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27 décembre 2016

ROGUE ONE, ou comment Star Wars nous permet de saisir (enfin) la spiritualité de notre XXIe siècle

Pour Carrie Fisher, notre princesse Leïa, notre inspiratrice (1956-2016)

Tout comme les deux autres spin off à venir ou bien du Réveil de la force et des deux autres films qui suivront, Rogue One va nous permettre de prendre avant tout la mesure de notre fidélité sur la longue durée à un projet sans précédent qui accompagne nos vies, structure notre manière d'envisager une mythologie moderne, invente une symbolique qui déborde de spiritualité, de philosophie, mais aussi de personnages utiles à nos manières de comprendre à la fois qui l’on est mais aussi qui l'on est susceptible de devenir. Les retours en arrière, les histoires parallèles, comme celle de Rogue One, fonctionnent sur la compréhension même des origines. Reste à ne pas néanmoins tout rendre visible ou lisible car Star Wars est un lieu de projection et d'interprétation pour ses publics. Ainsi, le film Rogue One repose-t-il sur les voies narratives d'un monde en devenir et fait le choix de se situer  au moment où les choses sont en train de changer, où le monde est en plein questionnement sur la manière dont il peut évoluer vers le bien ou le mal encore mal définis, quand tout est encore incertain et c'est ce qui rend les choses intéressantes car ces films nous montrent comment des personnages de fiction pensent leurs choix en période d'incertitudes. Là est sans doute le miroir le plus fort qui est tendu, notamment à notre jeunesse qui doit elle aussi, plus que jamais, faire ses choix. On ne peut pas ne pas penser à ceux qui s'égarent vers la facilité mortifère de la radicalisation qui leur offre l'illusion d'une destinée qui, en réalité, va leur faire perdre pieds et âmes. En ce sens et à l’image de l’œuvre Star Wars depuis ses origines, Rogue One s’apparente plus à une production de la mondialité car il n’écrase en rien les cultures du monde, mais se marie à elles pour les exalter en un syncrétisme ouvert. Rogue One apparaît dès lors comme un formidable bricolage, inédit dans sa façon d’agencer des récits religieux, mythologies et cultures. On se retrouve là dans une sorte de méta-récit propre à circuler d’un pays à l’autre, la plupart des spectateurs pouvant y projeter une part de leur culture, de leur civilisation, de leurs croyances. On pourrait relire Star Wars avec les lunettes du célèbre analyste des mythes Georges Dumézil et on voit comment Star Wars réactive sa théorie des trois fonctions où souveraineté et religion, guerre et production définissent les équilibres d’une organisation sociale à part entière et le corpus légendaire de tous les peuples indo-européens. Là où certains évoquent une franchise, pur produit de la mondialisation, Star Wars développe depuis ses origines un art beaucoup plus ambitieux pour parler d’universalité et de mondialité.

En reprenant la franchise Star Wars, Disney et les nouveaux réalisateurs qui accompagnent l’aventure suivent un chemin tout à fait identique dans leur volonté de faire circuler utilement les récits d’aujourd’hui. On risque de s’en apercevoir de manière encore plus flagrante avec Rogue One. Ils possèdent un savoir-faire similaire et un artisanat dont l’ambition et le projet sont de parler au plus grand nombre. Rares sont les entreprises culturelles qui aspirent vraiment à porter cette ambition pour prendre place aux côtés de nos cultures respectives en s’y ajoutant sans volonté de s’y substituer. Au reste, on le voit chez les publics passionnés comment ceux-ci parviennent au travers de l’œuvre à mettre au jour les correspondances entre l’univers Star Wars et leur propre culture ou leur propre spiritualité. Il est important de remarquer, au fur et à mesure des chapitres qui viennent nourrir la saga et particulièrement avec Rogue One, la constance des auteurs, leur soin à faire que tous, quelque soit notre ethnie, notre culture, notre horizon, nous nous sentions réellement représentés par et dans le monde cosmopolite de Star Wars. La robustesse même du mythe Star Wars permet désormais manifestement de forger une langue plus universelle, un babel des significations culturelles modernes. Il semble évident que dans 500 ans, les historiens, sociologues et anthropologues penserons que Star Wars était notre mythe favori et que, sans doute, nous y avons cru pour de bonnes raisons. C’est pourquoi il est essentiel de comprendre que, malgré les apparences, la problèmatique de StarWars n’est pas strictement de représenter les minorités, mais de nous faire comprendre que la vérité, la force ne sont pas l’apanage de tel ou tel, mais que tous, nous portons une part possible de cette force. Depuis ses origines, et plus encore aujourd’hui, les Star Wars Stories ont toujours eu l’ambition de porter la différence et la complémentarité des minorités qui perdent, de fait, dans ces fictions, le statut ce que nous désignons couramment et maladroitement par « minorités ». Il y a toujours eu dans Star Wars une volonté d’embrasser une multitude sociétale. De même, rares sont les fictions qui mettent en scène de manière héroïques des personnes âgées comme c’est le cas d’ObiWan dans l’épisode IV incarné par Alec Guiness, ou Lor San Tekka incarné par Max Von Sydow dans l’épisode VII Le fait est qu’on accorde de manière très revendiquée une part plus grande en matière de personnages de premier plan à la fois aux personnages féminins ou aux personnages autres que les jeunes hommes blancs faussement lisses et souvent torturés auquel le cinéma américain a toujours donné la part belle.

Avec John Boyenga et Forest Whitaker deux acteurs afro-américains qui occupent une place de premier plan respectivement dans le précédent film, The Awakening et dans Rogue One, la prouesse n’est pas simplement de mettre ces acteurs en scène, mais de leur offrir un rôle qui fait sauter les apparences : nous pouvons tous nous projeter en eux au-delà de leur hexis corporelle, nous nous reconnaissons dans leurs actes et dans leurs récits. Là est le plus beau défi humaniste de la saga : se reconnaître dans des autres qui ne nous ressemblent pas par leur apparence physique mais qui nous inspirent par leur comportement éthique. Le message universel de Star Wars participe à la reconnaissance de tous, à la valeur de la vie de chacun. La métaphore d’un univers en équilibre omniprésente dans Rogue One est particulièrement appropriée pour comprendre combien cette thématique se perpétue en message politique. Le problème au regard de ce message, c’est que ceux qui sont habités par le racisme et la volonté d’exclure « l’autre » placent rarement Star Wars au cœur du panthéon cinématographique qu’ils revendiquent. Il en va de même avec la prééminence des femmes qui sont à deux reprises les uniques héroïnes des derniers films, Rogue One et The Awakening qui traduit avec une insistance utile la nécessité qu’il y a à « fabriquer » politiquement une reconnaissance de la place de tous dans les récits. Et ce parce que Star Wars a compris dans sa matrice profonde que les représentations sont nécessaires pour changer notre vision du monde. C’est dans ce sens qu’il conçoit les choses : au moment où l’Amérique a failli avoir une femme présidente, on comprend l’importance de la manière dont les récits façonnent l’acceptabilité des acteurs de notre propre monde. On comprend là d’autant mieux combien nos jugements esthétiques sont conditionnés par leurs fondements sociaux. Ils sont loin d’être autonomes et, seul, le cinéma considéré en tant qu’institution permet d’appréhender le sens de ces jugements quotidiens sur ce qui est beau et sur ce qui ne l’est pas et surtout combien le cinéma et nos vies n’ont de s’entremêler pour s’éclairer mutuellement. Avec Rogue One, le cinéma n’a de cesse de nous rappeler dans sa « force » que le vivre-ensemble ou l’être-ensemble peut être précédé pour le meilleur d’un « voir-ensemble ». Léo Calvin Rosten a écrit «Nous voyons les choses comme nous sommes, pas comme elles sont.» En un peu plus d’un siècle, le cinéma est devenu sans conteste bien plus qu’une usine à fabriquer des rêves. Le cinéma façonne nos attitudes, nos comportements, nos manières d’être, voire d’être ensemble. Les larmes qu’il fait couler de nos yeux nous préparent aux séparations ou aux disparitions que nous craignons ou nous font nous remémorer celles que nous avons vécues. Tous nos baisers, eux, sont aujourd’hui des baisers de cinéma. Nos héros sur pellicule inspirent souvent nos gestes et nos répliques courageuses ou du moins, ceux qu’il nous plairait d’avoir. Même nos premiers Disney nous aident à prendre conscience très tôt de ce sentiment — l’empathie — si essentiel pour nous permettre de vivre au milieu d’autres qui nous ressemblent souvent parce qu’ils ont vu le même film que nous. C’est ainsi que nous devons comprendre aussi l’ambition des créateurs de Star Wars, une l’œuvre qui nous a préparé, nous publics ,à entrer dans le 21e siècle et que, comme les plus grandes œuvres du cinéma, ses personnages et ses récits en images nous aident —ainsi que l’écrit le philosophe Stanley Cavell — à préserver notre foi dans nos désirs d’un monde éclairé, face aux compromis que nous passons avec la manière dont le monde existe.

22 décembre 2016

L'ÂME REPROGRAMMÉE : R2D2, C3PO, BB-8, K-2SO, quand la Force est avec eux...

Pour Marc Nicolas, une âme magnifique, qui savait reconnaître l'autre au premier instant...

Ce qui surprend le plus lorsqu’on écoute avec l’oreille du sociologue des publics, les réactions des salles de cinéma dans lesquelles on projette la toute dernière Star Wars Story Rogue One —, on remarque que les rires des spectateurs sont provoqués presque à l’exclusive par des robots. Certes, il y a une séquence très drôle où Chirrut Imwe, un personnage aveugle et non dénué d’humour, fait remarquer aux gardes impériaux qui le font prisonnier que c’est sans doute un peu too much de lui mettre un sac de toile sur la tête pour l’empêcher de voir où il sera déféré. Mais, hormis cette scène d’anthologie humoristique qui repose sur l’équivoque d’un handicap intégré et distancier, les rôles de comiques dans cet univers guerrier sont endossés par des non-humains, des droïdes, « socialisés » par et avec ceux qui évoluent du côté de la Rébellion, loin, bien loin des machines disciplinées de «l’Empire». Dans son essai consacré au Rire, le philosophe Bergson observait que «nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une machine ou d’une chose». Et nous devons à un autre philosophe, Alain, la célèbre maxime selon laquelle le rire serait «le propre de l’homme, car – écrit-il — l’esprit s’y délivre des apparences». C’est bien l’esprit à fleur de tôle qui nous est donné à voir avec les robots de Star Wars, du moins, ceux qui apparaissent comme fil rouge d’un film à l’autre ou bien ceux qui emportent la vedette sur l’écran et sur les étales des produits dérivés. On retient leurs noms, en mélangeant un peu les lettres et les chiffres dans un premier temps, puis lorsque la maîtrise est là, on les convoque du fait même de leur pouvoir d’évocation un peu comme un article de loi ou le verset d’une prière : R2D2, C3PO, BB-8, K-2SO. On les loue pour leur caractère dominant : R2D2, petit bagarreur opiniâtre, C3PO, commère protocolaire décalée, BB-8, loyal, déterminé et protecteur, K-2SO, ironique, indulgent et engagé. Les rires que chacun d’eux provoque sont bel et bien délivrés des apparences, et sont le produit inversé de ce qu’énonçait Bergson, car nous rions là chaque fois qu’un droïde nous donne l’impression d’embrasser un caractère humain, très ou trop humain.

L’une des répliques les plus drôles que l’on doit à C3PO dans Rogue One, c’est lorsque celui-ci constatant que les hommes de la Rébellion s’affairent à charger leurs vaisseaux pour quitter d’urgence la planète sur laquelle ils s’étaient réfugiés. Prenant, comme à son habitude son « ami » R2D2 à témoin de la situation, il se scandalise : « tu vois toute cette agitation, et dire que personne n’a pris le temps de nous avertir qu’on partait, vraiment nous sommes bien mal considérés malgré tout ce qu’on fait ! » En réalité, les spectateurs rient de bon cœur à cette réplique parce qu’eux non plus n’ont pas été avertis qu’on quittait la planète, eux aussi ne sont que des témoins passifs de l’action en cours… C3PO fait bien plus qu’un bon mot, il créée un lien de médiation direct avec les publics qu’il se met forcément dans la poche puisqu’au fond, il n’y a que ses publics qui prennent garde à ce qu’il dit. Il ne fait jamais rire personne dans la narration intra -Star Wars. Il est toujours ramené à sa condition robotique, tantôt vendu comme un esclave, tantôt démantelé dans un atelier, on lui coupe la parole lorsqu’il parle trop… Seul le peuple des Ewoks qui vit sur la lune d’Endor va consacrer C3PO comme un véritable dieu doré lorsque les protagonistes échoueront sur cette planète forestière. Au reste, il va acquérir ipso facto le droit de vie ou de mort sur ses camarades de jeu. On comprend là qu’il va jouer un peu de ce droit pour gagner un peu en considération, car en définitive, c’est ce que réclame en permanence C3PO : une petite part de reconnaissance dont il ne comprend pas, en toute sincérité, pourquoi elle ne lui est pas accordée par les humains qu’il accompagne avec un certain sens du dévouement et de la hiérarchie protocolaire ampoulé : « Maître Luke, maître Luke ! » Il n’y a que lui, dès le premier instant pour attribuer ce statut de maître à Luke qui est encore bien loin de deviner quel sera son destin.

C’est paradoxalement en partageant le parti de la Rébellion que les robots, «reprogrammés» pour ne pas obéir servilement, mais pour gagner en initiatives propres, vont finalement conquérir leur reconnaissance, car cette question de la reconnaissance se saurait se réduire à une simple lutte pour la reconnaissance. En partageant avec les Rebelles, la lutte pour des valeurs communes et choisies dans une guerre dont on ne sait combien de temps elle va durer, les droïdes laissent entrevoir ce qui façonne ces âmes fortes, celles qui ont conscience que, dans une lutte, il n’y a pas de délai, pas de prix fixé, pas d’aspect ordinaire et quotidien, que ce que l’on donne n’a pas de valeur en soi, mais devient le symbole d’une relation qui s’établit dans la conviction d’être du bon côté de la Force. De R2D2 à BB-8, de C3PO à l’ironique K-2SO qui nous fera comprendre avant tout les autres protagonistes, ce que signifie le sens du sacrifice pour une institution, les droïdes de Star Wars, en nous faisant souvent rire interpellent directement l’âme de leurs publics en repoussant les limites de leur questionnement à propos de ce qu’eux-mêmes seraient capables de faire ou de ne pas faire dans des situations similaires. Rogue One nous achemine vers des conclusions assez similaires à celle du prix Nobel Amartya Sen, l’économiste indien, lorsqu’il écrit : « l’action d’une personne peut très bien répondre à des considérations qui ne relèvent pas – ou du moins pas entièrement – de son propre bien-être ». C’est là que réside l’ouverture de soi vers une action non égoïste, véritablement sociale. Et ce sont des robots qui nous le rappellent, ces robots qui sont sans doute plus préoccupés d’apprendre à rire ou à pleurer que de faire la guerre. Ne serait-ce pas eux, les véritables dépositaires de la Force, eux les véritables dépositaires de la part la plus humaine de nos âmes, eux qui n’ont de cesse de nous montrer la voie vers ces « états de paix » qui existent bien, là où la reconnaissance mutuelle que nous nous accordons les uns aux autres est non seulement recherchée, mais effective et, plus important encore, vécue.

20 décembre 2016

A DÉFAUT DE VIEILLIR... Hommage à Michèle Morgan

"Les événements de notre vie nous ressemblent : cela double l'injustice"


« Tout ne tient qu’à l’interprétation des signes du monde, du moins ceux que l’on pense devoir interpréter. Je n’ai compris qu’hier jusqu’à quel point tout cela pouvait avoir son importance en découvrant dans le tiroir de la table de nuit de Simone, ma femme, ce gros carnet avec une étiquette – Mon carnet de rêves –, un journal intime lourd, rempli de mots et de photos qui débordent de tous les côtés, un journal dont je ne connaissais même pas l’existence… ». Le carnet de rêve que Jean a entre les mains, c’est comme un sésame qui le fait pénétrer avec fulgurance dans les actes, les désirs et les frustrations de Simone, dans une vie parallèle et secrètement distillée dans un quotidien troublé et insoupçonné. La première page de son journal date de 1938. Un petit ticket - Carte d’entrée au cinéma Le Champo, Paris - y est collé en haut à droite, et juste en dessous, griffonné à l’encre ocre le titre d’un film, Quai des Brumes, avec entre parenthèses un prénom (Nelly); ce prénom, c’est celui du personnage qu’y interprète Michèle Morgan. « T’as de beaux yeux, tu sais – j’me souviens dit Jean – cela nous faisait rire car Simone avait presque les mêmes yeux que Michèle Morgan et comme je m’appelais Jean,… , il n’en a pas fallu plus pour qu’on se marie un mois après la sortie du film, ça allait vite à cette époque-là.»


Les pages du journal de Simone se suivent et égrainent une sorte chapelet qui paraît mettre en parallèle les événements de la vie de Simone avec ceux de la vie de Michèle. Hasards et coexistences. Simone voit en Michèle une troublante jumelle qui semble vivre à sa place la vie de star qu’elle-même aurait très bien pu avoir. « Et tout concorde, insiste Jean, tout » Simone, comme Michèle, est née le dimanche 29 février 1920 à Paris. Sur la cinquième page du cahier, figure le thème astral de Simone, un horoscope forcement identique à celui de Michèle Morgan qui lui prédit un destin scellé dans la soie, les paillettes et les fils dorés. Un fil d’or justement, il y en a un, agrafé à la rubrique 1945-46, car l’horoscope de Simone n’a pas menti : elle a bien connu la soie et les paillettes, mais en devenant petite main chez Balmain, rue François 1er. Cette année-là les robes y sont richement brodées, et l’on raconte dans les ateliers que certaines iront habiller les stars françaises du premier Festival de Cannes. Michèle Morgan y emporte le grand Prix International de la meilleure interprétation féminine pour La Symphonie Pastorale… «Porte-t-elle une Balmain?»

Les pages du carnet deviennent méticuleusement encombrées. Des photos découpées dans Cinémonde, des articles de Lucien Durkheim, et des phrases de Simone, toujours ces phrases interrogeant « le petit grain de sable qui s’est mis dans les rouages de sa vie et qui a favorisé un destin plus qu’un autre ». Une part maudite, une injustice imaginée que Simone fréquente avec la bienveillance compréhensive que l’on accorde parfois à la fatalité, une bienveillance fondée sur un pacte apparemment inéluctable qui la lie à celle qui l’accompagne en gros plans sur les écrans : la tranquillité du temps qui passe et qui chaque année ajoute aux beaux yeux de l’une et de l’autre une petite ride plus ou moins marquée. Complicité trop fragile, car Michèle mène une vie de cinéma. Simone, elle, aurait certainement voulue la suivre, plus longtemps, mais justement, hier, elle ne s’est pas réveillée. Ultime coïncidence ? Entre les deux dernières pages du carnet, une photo de Michèle, fraîchement découpée, la seule à ne pas être collée : petite rupture avec le temps car on devine que Michèle a subi cette curieuse opération esthétique qu’on appelle lifting, et qui trahit - c’est du moins ce dont Jean restera persuader - ceux qui projètent en vous, plus que de la dévotion, de l’amour. En exergue à la fin du carnet de Simone figure, recopiée au crayon de couleur mauve, une phrase de Jacques Chardonne: "Il y a un mirage favorable à l'amour, qui tient à la distance d'un objet inaccessible. Il y a un mirage plus favorable encore, qui vient de la proximité d'un être et de sa fréquentation intime et prolongée".

19 décembre 2016

LE SECOND DEGRE N'EXISTE PAS ! À propos des "nouveaux" Dieux du stade...


Dédicace à tous les amateurs d'ironie, de cynisme ou grands lecteurs de La Mètis des Grecs de Détienne et  Vernant.


Dans une interview accordée il y a quelques années au quotidien Le Monde, Max Guazzini, le président du Stade français Paris déclarait à propos du fameux calendrier des rugbymen nus que tout cela, «au départ, c’est uniquement pour s’amuser». L’entretien visait à interroger Monsieur Guazzini, également patron de la radio NRJ, sur l’ambiguïté de certaines photos où les sportifs semblent jouer sur des postures fortement évocatrices de l’imagerie homosexuelle. Cet axe d’accroche sur l’ambiguïté gay a d’ailleurs été celui qu’ont privilégié la quasi-totalité des interviewers qui ont rencontré Max Guazzini ou les joueurs du Stade français. Cette année, le calendrier a - semble-t-il - atteint des records de vente sans précédent, records confirmés dans le succès tout aussi important qu’a rencontré la vente du DVD du making-off sur les Dieux du stade ou plus exactement des DIEVX DV STADE, respect de la typographie oblige, un titre qu’il faut entendre, selon l’interviewé, sur le même registre que le référent à la culture gay, c’est-à-dire «au second degré». Reste à savoir de quel second degré il s’agit et comment il est supposé fonctionner.Lorsqu’on convoque le second degré, c’est, en général, pour justifier plus ou moins adroitement de l’existence possible d’un contrat de connivence entre celui qui produit une image ou un bon mot et celui qui les reçoit. Cela instaure d’emblée un jeu dont le soi-disant second degré partagé signifie qu’on a décodé la règle implicite : on appartient alors à la même «communauté culturelle» que ceux qui vous interpellent par ce contrat de communication.

Le jeu du second degré se résume donc souvent à la compréhension d’une ambiguïté, compréhension à laquelle est attaché un véritable «facteur plaisir» lorsqu’on parvient à tirer à soi la couverture du sens incertain. De fait, lorsque l’on est gay et que l’on se procure le calendrier ou le making-off des Dieux du stade, on ne saurait supposer un seul instant que tous ces rugbymen se moquent ouvertement de vous en feignant les codes imagétiques de votre communauté, mais plutôt que ces derniers possèdent avec vous ces codes imperceptibles par le non-gay ; dès lors le rugbyman devient au pire un gay-friendly, au mieux un type sensible à la beauté de ses collègues de jeu avec qui il fête gaiement ses troisièmes mi-temps sous la douche. De même, lorsque l’on est une femme hétérosexuelle et que l’on achète ce calendrier, on est sans doute flattée par cette intimité masculine soudainement offerte et si bien évoquée dans la fameuse chanson de Clarika : «Ah, si j’étais un garçon, je saurais ce qu’ils font dans les vestiaires ah, si j’étais Paul ou Léon ou même un porte-savon, un courant d’air». Les Dieux du stade semblent résoudre partiellement ce fantasme singulier du vestiaire sportif où la mixité demeure étrangère. En 2003, la photographe était – rappelle Max Guazzini – une femme : «le calendrier est donc avant tout le regard d’une femme». En 2012, comme en 2011, la femme a été remplacée par le photographe François Rousseau. On attend avec impatience une nouvelle déclaration de Max Guazzani qui affirmerait : "le calendrier est désormais avant tout le regard d'un homme". Hommes, femmes, chacun pourra donc projeter ce qu’il veut sur les Dieux du stade, les poses soumises de Thomas Combezou ou le regard séraphique de Alexis Palisson: c’est l’œil du spectateur qui reconstruit le sens, ce qui dégage amplement le producteur de ladite image de toute responsabilité de sens incontrôlé. On peut seulement avancer sans risque que les acheteurs du calendrier ou du making-off ont en commun un certain goût pour la beauté du corps humain, chacun inscrivant ce goût dans le registre qui lui est propre. Le cas du rugbyman qui achète le calendrier… Demeure la question du second degré également convoqué par Max Guazzini en ce qui concerne le titre du calendrier qui est aussi le titre du film making-of du calendrier «les Dieux du stade» : si nous avons affaire à des « Dieux », c’est donc que ce goût pour la beauté du corps sportif pourrait – c’est piquant – s’ériger en culte rendu à nos héros du stade ? Un culte païen et amusant, il va sans dire.


On a bien compris que nos sportifs jouent ici du second degré avec une habileté spirituelle d’exception. Il serait, en conséquence, déplacé d’évoquer ici une quelconque référence à ce fameux culte du corps si bien rendu par le piqué de l’image noir et blanc de la réalisatrice Leni Riefenstahl dans le fameux film intitulé lui aussi Les Dieux du stade, où cette dernière offrait à Hitler en 1936 son regard de femme sur la beauté plastique des athlètes olympiques. Ceux qui ont pu voir le documentaire en deux parties se souviennent sans doute de la première, sous-titrée La Fête de la beauté (Fest der Schönheit), où l’on voyait évoluer des sportifs nus en rappel à l’olympisme grec des origines. Evidemment, nos Dieux du stade version 2017 n’ont rien à voir avec cela : ils sont porteurs de valeurs bien différentes, et comme le dit Max Guazzini «tout le monde a trouvé cela amusant». Dédouanons donc nos sens de ces vieilles histoires et évitons de nous interroger trop longtemps sur ces sociétés qui développent de nouveaux cultes du corps avancé comme un corps prétendument « authentique » : on est là dans le second degré maîtrisé de la candeur et de l’innocence de sportifs sympathiques, joueurs et attachants au service d’une simple opération marketing aux vertus déculpabilisantes puisque, de surcroît, précise le patron d’NRJ, «depuis deux ans une partie des sommes récoltées va à une association humanitaire». Et rendons grâce aux Dieux. En s'installant dans la longue durée, depuis leur première édition, les Dieux du stade version calendrier sont devenus un rendez-vous annuel habité par ce zeste d'érotisme tourné vers le grand public faisant ainsi évoluer de concert le regard que nous portons tous sur la nudité masculine. Je précise au lecteur de ce billet que tout ce est écrit ici est évidemment à prendre au second degré !

20 novembre 2016

LA CHARTE POUR L'ÉDUCATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE : quelques mots de présentation...

Madame la Ministre de l’Education, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche,
Madame la Ministre de la Culture et de la Communication,

Je suis particulièrement ému de parler devant vous aujourd’hui, d’abord parce que vous êtes là ensemble, réunies pour l’éducation artistique et culturelle que vous avez remis au cœur du projet politique de la nation, pour notre jeunesse, donc pour nous tous. Ensuite parce que nous fêtons cette année les 70 ans du Festival d’Avignon qui est le lieu symbolique par excellence que Vilar a inventé pour faire vivre une éducation populaire pour le théâtre et par le théâtre, enfin parce que depuis 1996 – vingt ans – nous sommes là chaque année avec mes collègues sociologues Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas (*) pour étudier et comprendre ce public qui sans cesse se renouvelle tout en apprenant à vieillir avec l’art et la culture : le public du Festival d’Avignon. Votre présence ici est à la fois un très grand honneur, une très grande joie mais aussi et surtout un merveilleux symbole. Symbole car vous y venez pour fêter les 70 ans du Festival inventé par  Jean Vilar - un homme qui détestait les commémorations – et cet anniversaire-là n’est pas une commémoration comme les autres. Lorsqu’on commémore les 70 ans d’une manifestation comme celle-ci – ce sera le cas de Cannes l’année prochaine, cela signifie que les tout premiers spectateurs d’Avignon continuent à s’éteindre les uns après les autres, même si fort heureusement beaucoup sont encore là pour nous rapporter leurs souvenirs. Nous avons tous connu cette expérience singulière, Mesdames les Ministres, de penser à quelqu’un qui nous est cher et qui a disparu. Et, peu importe l’amour ou l’affection que nous avions pour notre proche, nous nous rendons compte que notre mémoire, notre esprit ont de plus en plus de difficultés à nous restituer les traits d’un visage qu’on a aimé et qui nous était si proche. Cette expérience peut nous plonger dans une immense tristesse s’il n’y avait pas les autres, ceux qui ont aussi connu la personne, et avec qui l’on peut en reparler. Et là ce sont alors des anecdotes, des gestes, des sourires, des paroles, des colères, des incohérences, des contradictions qu’il nous plait de redécouvrir ensemble. Nous avons besoin d’être ensemble pour faire vivre nos souvenirs et surtout pour les transmettre. C’est le sens même et le sens premier d’une culture qui est tujours, comme le disait René Char, un héritage dont nous ne possédons pas le testament.

En ce qui concerne le Festival d’Avignon, il nous reste des écrits de Vilar qui expriment son ambition, son objectif impérieux jamais abandonné et résumé dans ces célèbres propos qui énoncent son programme : « tenter de réunir dans les travées de la communion dramatique le petit boutiquier et le haut magistrat, l’ouvrier et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé. Car dans ce monde mécanisé, hiérarchisé, divisé, unir des êtres d’origines diverses, de goûts différents, de pensées souvent ennemies est – me semble-t-il – la raison d’être du théâtre ». Car enfin, il s’agit pour Vilar d’être bel et bien ensemble pour penser politiquement le monde qui est le nôtre grâce aux grands œuvres de spectacle vivant. Le projet de Vilar – celui de l’éducation populaire qu’il va avoir de cesse de réinventer - est une utopie politique, mais une utopie qu’entendra la jeunesse d’après-guerre, une jeunesse qui va venir à Avignon, habitée d’un militantisme où l’éducation artistique et culturelle va devenir éducation populaire, une promesse d’émancipation. Bien sûr, tout ne fonctionne pas forcément tel que Vilar l’a imaginé, mais peu importe, sa volonté ne s’est jamais démentie. Trop d’entre nous préfèrent changer d’objectif lorsque l’objectif initial qu’ils se sont fixés semble trop difficile à atteindre. Pas Vilar. Le fait est que Vilar continue à parler à la jeunesse d’aujourd’hui – particulièrement aux étudiants de nos universités qui ont été les grands oubliés de toutes les politiques culturelles -, c’est que tout comme André Malraux, Jean Vilar pense qu’il existe une mystique de la rencontre entre le peuple et la culture. Cette rencontre là, cette mystique, est chargée de la plus belle des énergies, une énergie qui nous rappelle que la culture doit être partagée par tous et ne saurait être confisquée au profit de quelques apparatchiks ou soumise – c’est tout aussi grave - à la domination du marché.

Au nom du Haut Conseil de l’Education Artistique et Culturelle et de l’ensemble de ses membres, j’ai l’honneur de vous présenter aujourd’hui, Mesdames les Ministres, La Charte de l’éducation artistique et culturelle. Dix phrases simples, lisibles par toutes et tous, destinées à parler à l’ensemble des acteurs de l’ambition que nous souhaitons voir porter par tous pour l ‘éducation culturelle et artistique, des phrases élaborées d      ans la diversité que portent celles et de ceux qui siègent dans notre Conseil : représentants des ministères, membres de fédérations d’élus, représentants de collectivités territoriales, parents d’élèves, artistes, éditeurs ou personnels des administrations centrales et des services déconcentrés de l’état.  Je ne vous cache pas que l’esprit qui règne chez l’ensemble des acteurs du HCEAC c’est de travailler, sans considérations partisanes, à la construction d’un espace de dialogue, de débats, et d’échanges, parfois très vifs car nous avons tous quelque chose à défendre lorsqu’il s’agit de faire de l’éducation artistique et culturelle un enjeu largement partagé, s’appuyant sur une culture professionnelle partagée. La diversité, si elle devient une force au sein de ce Haut Conseil, peut poser, nous en sommes conscients, sur le terrain, un certain nombre de problèmes, faute de références partagées. C’est, pour reprendre une expression souvent entendue au fil des discussions, ce sentiment que « l’on ne parle pas la même langue ». Or, toute action nécessitant une importante mobilisation collective doit s’appuyer sur des repères communs. La charte de l’éducation artistique et culturelle que nous avons élaborée poursuit cet objectif précis : façonner des références communes. En posant des principes clairs, elle vise à favoriser l’engagement de l’ensemble des acteurs. Elaborée au cours des séances de travail du Haut Conseil, approuvée par ses membres à l’unanimité, elle est elle-même le fruit du dialogue, des échanges et de la concertation. Elle traduit, à travers ses principes, la diversité de nos points de vues et de nos sensibilités, tout en les unifiant. En cela, elle est un facteur d’unité. Une unité qu’elle contribuera à favoriser sur le terrain, au quotidien, permettant ainsi à l’éducation artistique et culturelle de continuer à se développer toujours davantage, sans jamais méconnaître la diversité, des acteurs, des pratiques et des territoires, mais en faisant un atout, et non plus un obstacle. Je ne vous cite ici que nos quatres premiers principes  et vous renvoie au six autres qui composent cette Charte.

1.   L’éducation artistique et culturelle doit être accessible à tous, et en particulier aux jeunes au sein des établissements d’enseignement, de la maternelle à l’université.
2.   L’éducation artistique et culturelle associe la fréquentation des œuvres, la rencontre avec les artistes, la pratique artistique et l’acquisition de connaissances.
3.   L’éducation artistique et culturelle vise l’acquisition d’une culture partagée, riche et diversifiée dans ses formes patrimoniales et contemporaines, populaires et savantes, et dans ses dimensions nationales et internationales. C’est une éducation à l’art.
4.   L’éducation artistique et culturelle contribue à la formation et à l’émancipation de la personne et du citoyen, à travers le développement de sa sensibilité, de sa créativité et de son esprit critique. C’est aussi une éducation par l’art.


Je ne vous cache pas que nous aimerions que cette Charte soit bien plus qu’un testament pour la jeunesse d’aujourd’hui et de demain. Ce ne sera pas facile et nous devons en avoir conscience. La réorganisation des politiques culturelles qui est intervenue en France depuis le début des années soixante, si elle a boosté la place et le financement de la culture dans les politique publiques a aussi – comme l'ont si bien remarqué, chacun à leur manière, Marie-Christine Bordeaux (*), Alain Kerlan, Emmanuel Wallon ou Jean-Louis Fabiani - contribué à délégitimer durant de longues années l’univers de l’éducation populaire, au double profit d’une forme d’esthétique commotionnelle selon laquelle la rencontre du chef-d’œuvre suffit à provoquer l’émotion esthétique et d’une sacralisation accrue de la sphère de la création. Or nous ne pouvons exclure toute forme de pédagogie dans le rapport à l’œuvre qui fonderait une méfiance à l’égard de toutes les formes de savoirs, surtout rationnel à vrai dire, concernant les productions artistiques. C'est d'ailleurs ce montrent des expériences aussi réussies que celles d'École et cinéma depuis de très nombreuses années. Replacer l’éducation artistique et culturelle au cœur de nos politiques publiques, c’est surtout porter, comme vous le faites, Mesdames les Ministres, avec conviction, le projet d’une égalité républicaine de tous nos jeunes devant la culture et les arts, une égalité qui ne se paie pas de mots et dont nous devons tous être co-responsables. En ce sens, vous renouez avec le projet de l’éducation populaire des origines en l’installant dans une nouvelle dynamique d’espoir du XXIe siècle. L’inverse d’une culture pour chacun, une culture pour tous.  En ce sens, nous devons tous être nos propres médiateurs d’une culture partagée. Nous espérons de tout cœur que cette charte pourra tous nous y aider. Olivier Py rappelle que nous pourrions – si nous le voulions – devenir la nation la plus cultivée du monde. Je pense comme lui que nous nous devons de porter avec fierté cette magnifique ambition. La plus belle raison d’espérer est sans doute dans ces mots-là, des mots qui nous laissent de nous rappeler que nous devons plus que jamais investir politiquement, sociologiquement et – j’ajoute un adverbe moral – audacieusement la culture car nous ne devons jamais oublier que les œuvres de la culture ressemblent à ces dragons dont parle Maria Rilke, "des dragons qui ne sont peut-être que des princesses qui attendent de nous voir heureux ou courageux". C’est au prix de ce courage et de cette joie que nos mémoires pourront, enfin, recommencer à rêver.

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(*) Pour prolonger avec des lectures essentielles / 
-Marie-Christine Bordeaux, Christele Hartmann-Fritsh, Jean-Pierre Saez, Wolfgang Schneider (sous la dir. de), Pour un droit à l’éducation artistique. Un plaidoyer franco-allemand / Das Recht auf kulturelle Bildung. Ein deutsch-französisches Plädoyer, Berlin, : B & S Siebenhaar Verlag, OHG [ouvrage bilingue], 2014.
-Marie-Christine Bordeaux, François Deschamps, Éducation artistique, l’éternel retour ? Une ambition nationale à l’épreuve des territoires , Toulouse, L’Attribut, coll. « La culture en questions », 2013 
-Jean-Louis Fabiani, l'Education populaire et le théâtre, PUG, Grenoble, 2008.
-Alain Kerlan, « Education through Arts and Culture : A Forward-looking perspective », The International Journal of Arts Education, vol. 7, number 2 July 2009, National Taïwan Arts Education Center. Edition bilingue anglais et chinois.
-Alain Kerlan, « L’art pour éduquer : réhabilitation de l’ordinaire ou exception esthétique ? » in F.E. Boucher, S. David, J. Przychodzen (dir), L’esthétique du beau ordinaire dans une  perspective transdisciplinaire. Ni du gouffre ni du ciel, L’Harmattan, 2010
- Damien Malinas, Transmettre une fois, pour toujours ? Portrait des festivaliers d'Avignon, PUG, Grenoble, 2008. 

19 novembre 2016

NOS PIRES VOISINS 2, « le » meilleur film de promotion pour la campagne d’Hilary Clinton ?

Le sociologue du cinéma se doit d’aller régulièrement en salles s’il veut espérer prendre la température des publics et de leur évolution. Sans doute les salles les plus ludiques sont celles qui trient leurs spectateurs de par le film qu’elles projettent. Ce sont généralement le cas des salles qui montrent des films de genre marqués. Le public pense presque toujours savoir à peu près à quoi il va avoir affaire, bandes-annonces, affiches, acteurs se chargeant d’envelopper la promesse du spectacle. Plus encore « les suites » des grands et des moins grands blockbusters américains s’affirment comme une valeur sûre d’un moment bordé sans grande surprise. Cependant, lorsque le scénario commence à se jouer des attentes de « ses » publics, que les registres se dérèglent pour créer de l’inattendu, alors nos observations se voient pimenter de quelques réactions qui nous laissent entrevoir que le film auquel on est confronté vise à prendre par la main son spectateur pour l’amener là où il n’espérait pas aller. Contrairement aux poncifs que l’on répète à tue-tête dans certaines réunions d’experts en quête de contenance ou en maque d’imagination (c’est souvent la même chose), la fonction de l’art en général et des œuvres en particulier n’est pas de provoquer ses spectateurs à outrance ou de les mettre face à une altérité frontale, mais bien de les éduquer vers cette altérité en s’appuyant sur le familier, de les interpeller en partant de ce qu’ils connaissent pour les conduire hors de leurs sentiers battus. Ainsi la bande-annonce de The Visit, le dernier film de Night Shyamalan sorti sur nos écrans en 2015, promettait-elle une énième réalisation en found footage propre à distiller à la mode Blair Witch des moments de frayeurs suffisamment efficaces pour que les couples d’adolescents qui composaient la majorité des publics dudit film, puissent trouver là une bonne raison de se tenir blottis afin de s’amuser à se faire peur. Tout était ajusté pour cela, tous étaient prêts à serrer plus que de mesure le tee-shirt du voisin pour conjurer l’effroi. Et c’est là qu’en relative douceur, l’ambition de Shyamalan va badiner avec les espérances des uns et des autres pour tenir un discours sur la vieillesse, sur la folie, sur l’isolement, sur les liens familiaux, souvent l’effroi se transforme en rire. L’horreur n’est pas là où on l’attendait. L’étrangeté semble nous dire le réalisateur tient à tout ce que nous sommes incapables d’affronter : nos phobies quotidiennes, les liens avec nos parents ou nos grands-parents rendant impossible la transmission de cet héritage culturel auquel ils tiennent et qui nous intéresse apparemment si peu. On venait pour avoir peur, on sort en ayant ri et avec quelques idées à méditer en tête. La force des films hollywoodiens, lorsqu’ils sont réussis, tient à leur faculté à déposer dans la description de situations banales et singulières, une part des grandes questions universelles et politiques qui traversent notre contemporanéité. Nos pires voisins 2 de Nicolas Stoller appartient lui à la catégorie « films de campus potaches ». Il vise, lui aussi, une frange générationnelle, celles des spectateurs de 15 à 21 ans en quête de gags bien vulgaires, de situations trop grotesques, de délires ultra-régressifs sur la drogue, l’alcool ou la sexualité débridée de filles aux poitrines surgonflées et de garçons aux muscles saillants et huilés. Mais le réalisateur, au prétexte de nous vendre une suite à l’identique qui pousserait encore plus loin ses personnages dans leurs retranchements, apostrophe, en douceur, ses publics sur des questions plus politiques et plus existentielles qu’il n’y paraît.

La famille Radner attend son deuxième enfant. Mac et Kelly décident donc de vendre leur maison pour en acheter une plus grande, en banlieue, ultime étape pour ces jeunes parents vers leur « vraie vie d’adultes ». Mais, s’ils n’ont pas pris de compromis pour acquérir leur future maison, les acheteurs de la leur, eux, en ont pris un. Ces derniers peuvent débarquer à n’importe quel moment pour vérifier, durant trente jours, que la maison, son cadre, son contexte sont bien conformes à ce qu’ils attendent. C’est alors qu’une sororité d’étudiantes décomplexées débarque dans la maison d’à-côté, celle-là même qu’occupait l’ancienne fraternité de Teddy, incarné par le trublion sexy Zac Efron, qui leur en avait fait voir de toutes les couleurs avant d’achever son parcours par quelques mois de prison conséquence inévitables de ses frasques étudiantes nocturnes.  Les jeunes filles de Kapa Nu, épaulées par Teddy qui trouve là une belle occasion de prendre sa revanche sur ses anciens voisins, vont faire bien pire, car, si elles prennent cette maison, c’est avant tout parce qu’elles ne supportent plus le sexisme et de la rigidité du système universitaire qui entend n’autoriser les fêtes que dans les fraternités. Elles décident donc de faire de leur maison le symbole de cette contestation et de la liberté néo-féministe. Sur la base de cette trame apparemment légère, les cinq scénaristes - Seth Rogen, Brendan O’Brien, Evan Goldberg, Jay Cohen et Nicholas Stollers – vont distiller des situations qui vont faire réagir leurs publics et les cueillir, du même coup, pour leur vendre, en creux, une vision politique d’un nouvel American Way of Life propice des valeurs de tolérance et de solidarité quelque peu en rupture avec la représentation du communautarisme infantilisante perpétrée dans la plupart des films de campus américains destinés aux ados. Si l’on est précisément sensible à l’impact possible des représentations, on pourrait même penser, qu’au même titre que la série 24h a permis de propager une description positive d’un président noir en action à la tête des États-Unis, Nos pires voisins 2, programmé en plein cœur de l’été 2016, est sans doute le meilleur film de promotion qui soit en direction de la jeunesse américaine pour soutenir les valeurs qui habitent la campagne présidentielle d’Hilary Clinton.

Sans conteste, tous les personnages de Nos pires voisins 2 sont avant tout en quête de liberté, non pas une liberté théorique affichée comme valeur suprême, mais une liberté pragmatique, située, modeste revendiquée comme un petit supplément pour préserver l’essentiel dans ce qu’ils aspirent à être. Pour la famille Radner, il s’agit de vendre sa maison en anticipant et ne pas rentrer dans une spirale de type « subprimes ». Pour Teddy, il s’agit de trouver un emploi, ce qui n’est pas simple quand on a fait quelques mois de prison et qu’on a vingt ans. Pour les filles de la sororité, il s’agit de s’affranchir des règlements des autres sororités pour exister en tant que femmes cools perçues comme personnes et non comme objets. Pour les amis de la famille Radner, il s’agit de préserver une part d’enfance en devenant parents. Pour les potes de Teddy, il s’agit de former un foyer en conservant le bonheur des relations amicales. Chacun, avec ce qu’il est, ses limites, va tenter d’atteindre son rêve, un rêve que est certes à la portée de chacun, mais à condition que tous collaborent pour y parvenir : c’est là la morale centrale de ce film. On observe les jeunes spectateurs réagir vivement à la déclaration d’amour du super beau gosse et meilleur pote de Teddy pour un autre garçon, au baiser langoureux qu’ils vont s’échanger à la grande joie de Teddy. On va bien entendre dans la salle quelques – « putain mais ils sont pédés » -. Mais c’est bien ce baiser, décisif dans ce spectacle, qui va donner le ton à l’ensemble du film qui va dès lors s’inscrire dans la « légèreté profonde » des comédies dont Hollywood détient la marque de fabrique depuis Lubisch et son To be or not to be. Nos pires voisins 2, tout en demeurant potache et drôle de bout en bout, fait accepter à ses spectateurs par des rires et des sourires que l’on ne retient pas, des questionnements qui, eux, seront retenus et qui feront souvent l’objet des tous premiers échanges de sortie de salle : «c’est classe de la part des Radder d’avoir dit aux filles qu’elles ne devaient abandonner leur objectifs originels pour parvenir à leurs fins, surprenant même», «c’est bien au fond pour Teddy son nouveau métier, mais quel faux naïf, se demander pourquoi les gays adorent l’avoir en organisateur de fêtes officielles…», «la scène des lancers de tampons usagés, ça m’a fait un peu gerber au début, mais au fond, derrière ça, il y avait un sacrée revendication, j’ai adoré»… Pour paraphraser le sociologue Jean-Marc Leveratto à propos du cinéma de Lubisch, on peut dire que Nos pires voisins 2 contrecarre de plein fouet toute tentation vis-à-vis de l’idéologie conservatrice version « Trump ». La défaite de cette idéologie tient à la manière dont les personnages du film parviennent à réussir collectivement à mettre leurs objectifs modestes à leur portée et à les partager. Il est vrai, comme le disait Marx,  que « la réalité se venge » de toute idéologie qui fait marcher les hommes sur la tête. Les femmes et les hommes de Nos pires voisins 2 s’acceptent comme ils sont, c’est-à-dire, comme chacun d’eux aspire à être ! C’est dans cet ordre des choses qui fait que si l’on rit beaucoup de tout dans cette oeuvre, on peut aussi «trouver ça cool au fond» de se dessiner au feutre noir des abdos qu’on n’a plus et de parader torse nu avec bonheur aux côtés de celui qui en a encore. Une manière de rendre visibles ces quêtes de nous-mêmes qui, d'évidence, nous rassemblent parce qu'en réalité, on se ressemble.

Nota : ce texte a été publié le 7 août 2016 en version enrichie dans le Plus de l'Obs que l'on peut retrouver en cliquant ici.

14 octobre 2016

DES BELLES, DES CLOCHARDS, DES SPAGHETTIS ET DES BOULETTES... Disney ou l’art de laisser voir dans leur mouvement l'âme cachée de toute chose… [Extrait]

Demandez à quelqu’un quelles sont les scènes, quelles sont les séquences de Disney qui l’ont le plus marqué, celles dont il se souvient le mieux, celles qu’il aurait envie de partager pour montrer ce qui, selon lui, correspond le mieux à « l’art de Disney ». La question est simple, les réponses à la portée de chacun d’entre nous. Cette question a été posée à une centaine de personnes âgées de 15 à 75 ans, issues de tous les milieux sociaux, des filles, des garçons, des femmes, des hommes, des vrais accrocs aux Disney, des amateurs et des sympathisants, mais également des spectateurs qui n’en avaient vu qu’un ou deux dans leur vie voire qui déclaraient plutôt avoir une réelle aversion pour le dessin animé. Le résultat de cette enquête sommaire est édifiant car ce sont toujours les mêmes scènes qui sont évoquées par les uns et les autres, un peu comme si Disney avait imprimé en eux, en nous, une sorte de mémoire tout autant sélective que collective. Ainsi, ce sont onze séquences marquantes qui émergent de ce questionnaire pour composer le palmarès de nos images-souvenirs les plus fréquemment citées. Dix d’entre elles dessinent comme une sorte de constellation resserrée qui vient embrasser :  le rêve enivré de Dumbo qui voit danser des éléphants fantomatiques en pastels roses et verts sur un tempo de transe ; les glissades de Bambi et du lapin Panpan surpris par l’hiver sur la glace d’un lac gelé ; l’interminable chute d’Alice dans le terrier du lapin blanc vers le Pays des merveilles ; la bataille du Prince Philippe contre les ronces géantes de Maléfique qui entravent sa course éperdue vers le château de la Belle au bois dormant ; la pomme empoisonnée croquée par Blanche-Neige qui roule sur le sol de la chaumière des sept nains ; la rencontre aux laisses « emmêlées » de Pongo, de Perdida et de leurs maîtres respectifs dans le Parc des 101 dalmatiens ; la danse de Mowgli et Baloo qui témoigne qu’il en faut peu pour être heureux ; la danse de la Belle et la Bête dans la salle majestueuse du château de cette dernière ; la chute mortelle du Roi Lion Musafa précipité au milieu d’un troupeau de gnous en panique par les griffes meurtrières de son frère Scar ; la glace disséminée par le pouvoir des mains de la Reine des neiges lorsqu’elle fuit son Royaume d’Arendelle.

Mais, au-delà de ces dix passages édifiants, il est une scène – la onzième - qui transcende toutes les autres et qui se trouve sur presque toutes les lèvres des spectateurs qui l’ont vu, en la plaçant, en conséquence, en tête haute de notre classement des souvenirs : le rendez-vous galant de la Belle - Lady - et du Clochard au restaurant italien de Tony autour d’un plat de spaghettis truffés de boulettes de viande qui paraissent tout autant appétissantes qu’aphrodisiaques au son enjôleur d’une Bella Notte interprétée magistralement par le patron et son acolyte cuisinier. Un classement qui résulte d’une question aussi simple qui porte sur nos souvenirs et nos goûts est toujours riche d’enseignements si nous savons l’examiner à l’aune d’une curiosité sociologique, c’est-à-dire en nous demandant ce que ces extraits de films ont en commun, ce pour quoi ils semblent retenir notre attention et ce qu’ils traduisent de notre relation au dessin animé en tant que représentation du monde. 

Dans une conférence donnée en 1970 à la Royal Society et intitulée « Action et expression dans l’art occidental », le grand historien d’art Ernst Gombrich rappelait que durant très longtemps, lorsqu’il s’agissait de faire l’éloge de peintures ou de sculptures particulièrement réussies, on affirmait qu’il ne leur manquait que la parole. Il ajoutait cependant que, non seulement il manquait à la peinture et la sculpture la parole, mais qu’il leur manquait aussi la plupart des procédés que les hommes et les animaux utilisent pour leurs contacts et leurs échanges. « Le procédé principal – précise Gombrich – est le mouvement. L’art ne peut représenter ni le hochement de tête, ni le rougissement soudain et la fréquence des regards échangés entre les individus ». C’était sans compter l’invention du dessin animé et la bataille acharnée menée par Walt Disney pour ériger cette forme cinématographique en tant qu’art à part entière, un art de la synthèse, qui répond aux espoirs et aux exigences de vraisemblance élaborés durant les siècles qui ont précédé l’image animée. La vraisemblance qui résulte de la création artistique est avant tout, selon Gombrich, le résultat d’ « essais et d’erreurs » où la « création précède l’ajustement », c’est-à-dire que la création débute par une observation singulière qui ne tient pas à un simple décalque de la réalité à laquelle on tente de s’ajuster, mais à l’élaboration de « modèles minimums », qu’on modifie peu à peu en fonction de la réaction du spectateur jusqu’à ce qu’il « s’ajustent à l’impression souhaitée». « Dans cette perspective - ajoute Gombrich -, les œuvres d’art ont indéniablement satisfait les générations qui ont été en contact avec elles, avec certes, des exigences différentes, mais avec le même désir de parvenir à un traitement convaincant de l’expression humaine». C’est en ce sens que l’art de l’animation tel qu’il se conçoit avec Disney renoue avec cette volonté d’art présente dans toutes les œuvres expressives qui jalonnent l’histoire des représentations et ce, pour ainsi dire, en asservissant la technique écrasante du cinéma en tant qu’art absolu de reproduction du réel...


[La suite du texte est à retrouver dans le catalogue de l'exposition "L'art des studios Disney, le mouvement par nature" en vente au Musée des Arts Ludiques, 34 Quai d'Austerlitz, 75013 PARIS, jusqu'au 5 mars 2017]