien en-deçà de vos espérances, ce tour de magie dont vous aviez compris la chute une seconde à peine avant qu’il ne s’achève, ce voyage dont vous rêviez gâché par une douleur soudaine et lancinante juste avant le départ,  cet étudiant tout au fond de l’amphi là-haut à droite qui est demeuré indifférent à ce qui était sans doute votre meilleur cours à en croire l’enthousiasme du reste de l’assemblée, ce cadeau de Noël qu’on vous offre deux années de suite avec la même candeur, cette seule et unique toute petite critique négative glissée parmi les dizaines d’autres, élogieuses, que votre dernier ouvrage a suscité, cette « première fois » décevante tout comme cette deuxième dénuée de la charge émotionnelle si puissante que vous aviez placée dans la première, cette opération de chirurgie esthétique qui, en effaçant vos rides, a également gommé un part congrue de ce qui faisait votre expressivité, ce gâteau d’anniversaire qui bien que respectant à la lettre la recette que suivait votre mère ne parvient pas pour autant à vous procurer l’effet « madeleine de Proust » tant attendu …

La plupart du temps, nous préférons embellir nos récits de vie pour oublier ou pour faire oublier cette part d’imperfection qui s’est immiscée à notre insu dans ce qui aurait dû n’être que des moments et des événements sociaux de plénitude. Il faut, en général, une véritable prise de distance pour faire ce retour sur soi qui permet de restituer la juste place de ces éléments biographiques embarqués en passagers clandestins. Et pour cause, lorsqu’on les vit en pratique, ces imperfections des récompenses font toujours perdre un peu de cohérence au couple « promesse-récompense » et ne nous semblent pas vraiment contribuer comme nous l’aurions souhaité à l’harmonie de la séquence biographique dans laquelle ils interviennent. Elles éraillent cette représentation commune de l’existence, cette illusion rhétorique que l’on somme de faire sens tout de suite, pour introduire du discontinu, de l’aléatoire, de l’incertain, de l’imprévu ou du « piment » tel qu’a posteriori on se plait à les qualifier parfois. Même le bon sens populaire dispose de ces expressions sur mesure nous faire accepter les imperfections des récompenses et tenter d’en contenir les effets : « faute de grives, on mange des merles », « faute de pain, on mange de la galette », « quand le poisson manque, l’écrevisse est un poisson ». Il nous arrive même de croire à nos propres fables, à l’image du Renard de La Fontaine, lorsqu’affamés, nous ne parvenons pas à atteindre ces raisins situés trop en haut de la treille, nous déclarons « Ils sont trop verts et bons pour les goujats ». À défaut de mieux, il s’agirait donc de se contenter de ce que l’on a. Mais nous ne nous en contentons pas, preuve en est, La Fontaine conclut cette fable-là, non par une pirouette moralisatrice comme on tend trop souvent à le croire, mais par une interrogation ironique visant à comprendre le biais par lequel notre Renard justifie son échec :« Fit-il pas mieux que de se plaindre ? ». Ces plaintes ont leur utilité. Elles évitent de perdre la face nous permettant, pour un moment, de dissimuler aux yeux des autres compatissants l’imperfection de ce qui aurait dû être une récompense. En mettant du vraisemblable à la place du vrai, nous y voyons notre intérêt. Pour un moment seulement. 

27 juillet 2018

LE LIVRE QUI A CHANGÉ MA VIE : LA DISTINCTION de Pierre Bourdieu, interview donnée à l'Obs (n°2803 du 26 juillet 2018 et réalisé par Audrey Cerdan)

J’ai découvert Pierre Bourdieu à 23 ans. Après une première vie comme chef de chantier dans le bâtiment, je reprenais mes études. La lecture de “La Distinction” me fait l’effet d’une révélation. Soudain, les ficelles d’une sorte de grand complot social se dévoile et prend forme au fil des pages. Je comprends que les stratégies culturelles, les goûts, sont aussi des expressions de la domination sociale. Ce livre est un générateur de lucidité. Et aussi synonyme d'une prise de pouvoir : comme Bourdieu, j’ai des origines sociales modestes ; et comme lui, c’est par la sociologie que je vais avoir la sensation de reprendre le contrôle de ce qui façonne ma vie depuis l’enfance. Quelques années plus tard, je commence ma thèse sous la direction de son proche collègue, Jean-Claude Passeron. C’est dire si ce livre a eu du sens dans ma vie. Mais aujourd’hui, mon regard a évolué. Je perçois presque Bourdieu comme une lecture d’adolescence, c’est important les lectures d’adolescence : sa vision très déterministe est une porte d’entrée formidable dans la sociologie à un jeune âge, parce que c’est une mécanique imparable, jouissive. Mais j’y lis aussi une forme de tristesse, de mélancolie, une sensation d’enfermement, voire de fatalité : nous aurions des pratiques culturelles déterminées par notre trajectoire sociale, faisant de nous des gens d’une grande banalité. Il faut s’empresser de construire sur la fondation que propose Bourdieu. Pouvoir le lire à 20 ans, pour mieux s’en détacher ensuite. Comprendre surtout que grâce à l’éducation et la culture, toutes les émancipations sont toujours possibles. 

26 juillet 2018

LES PARADOXES DU PASS-CULTURE : entretien avec la Revue l'Observatoire (n°52 - été 2018)

1 — Le Pass-Culture est une bonne idée de campagne, mais est-ce une bonne idée de politique publique? À quelle intention répond cette idée?
Le Pass-Culture est, en effet, une bonne idée de campagne, et ce parce qu’il touche à quelque chose qui stimule l’imagination citoyenne, notamment en reposant à nouveaux frais la question de la démocratisation de la culture et de son accessibilité. Plus encore, ce à quoi s’attache cette idée c’est à une focale ajustée sur les pratiques (ou les non-pratiques) d’une classe d’âge identifiée : les jeunes de dix-huit ans. Là, on entre de plain-pied dans la mise en œuvre d’une politique publique qui interroge de manière très directe la question de l’égalité (et des inégalités) devant les arts et la culture d’une génération au moment où elle entre dans l’âge adulte. Car ce que l’on entrevoit, surtout dans le prolongement d’un parcours d’éducation artistique et culturelle, c’est que le Pass-Culture serait une manière de dire «bienvenue, à toi de jouer maintenant pour t’approprier ce qui t’appartient : les arts et la culture de ton pays». Le Pass-Culture devrait être un signe de confiance que la Nation adresse à sa jeunesse, une jeunesse qui, de facto, acquiert le droit de vote en même temps que la monétisation de son Pass-culture. S’il est porté ainsi, le symbole prend tout son sens.
2 — Comment le Pass-Culture est-il conçu? En quoi est-il original ou complémentaire par rapport aux pass locaux ou régionaux existants?
D’après ce qu’énonce la ministre de la Culture Françoise Nyssen, il devrait fonctionner comme un «GPS culturel» ouvert sur l’offre du territoire où l’on se trouve pour accéder autant à des lieux de diffusion, de création qu’à des cours de pratiques artistiques ou des librairies où acheter un livre. Si l’on en croit les ambitions originales que le Pass s’est fixé, il devrait sans doute penser à inclure des solutions de transport vers les lieux culturels, des parcours immersifs dans les Festivals et les musées et les expositions, mais aussi dans les Parcs naturels, qui sont eux aussi des lieux de patrimoine. Enfin, il devrait permettre de construire une sociabilité culturelle en invitant des amis ou des membres de sa famille qui n’ont pas le Pass et, pourquoi pas, organiser des sorties de groupes. Sur ces derniers points, il diffère quelque peu des Pass locaux ou régionaux. Mais on imagine très bien qu’il a vocation à s’inscrire en complémentarité de ces derniers car ils visent nombres d’objectifs communs. Il faut veiller à ce qu’il ne soit pas un simple gadget technologique comme le soulignent certaines critiques. En ce sens, il dira quelque chose de nous, de la manière dont nous concevons l’ouverture à la culture au XXIe siècle, car c’est aussi un objet politique.
3 — À quelles conditions le Pass-Culture peut-il permettre aux jeunes de trouver la voie d’une culture émancipatrice?
Si l’on en revient à l’idée de campagne du Président de la République, le Pass n’était pas un dispositif technologique autonome, mais bien articulé à un parcours d’éducation artistique et culturelle. Il devait viser à permettre à chaque jeune de prendre son autonomie vers les mondes de la culture, mais autonomie signifie avant tout «construction d’un parcours personnel avec les autres, au milieu des autres». À l’université d’Avignon, nous avions mis en place avec le vice-président culture, Damien Malinas, un «patch Culture» permettant à chaque étudiant d’accéder aux structures culturelles de son territoire pour cinq euros, au moins une fois. Il a été très utilisé par les étudiants notamment pour accéder à leurs «premières fois» culturelles. Premières fois à l’Opéra ou à la Cour d’Honneur du Palais des Papes, le discours ludique que sous-tendait notre patch (d’où le nom) c’était que la culture était susceptible de créer de belles dépendances et que c’était le bon moment pour pousser des portes qu’on n’aurait sans doute jamais poussé sans le patch afin de se surprendre en se laissant séduire par des propositions artistiques auxquelles on n’avait jamais songé jusque-là, et, dans une certaine mesure, de partir à la découverte du sentiment d’exister par soi-même par le biais de nos expériences culturelles. Bien entendu cela n’est concevable que si l’on a été préparé, c’est-à-dire si le Pass se situe à l’issue ou dans le contexte d’un parcours d’éducation artistique et culturelle. En général à 18 ans, on se construit avec ses propres références, des références parfois en rupture avec celles acquises dans le milieu familial ou durant sa scolarité. Mais pour être en rupture encore faut-il avoir des références originelles.
4 — Quatre territoires vont faire l’objet d’une expérimentation (le Bas-Rhin, l’Hérault, la seine Saint-Denis et la Guyane). Que faut-il attendre de l’évaluation auquel le Pass devrait donner lieu?
Cinquante de nos monuments nationaux sont accessibles gratuitement pour les moins de 26 ans depuis plusieurs années. On constate que, malgré le bienfondé «sociologique» de cette mesure, le dispositif n’est pas ou peu utilisé. Il arrive même qu’on puisse le déplorer sauf qu’en réalité, nous ne nous sommes pas dotés des meilleures conditions pour qu’il puisse fonctionner. Car qui le sait? Qui connaît cette mesure? Est-ce que nous communiquons et informons le public concerné? On se retrouve un peu dans la même situation que pour l’ACS, l’aide à l’acquisition d’une couverture complémentaire de santé. Qui connait l’ACS et toutes ces aides sociales auxquelles ont droit les plus vulnérables sans pourtant ne jamais les solliciter? Le politologue Philippe Warrin parle de non-recours et montre ainsi que bien plus d’un tiers des aides sociales ne sont jamais sollicitées. Il constate trois raisons à cela : la non-perception (du fait des méandres administratifs), la non-demande (du fait de supposées contreparties non explicites) et la raison la plus importante, la non-information (on ignore le dispositif). Faire ce parallèle sur les aides sociales est important pour réfléchir le Pass et ses attendus d’usages. L’évaluation devrait ainsi rendre explicite dès le départ : (1) la simplicité de son utilisation (2) le fait qu’il s’agisse bien d’un pacte social qui est un don avec comme seule contrepartie l’espoir de nous ancrer dans la citoyenneté culturelle et (3) le cadre communicationnel et informatif du Pass et de ses usages. C’est une vaste campagne de communication et une préparation avant, pendant et après nos dix-huit ans qui consacrera le Pass en symbole national d’émancipation culturelle.
5 — On évalue le coût de mise en place du Pass, en année de croisière, à 400 millions d’euros pour qu’il bénéficie à une classe d’âge atteignant 18 ans. Comment supporter un tel financement sans affaiblir les autres actions portées par l’État?
C’est toute la complexité du dispositif qui ne doit pas déshabiller Pierre pour habiller Paul d’une part, et d’autre part c’est un renversement dans la conception du financement de la culture, car l’objectif de ces 400 millions doit être, bien évidemment, de financer la culture. Il y a renversement car on finance l’usager et non la structure, créant par là-même, pour les structures culturelles qui participent au Pass, la nécessité voire l’obligation de se rendre lisibles et attractives pour leurs futurs publics d’une autre manière. On en revient à l’importance de la sensibilisation et d’une éducation au Pass avant qu’il ne soit crédité et, plus essentiel encore, à la concertation et la réflexion à propos de ce qui figurera dans le Pass, ce qui nous renvoie à la responsabilité collective de ce que nous souhaitons transmettre à ceux qui vont avoir 18 ans. Mais il est évident que le Pass implique une sorte de pacte de confiance entre toutes les générations, un pacte déposé dans une application qui n’aura d’autres choix qu’être vivante et participative : au regard de l’expérience d’autres Pass, on se demande si, d’une part, il fonctionnera et si d’autre part, il fonctionne, comment valorisera-t-il les structures et les propositions culturelles particulièrement portées par l’État et l’ensemble des partenaires institutionnels.
6 — Le Pass est associé à une application destinée à repérer l’offre culturelle locale. Cette application a vocation à être ouverte à tous. Quel sens faut-il donner à un tel dispositif?
Si elle n’était pas ouverte à tous alors l’application n’aurait aucun sens social : aucune conversation, discussion, aucun échange sur l’offre et ses opportunités ne seraient possibles. Or c’est tout de même l’objectif cardinal d’une telle application : provoquer les rencontres actives, explorer en collectifs les propositions artistiques et culturelles d’un territoire donné. Si ce Pass numérique est conçu comme un dispositif High Tech, il ne sera approprié par ses futurs usagers et ceux qui y auront accès que s’il fonctionne comme une Low Tech, c’est-à-dire une technologie qui est simple, pratique, économique et surtout populaire. Les applications les plus populaires qui sont sur nos téléphones portables sont celles qui s’installent facilement dans le prolongement de nos préoccupations sociales « ante-applications » : météo, calculatrice, recherche d’informations, localisation sur une carte, appareil photo, horloge, réseaux conversationnels… C’est dans cette philosophie des usages que le futur Pass doit frayer son chemin pour que ses publics puissent frayer le leur dans le monde culturel.