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30 avril 2015

PERFORMER LA PART TROP HUMAINE DE NOTRE ÂME MODELÉE : l'exposition Aardman au musée des Arts Ludiques

Se donner l’occasion de passer une heure ou deux au musée des Arts Ludiques pour parcourir l’exposition Aardman (Paris, du 21 mars au 30 août 2015), c’est offrir à notre imaginaire une visite à la fois jubilatoire et inquiétante, étrange et stimulante d’un lieu où l'on découvre en actes comment fonctionne l’anthropomorphisme qui façonne notre relation aux mondes des animaux et des choses du quotidien. Outre les trouvailles techniques et technologiques prodigieuses mises au jour qui y sont présentées et qui ont permis aux créateurs du fameux label de donner vie à Wallace et Gromit, à Shaun le Mouton et au Lapin-Garou, on peut approcher là l’esprit des formes, un esprit dont la forme elle-même s’insinue dans et par notre relation aux choses et aux animaux. Revoir les morceaux choisis de l’Avis des animaux demeure un moment troublant surtout lorsqu’on découvre que ces bêtes en pâte à modeler à qui un journaliste tend un micro pour demander comment elles vivent leur ordinaire au zoo, répondent avec les mots, les phrases, les textes de personnes humaines pris sur le vif dans de véritables « institutions d’enfermement », maison de retraite, asiles ou hôpitaux. Cela pose clairement l’approche et le projet qui habite les loustics élastiques et facétieux d’Aardman.

Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer a écrit que les artistes nous prêtent leurs «yeux pour regarder le monde, c’est-à-dire l’essence des choses qui existent hors toutes relations». C’est exactement ces yeux que nous prêtent les Launier, les concepteurs de l’exposition Aardman. D’évidence, la jouissance esthétique que nous avons du monde tient en tout premier lieu à ces yeux d’artistes que nous empruntons pour contempler non pas le monde, mais le monde auquel les arts de représentation nous permettent d’accéder. Parmi les arts de la représentation, il en est un dont nous avons mal ou peu analysé combien il est source de plaisir depuis l’enfance, c’est l’art de la pâte à modeler. Nous entretenons en effet un goût manifeste, voire une fascination pour les choses du monde représentées à petite échelle. Les maquettes de ville ou de village, de ferme ou d’animaux finement reconstitués ne laissent pas de retenir notre attention. Nous y projetons nos propres histoires, nos propres rêves, nos propres relations au monde et semblons mieux saisir ce que nous sommes tels des Gulliver au pays Lilliputiens à la fois spectateurs et démiurges. Mais ce goût pour la représentation pour des mondes fictifs ne se limite pas aux cités version « modèle réduit ». Il s’étend aussi à ce que nous modélisons en imagination, nos utopies stabilisées, que nous nous figurons comme des havres de paix pour y exercer tout ce qui fait notre vie d’être humain dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire, dans des conditions qui seraient de nous permettre d’être paradoxalement détachés du monde.

Les occasions de se confronter à ces facettes de nous-mêmes sont rares, car rares sont les moments où s’expose si justement la matérialisation de notre imaginaire « Puppy Love façon Donny Osmond dopée à la sortie de route inopinée » à l’image des dernières images d’un Sacré pétrin, l’un des premiers courts métrages mettant en scène Wallace et Gromit. Et c’est bien cela aussi l’exposition Aardman : concevoir comment la part la plus savoureuse et populaire qui est en nous — la part la plus caoutchouteuse – qui, parce qu’immiscée dans le colmatage de nos personnalités d’adultes, est susceptible de ressurgir chaque fois que nous croisons le miroir tendu par un chien inventif qui, lui, se plonge dans la lecture de Crime et châtiment lorsqu’il est lui-même emprisonné. Ne doutons pas que ce formidable Gromit aura évidemment surligné dans le roman de Dostoïevski ce passage très « Aardmanien » qui nous rappelle que «l’esprit pratique est une chose qui s’acquiert difficilement, et qui ne tombe pas comme ça du ciel. Les idées sans doute courent les rues et le désir du bien existe, encore qu’enfantin ; on eut même trouvé l’honnêteté, bien qu’il nous soit tombé ici une masse incroyable de gredins, mais l’esprit pratique point ! L’esprit pratique a toujours du foin dans ses bottes». Les mots "aéronef" et "fusée" semblent recouvrir la même réalité. L’un des deux possède néanmoins un supplément d’âme, celui de notre imaginaire qui rend assez aventurière ladite réalité pour nous inciter à aller chercher du fromage sur la lune plutôt que chez le fromager, ce même supplément d’âme qui nous rendrait tellement enthousiastes à prendre le métro si on y était accueilli comme des voyageurs plutôt que comme des usagers. C’est toujours dans ce supplément d’âme là que s’ouvrent le ludique et la puissance d’un art qui est toujours une invite au courage joyeux de nous surpasser un peu pour mieux rêver ensemble.

09 avril 2015

TWITTER AU FESTIVAL DE CANNES ou l’illusion d'appartenir à une même communauté "cinéphiliconnectée"

"Je ne voulais pas RT. J’ai appuyé sur le mauvais bouton. J’en suis confus. Mais moins que vous n’êtes vulgaires" (Thierry Frémaux, Délégué général du Festival du Cannes, 2013).

Lorsqu’on a la curiosité de consulter le règlement qui régit cette association d’intérêt public qu’est le Festival de Cannes, on découvre en exergue une phrase définitoire de la manifestation signée de Jean Cocteau qui en fut le président en 1953 et 1954 «Le Festival est un no man's land apolitique, un microcosme de ce que serait le monde si les hommes pouvaient prendre des contacts directs et parler la même langue». Bien sûr, il ne s’agit pas de lire ici la phrase du poète comme une sorte de prémonition fulgurante de ce que l’on appelle aujourd’hui « les réseaux sociaux », mais plutôt d’imaginer comment lesdits réseaux sociaux ont trouvé aujourd’hui une place quasi-évidente d’où se réifie la dynamique même des régimes de participation à certains événements culturels en offrant une possibilité d’expression inédite et immédiate à leurs participants. À Cannes, si l’on distingue toujours assez aisément ceux qui appartiennent à l’organisation du festival, les invités, les compétiteurs, les festivaliers, les professionnels du marché, les journalistes, les critiques et les badauds, les réseaux sociaux s’imposent comme une nouvelle incitation sociale pour exhiber le fait qu’on est « de » l’événement tout en assignant à ceux qui entrent dans leur jeu une place inédite de témoins de la manifestation en les autorisant à consigner à leur manière cette dernière. Pas n’importe quels témoins. Ce sont des témoins assistés au sens où Twitter leur confère une place plus ou moins légitime en fonction de ce qu’ils écrivent, de ce qu’ils décrivent, de ceux qui les suivent et de ceux, qu’eux-mêmes, ils suivent. Ainsi, les registres numériques de participation au Festival de Cannes définissent-ils, à proprement parler, les conditions sociales d’une attestation personnelle d’association et de coopération à l’événement.

Désormais, ce qu’on découvre sur un réseau social comme Twitter qui, plus que n’importe quel autre réseau, fonctionne majoritairement sur le témoignage de l’instant soit en 140 signes soit via une image légendée ou non, ce n’est plus une version unique et unifiée du Festival, mais plusieurs dizaines. Et, quand plus de dix versions font « diversion », la version officielle - reconnaissable à ce qu’elle se drape de la tautologie de l’officialité institutionnelle - tente à nouveau de reprendre sa place dans le réseau pour réguler, réorienter, redresser les attentions obliques des twittos cannois, festivaliers usagers de Twitter. On ne comprend jamais si bien l’idée d’attention oblique qu’en regardant les films de Jacques Tati. La caméra y semble toujours en quête de multiples narrations parallèles à ce qui, pour la plupart d’entre nous, constituerait « naturellement » le cœur de l’histoire. Pour le réalisateur de Playtime, les grincements de portes dans des immeubles high-tech, les ombres portées sur des surfaces impromptues, les forces déployées par tout un chacun pour maintenir l’ordre apparent des choses sont autant de fausses évidences qui façonnent les décors dans lesquels nous évoluons dans la plus parfaite des insouciances et constituent un système de valeurs à part entière, un regard que les critères classiques de la consommation culturelle considèrent volontiers comme un regard distrait. Ce regard distrait, cette attention oblique, décrits avec une très grande justesse par le sociologue Richard Hoggart est sans doute l’une des voix les plus sûres pour accrocher toutes ces interprétations nonchalantes souvent éloignées de la vision monolithique du monde telle que les cultures dominantes ou « officielles » tentent de l’élaborer et de l’imposer. Ces interprétations nonchalantes, elles, « en prennent et en laissent » pour reconstruire une autre version de l’histoire toute aussi cohérente, mais faite de distance et de méfiance, et d’où l’on appréhende parfois mieux la place et le rôle de ce que l’on voudrait nous faire prendre tantôt pour le centre du monde social, tantôt pour ses périphéries. En tant qu’événement institutionnel, le Festival de Cannes et, plus exactement, les images et les signes médiatiques qui tentent d’instruire une vision univoque et contrôlée de l’événement travaillent précisément à forcer l’attention de tous les participants sur quelques points de fixation de la manifestation et tolèrent mal les attentions obliques. Au demeurant, il réside dans la force centrifuge des images médiatiques du festival un joli paradoxe qui fonde la frénésie du regard participant à Cannes. Ainsi, les vitres teintées des limousines de luxe, surtout lorsqu’elles sont fermées, rappellent à tous ici et ce, dans une démesure sans relâche, qu’il y aurait peut-être toujours mieux à voir que ce que le dispositif festivalier nous presse de regarder. Voir, voir mieux, voir pire, voir plus, voir plus ou moins, voir plus vite, voir le visible et l’invisible, voir au travers ou au détour, voir ce qu’il ne faut pas voir, voir comment les autres voient, se voir, revoir, se revoir, ne pas avoir pu voir, authenticité du voir, percevoir cette vérité aveuglante du voir : le festival reconstruit chaque année une véritable écologie du voir saturée de symboles qui recouvrent une grande partie de la ville et qui semblent y délimiter les frontières, mais aussi le temps de l’action, c’est-à-dire le temps du Festival.

Thierry Frémaux et Gilles Jacob sur les Marches
De fait, Cannes établit un véritable dispositif d’accès au visible et au non-visible. Ce visible se laisse même dépeindre comme une véritable économie de l’apparition par laquelle Cannes s’institue comme spectacle aux yeux de tous ses participants. De fait, il y a ceux qui voient, ceux qui ne voient pas, ceux qui ne font qu’entrevoir ou apercevoir. En 1955, le sociologue Edgar Morin remarque déjà que "La question que l'on pose à celui qui rentre de Cannes est d'abord "quelles vedettes avez-vous vues" et ensuite "quels films" […] Puis il doit répondre à la deuxième question, la question clé, celle qui implique et explique toute la mythologie du festival "Est-elle aussi bien qu'à l'écran, aussi jolie, aussi fraîche" etc. Car le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l'essence". Pour les Cannois “ d’origine ”, les touristes et les badauds qui fournissent l'essentiel des figurants qui peuplent les abords du palais, la manifestation est circonscrite à quelques espaces d’extérieur, symboliques, hautement médiatisés et puissamment investis. Ceux qui sont accrédités par le Festival de Cannes ou le Marché du Film - professionnels du cinéma, institutions, médias et spectateurs spécialisés ou cinéphiles – partagent, eux, avec les organisateurs, les producteurs et les artistes du "premier cercle" le privilège d'un accès direct - sporadique ou continu - aux offres du Festival et aux soirées privées. Si un réseau social comme Twitter prend tout son sens dans l’événement, c’est qu’il donne l’apparence de structurer une sorte de communauté numérique entre le cercle le plus proche de l’événement en train de se faire au cœur du Palais, d’un palace ou d’une soirée et le cercle plus éloigné constitué de ceux qui sont présents mais qui – parce qu’ils n’ont pas le « ticket » - ne peuvent assister à l’événement : être à quelques mètres de là où les choses semblent se passer, savoir qu’elles ont lieu dans un même espace temps, traquer une information attestée qui donne corps et substance à ces choses définit en soi une modalité de participation via les réseaux sociaux qui servent aussi – bien évidemment – à relier ceux qui sont encore plus éloignés de l’événement, n’étant pas géographiquement présents à Cannes, et qui suivent le fil des aventures des twittos participants qu’ils connaissent. Aussi, comprendre les conditions sociales d’une attestation personnelle d’association et de coopération à un événement tel que le Festival de Cannes via Twitter consiste à dépasser les apparences entretenues d’une communauté numérique fédérée autour de l’événement et tenter de répondre à trois questions qui sont susceptibles de poser les fondements d’une sociologie critique de ce que l’on produit sur un réseau social donné durant un événement culturel donné :
  1. Qui écrit des tweets et pourquoi ?
  2. Qui lit ces tweets produits, comment et pourquoi les lit-on ?
  3. Comment évalue-t-on ces tweets et pourquoi ?
(1) Écrire sur Twitter suppose que l’on soit inscrit sur le réseau social et que l’on se soit saisi des rudiments d’écriture et des codes minimaux qui permettent de produire une information sur ledit réseau.  Les 140 signes autorisés dans un tweet ou la photo légendée instruisent un format contraint qui centrent le contenu des messages sur la divulgation d’un état d’âme, d’une citation écrite ou visuelle, de la mise en place d’une conversation qui s’apparente à l’échange public de SMS, et, en l’occurrence, lorsqu’on participe à un événement, d’une volonté de témoigner de ce que l’on voit et que l’on souhaite faire partager.
(2) Ceux qui lisent les tweets produits sont les followers. Ils « suivent » un producteur de tweets – individu ou institution et veulent faire lien avec ce dernier parce qu’ils estiment que l’information qu’il leur apporte est légitime. Ils sont abonnés aux comptes de ceux qu’ils choisissent de lire et avec lesquels ils aspirent à entretenir un lien privilégié. À Cannes, par exemple, on observe des twittos qui suivent en direct «leur» star quand celle-ci est sur Twitter, qu’elle propose sa vision du Festival ou informe, plus simplement, de là où elle se trouve à un moment donné de la manifestation et de ce qu’elle y fait. La star s’abonne rarement aux comptes de ses followers (si c’est le cas, c’est d’ailleurs une consécration pour le follower qui devient alors following, suivi par sa star). Elle est généralement abonnée à ceux qui sont déjà ses amis dans la « vraie » vie rendant, par le fait, publiques ses connivences amicalo-numériques. Il est courant que les followers d’une star retweetent les tweets de leur star ce qui génère un effet gigogne des messages déposés par celle-ci sur Twitter. L’exemple star-fan est instructif car il permet de comprendre assez simplement le mécanisme et l’intérêt du réseau social. L’intérêt du tweet à Cannes tient à la force testimoniale dont il est porteur, une force qui dépend de la substance du message et de sa proximité spatio-temporelle avec le lecteur-follower. Un bon tweet contient une information qui pourra être, au sens le plus terre-à-terre, réexploitée par le follower car elle vient alimenter ses intérêts immédiats dans le cadre la manifestation cannoise (où se passe-t-il quelque chose maintenant ?)
(3) L’évaluation d’un tweet à Cannes tient à la pertinence du message partagé, une pertinence assertorique qui relève de son intérêt tantôt prescriptif-informatif (quel film voir ? Où se trouve telle fête et comment y entrer ?), tantôt de partage d’avis, de citations, d’états d’âme ou d’opinions, un intérêt qui se mesure donc à l’aune de l’événement et des faits festivaliers qu’il génère afin d’enrichir le sens même de chaque contribution personnelle au sein du collectif participant. Il faut noter que le fait qu’à Cannes, outre l’existence du compte officiel du Festival, le fait que les plus hauts responsables de la manifestation – le président Gilles Jacob et le Délégué artistique Thierry Frémaux - aient fait le choix d’ouvrir leur compte personnel sur Twitter renforce la dynamique participative à la manifestation et, en conséquence, entretient l’illusion d’une communauté « cinéphiliconnectée » organisée autour de l’événement.

INVENTER UN SERVICE CIVIQUE… civique, obligatoire et tout au long de la vie

"Au lieu des haines nationales qu'on nous inspire sous le couvert du patriotisme, il faut enseigner aux enfants l'horreur et le mépris de la carrière militaire, qui sert à diviser les hommes, il faut leur enseigner à considérer comme un signe de sauvagerie la division des hommes en États, la diversité des lois et des frontières ; que massacrer des étrangers inconnus sans le moindre prétexte est le plus horrible des forfaits dont est capable l'homme tombé au dernier degré de la bête"(Léon Tolstoï)

Dans un article signé Léonor Lumineau paru dans le quotidien Le Monde du 3 avril 2015 et intitulé « Le service civique, une main-d’œuvre qualifiée bon marché », on s’inquiète de la manière dont risque d’être dévoyée la « belle idée » du service civique qui est sensée diffuser via un engagement volontaire de notre jeunesse au service de l’intérêt général les valeurs qui fondent notre République. Le dispositif en lui-même a été instauré par la loi du 10 mars 2010, il offre l’occasion aux 16-25 ans d’effectuer des missions d’intérêt général : appui aux familles et développement du lien social au sein des quartiers, animation d’actions autour du livre en prison, par exemple. Il est réalisé dans des collectivités publiques ou des associations agréées par l’Etat sur la base du volontariat durant six à douze mois. L’Etat verse entre 467 euros net d’indemnité par mois pour 24 à 48 heures hebdomadaires, auxquels s’additionnent 106 euros versés par la structure d’accueil agréée. En 2014, ce sont 35000 jeunes qui ont fait le choix de s’inscrire dans cette démarche, mais l’ambition annoncée par le Président de la République d’atteindre un chiffre de 150000 à 170000 jeunes par an fait craindre que les missions de service civique ne se transforment in fine qu’en une nouvelle forme d’emploi sous-payé. Il est évident que cette crainte persistera et ce, malgré la volonté de contrôle engagée par l’Agence du service civique. « Pour limiter les risques lors de la montée en charge et pour que les emplois déguisés disparaissent totalement, [cette dernière] propose que « les jeunes ne soient jamais seuls sur une mission pour marquer la différence avec l’emploi et qu’il y ait au moins un jour de formation civique et citoyenne par mois », une mesure rendue obligatoire par la loi, mais sans pour autant détailler le nombre de jours ». Piètre pis-aller que celui qui trouve de telles remédiations pour différencier le service civique de l’emploi et qui traduit en réalité les impensés du service civique, à commencer par le sens que nous souhaitons donner collectivement au civisme lui-même.

À cette fin, il faut commencer par se poser la bonne question dans laquelle s’origine l’idée même de service civique : qu’est-ce qu’un service civique apporte à l’individu qui s’y engage et à la société qui lui propose puisque précisément ce service vise dans son projet fondateur à favoriser le «faire société» ? Dans presque chaque débat dont l’objet est de réfléchir aux attendus et à l’organisation du service civique, il est immanquablement fait référence au service militaire, tantôt pour exprimer en quoi il doit s’en différencier, tantôt pour en rappeler les avantages organisationnels et fédérateurs pour les générations qui l’ont vécu. Il est certain que ceux qui ont fait leur service militaire s’en souviennent et en parlent comme un moment de vie singulier qui va de l’épuisement physique des premières semaines de « classes », intenses, jusqu’à l’ennui consommé des derniers mois perçus souvent comme inutiles. On y apprenait à enfiler l’uniforme, à reconnaître les grades d’une hiérarchie organisée, à comprendre toutes ces situations sociales où la fonction doit primer le grade, à saluer le drapeau français au son du clairon, à échanger avec d’autres jeunes adultes que l’on n’aurait jamais rencontré dans une telle promiscuité si le service n’avait pas été obligatoire. Et puis, l’on se souvient aussi de ceux de nos camarades qui parvenaient à se faire réformer ou exempter de service militaire. Le service civique n’étant pas obligatoire, ces notions de réforme et d’exemption n’ont de fait apparemment pas lieu d’être. Pourtant elles mériteraient de ressurgir logiquement pour distinguer ceux qui auront fait leur service civique et ceux qui ne l’auront pas connu : existera-t-il d’une part des français dotés d’un civisme reconnu par la nation – ceux qui auront fait le service – et d’autre part des français exemptés de civisme – ceux qui auront choisi de ne pas le faire - ? Voilà le hic. Si l’on considère qu’il faut réinventer un service civique moderne adapté à la vie et aux attendus du XXIe siècle, il est nécessaire de se doter d’une ambition à la hauteur pour construire un civisme qui implique toute la nation et donc un service obligatoire et enthousiasmant dans sa mise en œuvre comme dans les objectifs sociétaux qu’il se doit de remplir.

Si l’on part du principe que chaque français pourrait consacrer une année de sa vie à la nation, alors pourquoi ne pas penser à la manière de la formation tout au long de la vie, un service civique obligatoire qui s’organiserait, lui aussi, tout au long de la vie. L’idée originale serait alors de découper ce service en période de vie, deux mois répartis durant les années d’école primaire, trois mois durant les années collège, quatre mois à consacrer librement à la fin de sa formation professionnelle initiale et trois mois à choisir, quand on veut, au moment où l’on prend sa retraite. Car la citoyenneté tout comme les comportements de civisme ne sauraient être les mêmes tout au long de la vie, ce découpage en moments de vie civique et citoyenne seraient sans doute l’un des moyens les plus efficaces pour construire une société intégrée, une société du partage, une société apaisée et libre où l’on apprend d’abord les valeurs de la nation en primaire et au collège, où l’on donne ensuite de son temps au service des autres avant d’entrer dans la vie active, où l’on transmet enfin une part de ce que l’on a appris au moment de prendre sa retraite. Plutôt que d’être vécu comme une contrainte, il s’agit dés lors de responsabiliser dès l’enfance les citoyens à une nouvelle idée de l’engagement civique où il s’agit de valider librement ces moments de vie et d’échange d’expérience pour bâtir un pacte social renforcé par la participation de chacun. Utopique ou difficilement réalisable ? Sans doute. Mais ce type d’idée a l’avantage de questionner notre appétence à porter un idéal de société solidaire qui ne soit pas construit en réaction à des faits dramatiques, stricts constats d’un lien social en délitement, mais dans la volonté  de porter l’ambition d’un « être ensemble » responsable et intéressant afin de fonder les nouvelles bases d’une culture réellement commune.

04 avril 2015

SOYONS AMBITIEUX POUR L'UNIVERSITÉ

Tous les pays qui croient en leur avenir ont en commun d’avoir su faire le choix de porter une attention toute particulière à leur système d’enseignement supérieur. Cela tient aux trois défis fondamentaux que doivent relever aux yeux des nations modernes les futurs diplômés du supérieur : (1) renouveler les élites (2) être des professionnels de bon niveau nantis de fortes compétences opérationnelles (3) devenir des citoyens dotés d’une solide culture ouverte sur le monde et généreuse dans le partage. plutôt que construire des institutions en charge de relever ces trois défis simultanément comme l’ont fait la plupart des pays civilisés, pour des raisons, toujours avancées comme historiquement rationnelles au regard des besoins de notre société à un moment donné, la France, a préféré sciemment séparer sa jeunesse pensant sans doute qu’il était impossible de former ensemble en un seul et même lieu des élites, des techniciens, des ingénieurs, des artistes, des enseignants, des dirigeants, des politiques et des chercheurs. Le résultat peut donner le tournis à la sortie du bac : Universités et IUT, Classes prépas, BTS, Grandes Écoles, Écoles d’ingénieurs, Écoles privées, Universités catholiques, Conservatoires, Écoles d’art, filières sélectives, filières sans sélection, filières non habilitées… On peut avoir tantôt une lecture optimiste d’un système dense et riche qui fait la fortune des grands raouts dévolus à l’orientation, tantôt une lecture pessimiste d’une jungle labyrinthique et concurrentielle où les meilleures places seraient depuis toujours réservées aux « meilleurs ».

Depuis la récente loi sur l’enseignement supérieur, il est prévu, au titre de l’égalité des chances, de réserver pour 10% de lycéens qui obtiennent les meilleurs résultats au bac un accès à une filière sélective (prépas, BTS, DUT). Au reste, le fait que cette mesure sous-tende en creux une représentation peu valorisante de nos universités est moins grave que les véritables questions qu’elle fait ressurgir : combien de familles possèdent les outils pour accompagner dans leurs choix leurs enfants lorsque ces derniers n’ont pas obtenu la plus haute mention au baccalauréat ? Pourquoi résumer d’ailleurs un individu à une mention qui ne donne qu’une vision à un temps t de sa personnalité alors qu’on sait qu’il va précisément s’autonomiser entre 18 et 25 ans et faire preuve de tant de nouvelles aptitudes « non prévues au programme » ? Comment se fait-il que malgré toutes les réformes qu’il l’ont transformé, notre système d’enseignement supérieur demeure un tel appareil à reproduire une société du toujours pareil ? Comment est-il possible enfin d’aboutir à cet étrange constat que l’université serait un lieu dévolu à tous ceux qui n’ont pas trouvé leur place dans les filières à sélection ? L’université est le lieu où l’enseignement par la recherche est pensé dès la première année de licence et devrait, par conséquent, être « le lieu » qui accueille ceux qui se caractérisent par leurs qualités d’autonomie personnelle, de mobilité géographique, de curiosité culturelle, scientifique et intellectuelle. Pourtant, cette dernière ne bénéficie toujours pas de l’image de marque qui devrait être la sienne alors même que ses diplômés sont aussi bien, et parfois mieux, insérés dans le monde professionnel que ceux des autres institutions. Curieux de constater dans le même sillon qu’incidemment ce sont nos seules universités qui, dans les médias, portent l’actualité de « question du voile » alors même que ladite question devrait se poser à l’ensemble des filières de l’enseignement supérieur, qu’elles soient ou non sélectives. Comment, de fait, nous représentons-nous l’idée même de « sélection » où le culturel des acquis semble in fine si proche et ce, d’où que l’on vienne, d’un naturel hérité qui paraît aller de soi ?

Si l’on veut saisir comment un pays conçoit son organisation sociale, il suffit d’observer celle de son système d’enseignement supérieur, ainsi que l’inventivité et l’agilité qui le caractérisent dans sa capacité à renouveler ses élites, à former ses futurs professionnels et à porter sa recherche et son innovation. Alors qu’il s’agirait plutôt de reposer à nouveaux frais la question d’une sélection repensée depuis les projets individuels de nos étudiants plutôt que leur seul niveau de réussite scolaire, alors que cette sélection reconsidérée mériterait d’être généralisée positivement à l’enseignement supérieur dans son ensemble, ne pourrions-nous pas aujourd’hui imaginer enfin une université en charge de relever en un seul et même lieu les trois défis fondamentaux consistant à former côte à côte élites, bons professionnels et esprits critiques ? Les universités et les écoles ne se vivent plus elles-mêmes depuis longtemps comme concurrentes mais se copient et s’empruntent le meilleur de ce qu’elles ont su inventer. Les lois sur l’autonomie et sur l’enseignement supérieur qui se sont succédées ont construit un cadre où tout semble permis désormais pour construire cette université du XXIe siècle et traduire positivement tous les espoirs de progrès pour notre jeunesse et nos concitoyens tout au long de leur vie, une université républicaine, attentive et responsable de l’éclosion de tous les talents de notre pays. Celle-ci ne saurait se rapporter  à des questions de quotas ou de pourcentage qui ne seraient qu’une entrée par la petite porte vers un « petit » projet de société propre à séparer de nouveau sa jeunesse étudiante au moment même où elle mériterait d’être rassemblée. Si la réussite de tous nos diplômés est une des clés cardinales pour instruire notre avenir, alors la manière dont on se représente et dont on investit notre « université du XXIe siècle » doit être conçue comme un enjeu majeur car elle bien est la stricte équivalence de l’ambition et de la confiance que nous plaçons dans nos générations futures.

Ce texte a été publié dans le quotidien Libération en date du 3 avril 2015. On peut retrouver sa version publié en [cliquant ici].