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20 juin 2014

LA PERFORMANCE DES VULNÉRABLES par Emmanuel Ethis, Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas

Photo issue de l'ouvrage d'Alix de Montaigu La performance des vulnérables (éditions de l'Amandier, 2003)
Il n’a suffi que de quelques éditions au Festival d’Avignon pour s’imposer en tant que lieu rituel de mise en tension des trajectoires et des projets de l’aventure théâtrale nationale et européenne. Rêvée toute l’année, la confrontation avec les pairs et le public est simultanément une fête et une épreuve. Dans un métier où l’évaluation est toujours vécue comme un jugement sur la personne, où la convivialité ne va pas sans brutalité, le temps du Festival est celui où l’approfondissement de soi permanent qu’implique le métier d’acteur se mue en extraversion. Un festival ordinaire est toujours au bord de la crise, dans un univers où les chances de montrer son travail sont rares, où persiste la disproportion entre, d’un côté, l’intensité de l’effort de préparation, de mobilisation et de coordination et, de l’autre, la rareté des fenêtres où l’on peut être vu et aimé. La vie d’artiste impose le choix de l’incertitude maximale et exile les candidats par rapport aux régularités tranquilles de la société ordinaire : elle crée une sorte d’aristocratie aux faibles ressources, mais où la promesse d’un parcours réinventé chaque jour est la rétribution.

La crise des intermittents rompt le pacte qui repose sur l’échange admis entre l’incertitude et la liberté : ne reste que la certitude du désespoir, de l’interruption du jeu. Ce n’est pas la défense d’un style de vie où un minimum de confort qui est en jeu. La menace porte sur quelque chose de beaucoup plus diffus et de beaucoup plus fort : la possibilité même de se jouer des déterminations sociales en jouant, de se maintenir en suspension dans l’ordre social, de ménager un chemin de liberté qui a son coût social, mais dont la crise révèle soudain l’énormité. Que se passe-t-il lorsqu’on cesse de jouer à être un autre pour être réduit à être un simple individu social ? Les visages et les corps disent l’anxiété de cette fin de partie annoncée. Le paradoxe de l’action collective éclate : pour certains, il s’agit de ne plus jouer pour continuer à jouer, pour d’autres, il s’agit de jouer à n’importe quel prix, pour sauver sa peau d’artiste. La menace redoutée installe des arguments qui justifient les attitudes les plus contradictoires. L’interruption est momentanée, mais qui sait ? Dans la suspension, il y a toujours l’anxiété de la fermeture définitive. Le festival est installé dans la durée : n’est-il pas aujourd’hui une tradition nationale, bâtie sur une chaîne intergénérationnelle faites d’émotions, de plaisirs partagés mais aussi de disputes. De disputes, de conflits sévères, certes, mais pas comme ça, pas au point que la mort du théâtre ne devienne une possibilité. Et les corps disent, plus que les slogans, le prix qu’on attache à être ici ensemble dans un lieu de mémoire par excellence dont on ne sait plus si l’est un lieu d’avenir. Nous avons tellement joué avec la mort du théâtre que nous sommes surpris, presque interdits, par cet arrêt de jeu.

On ne joue plus. Mais si l’on joue, "on fait le jeu de l’ennemi"… On joue. Mais si l’on ne joue pas, on fait le jeu du même ennemi. Impasses. Dilemmes. Surtout lorsqu’on sent qu’on n’existe pas hors du jeu. Avignon 2003 : nous savons désormais que les institutions sont mortelles. Nous célébrons un passé mythique, oubliant qu’il fut souvent cruel, parce que nous ne pouvons plus nous appuyer sur la promesse et le pacte fondateur : celui d’une communauté participative que les exigences comptables tiennent en un douloureux suspens. Avignon 2003 : pendant que BFA éteint à l’Espace Jeanne Laurent les bougies son dernier festival, on entend monter de l’ombre de l’entrée du Palais des Papes le souffle d’un harmonica ou d’un bandonéon qui joue l’air des trompettes de Maurice Jarre annonciatrices d’un spectacle qui, ce soir, ne n’aura pas lieu. La place du Palais est déserte. D’aucuns imaginent que c’est Denis Lavant qui joue là les fantômes. Mais l’on n’a jamais surpris ou jamais voulu surprendre ce musicien qui rappelle aux passants ce qui aurait pu être et qui n’est pas ; crainte de briser, sans doute, la performance fragile d’un vulnérable. C’est alors que nous sentons là la valeur immense que nous attachons à ces semaines de juillet, à ces rencontres légères et ces soirées tempétueuses où s’exprime, pour tous, artistes et publics, la nécessité de jouer. Avignon 2003 : une fin soudain possible. Ariane Mnouchkine est propulsée au milieu des forums où les publics n’ont d’autre choix que de devenir des « solidaires ». Alain Léonard est lui aussi solidaire. Avignon 2003 : le Festival n’aura pas lieu. La Maison Jean Vilar devient un refuge. Les commerçants de la ville soutiennent le off ! Alain Léonard est toujours solidaire et Marianne James fait salle comble tous les soirs. Avignon 2003 : le Festival n’a pas eu lieu.

                                                                                        (Avignon, Juillet 2003)

19 juin 2014

LE POPULAIRE EST UNE AFFAIRE DE MORALE : Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu ?


Je suis toujours surpris des questions que l’on pose au sociologue sur le succès des films comme s’il y avait derrière l’idée de succès un mystère qu’il faille absolument résoudre, comme s’il fallait mettre nos consciences en paix idéologiquement parlant face à ce qui semble apparemment captiver l’enthousiasme de nos contemporains et qui nous effraie parce que trop évident, trop massif, trop conséquent. Ainsi les médias sont-ils souvent pris dans une sorte de cercle vicieux conduisant à la fois certains films sur le devant de la scène récemment le film Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu ?, puis quelques semaines plus tard s’interrogent sur ce qui fait que ces films ont rencontré un succès inattendu alors que visiblement il n’y a pas de quoi casser trois pattes à un canard comme on dit vulgairement. Si j’emploie l’adverbe «vulgairement» c’est qu’il est bien à sa place ici lorsqu’on commence à s’interroger sur la question du populaire, une figure qui interroge dès qu’on parle de culture ce que l’on accepte de recevoir des autres, la relative diversité des influences auxquelles on est soumis. Alors qu’est-ce qui fait le succès de Qu'est-ce qu'on a fait au Bon Dieu ?, n’est-ce pas « un goût pour le trivial et le grossier qui caractérise la France d’aujourd’hui qui revendique par là sa francitude Dupont-Lajoie revue et corrigée dans le registre comique des Bronzés? ». « Ne faut-il pas jeter l’infamie sur ceux qui vont là au cinéma s’exposer à des plaisirs trop faciles? ». « D’ailleurs ces gens qui vont voir Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu? sont-ils vraiment des spectateurs de cinéma ou des gens qui ont envie de se marrer dans une comédie facile qui joue sur les préjugés? ». Ces questions se posent souvent avec le plus grand sérieux et le plus grand naturel et on le voit, comme l’a écrit le sociologue Jean-Claude Passeron dans un très bel ouvrage intitulé « Le Savant et le populaire », chaque fois que l’on s’attaque à la notion de « populaire », la morale s’en mêle » ; et l’on voit le populaire conduire au deux dérives symétriques et opposées du populisme (qui consiste à penser qu’il existe une culture populaire autonome repliée sur elle-même faite de codes et de modèles démagogiques que l’on peut resservir à l’envie à des fins de séductions à un peuple qui ne demande que cela et dont la conscience critique est élaborée à l’aune de cette facilité) et du légitimisme (que toute culture populaire doit être lue comme l’inventaire des manques au regard de cultures reconnues comme savantes et construites à l’aune d’une élite culturelle et artistique).

Qu’il s’agisse du savant, du populaire, du populisme, du légitimisme ou du misérabilisme, je pense qu’il faut avant tout considérer là que l’on a affaire à des figures rhétoriques qu’il est à mon sens très difficile d’appliquer immédiatement aux œuvres cinématographiques et aux publics du cinéma. Car le cinéma est un objet qui n’a de cesse de se dérober en tant qu’œuvre : il y a du populaire dans les films artistiquement exigeants et de l’exigence artistique très importante dans les films à vocation populaire. De même il y a des films des publics populaires dans certaines salles à vocation savante et inversement des publics d’élites dans des salles à vocation populaire pourrais-je dire si je voulais caricaturer ce que recouvrent les pratiques cinématographiques des Français. L’histoire s’en mêle également car des œuvres basculent avec le temps d’une catégorie à l’autre. Tout cela a très longtemps très bien fonctionné, nous le savons tous très bien et, au reste, ce n’est pas là le véritable problème qui doit préoccuper le cinéma, son univers de création, sa diffusion et son exploitation ; même s’il nous arrive parfois de le penser lorsqu’on voit s’opposer souvent d’un point de vue stérile les films qui marchent à ceux qui ne marchent pas en pensant qu’il y a derrière chaque film un public très facilement analysable et qui ressemble à l’œuvre proposée ce qui permet d’entrer dans une économie de la justification des succès et des échecs de fréquentation qui trop souvent évoluent entre les deux pôles que connaissent bien tous ceux qui travaillent sur l’action culturelle, entendue au sens le plus large : d’un côté, le public a une inclination naturelle pour une offre facile et dépourvue de toute ambition artistique, et que, de l’autre côté, la condensation artistique contenue dans une œuvre est tellement forte que le public est incapable de comprendre ce qu’on lui propose.

Or, comme le rappelle dans un de ses textes un célèbre autour du théâtre français qui mérite d’être relu "le public est capable de tout, capable de siffler un chef-d’œuvre et d’acclamer une stupidité… Et le lendemain de goûter la chose la plus fine, la plus subtile du monde ! Pourquoi ? parce que c’est un être humain ! Un être humain qui aurait toutes les qualités et tous les défauts de la race humaine. Ceux qui croient le connaître ne connaissent que ses défauts et ils les flattent… Il faut violer le public… Nous allons y arriver ! "… Pour ma part, contrairement à cet auteur, je ne vous proposerai pas de violer le public mais beaucoup plus de réfléchir aux moyens qui consistent à repenser le public de cinéma, un public trop souvent, à mon sens, maltraité car réduit à la seule substance de ses fréquentations des œuvres cinématographiques. Pourtant aller au cinéma ne se réduit pas à consommer du cinéma, tout comme porter un pull de laine rouge ne consiste pas uniquement à se protéger du froid. C’est le sens même de fait d’être spectateur qu’il nous faut ré-explorer, ré-envisager à l’aune de l’évolution même du paysage cinématographique contemporain. Il y a quelques années le Centre Nationale de la Cinématographie réduisait ses publics en trois catégories : les occasionnels, les réguliers, les assidus… Occasionnels, réguliers, assidus, pourquoi les mots pour qualifier nos pratiques ont-ils tant à voir avec ce lexique propre à définir, dans d’autres situations, des pratiques qui ont plus à voir avec le sexe pratiqué hors mariage : c’est mon occasionnelle, ma régulière, mon assidue… Cela aussi construit des catégories mentales qui interrogent notre relation au fait cinématographique - et plus généralement à la culture - et aux moyens par lesquels nous pensons ce que fait le public.

18 juin 2014

CINÉ-CONCERTS : «Réinventer le désir d'aller en salle» (une interview de Léna Lutaud publiée dans le Figaro du 19 juin 2014)

Le Figaro : Comment définissez-vous un ciné-concert ?
La première réponse qu’on peut donner est descriptive et se rapporte d’abord à ce que l’on voit et de ce que l’on entend : un ciné-concert c’est la projection d’un film dont la musique est jouée en direct par un ou plusieurs musiciens. À cette définition, certains répondent qu’elle donne une trop grande place à la partie cinématographique de l’évènement, reléguant la partie musicale à un strict accompagnement du film. D’autres « puristes » affirment que s’il ne s’agit pas de films muets d’origine qui sont diffusés, ce n’est pas tout à fait un ciné-concert. Pourtant si l’on s’en tient au sens social et esthétique de l’événement, un ciné-concert est plus qu’un rappel ou qu’une reproduction de la façon dont voyait les films à l’ère du cinéma muet, c’est un dispositif qui allie le cinéma et la musique et qui permet de voir et d’entendre le cinéma et la musique différemment, quel que soit le film et quelle que soit la musique, quelles que soient les formes que cela peut prendre.

Le Figaro : Pourquoi les spectateurs s’y rendent-ils si volontiers depuis peu ?  Est ce un phénomène propre à la France ?
Pour vivre l’expérience collective du cinéma autrement. La numérisation massive des salles de cinéma françaises va de pair avec une uniformisation du parc Français en terme d’expériences proposées aux spectateurs. Les exploitants l’ont bien compris et sont à la recherche d’événements cinématographiques qui les singularisent, qui ne peuvent se produire à un moment donné que dans leurs salles, bref, une expérience qui sort de l’ordinaire en salles de cinéma. Le ciné-concert relève de cette catégorie d’expériences de cinéma qui sortent de l’ordinaire et qui donnent à voir le cinéma d’une autre manière.Métropolis de Fritz Lang ne sera pas le même film s’il est accompagné d’un orchestre ou d’un DJ. En France le mot « ciné-concert » est institutionnalisé même s’il subit ponctuellement des légères variances. Les Rencontres Professionnelles du ciné-concert existent, les cinémathèques et notamment celle de Toulouse en programment régulièrement, l’Agence pour le développement régional du cinéma l’intègre dans ses missions. Cette institutionnalisation permet, de fait, de favoriser son expansion et sa reconnaissance, par les publics dans le paysage culturel français, ce qui est beaucoup moins le cas à l’étranger ou aucun mot n’a réellement été institutionnalisé pour décrire ce type d’évènements, ce qui les rendent difficilement repérable par les publics et du coup freine leur expansion.

Le Figaro : L’expansion considérable de la programmation de ciné-concerts va-t-elle de pair avec un élargissement du public ?
De fait, oui. L’augmentation de l’offre de ciné-concerts va également avec une augmentation de la demande, à la fois de la part du public et de la part des institutions. La réelle volonté de diffuser le patrimoine du cinéma, qui va de pair avec l’apparition des ciné-concerts dans les années 80 ainsi que la numérisation récente des salles françaises, permet une diffusion de ciné-concerts beaucoup plus forte, et la volonté politique de favoriser ce type d’évènements s’accompagne d’un élargissement des publics de ciné-concerts. N’oublions qu’au cœur des villes et en périphérie, les salles de cinéma restent l’un des hauts-lieux de rassemblement social. Tout ce qui a été proposé relevant du spectacle rencontre un succès considérable : diffusion d’opéras, retransmission de concerts ou de shows en direct sur grand écran,… Ces événements sont attendus et réinventent le désir d’être en salle auquel participe fortement le ciné-concert.

Le Figaro : Reprise de partition d’époque, improvisation, création,…pour séduire le public, il faut restaurer l’esprit de l’époque mais dans un geste contemporain ?
Je ne sais pas s’il s’agit d’une question de séduction. Je pense qu’il s’agit plus d’une façon pour les artistes et le public de s’approprier ensemble une oeuvre qui existe déjà en en créant une nouvelle. Je mettrais du coup les ciné-concerts dans la même catégorie que les Mashups, principe qui consiste à mélanger plusieurs oeuvres, musicales ou vidéos, pour en créer une nouvelle. Même si tous les efforts sont faits pour recréer l’esprit d’époque en terme de musiciens, de films, de musiques, la geste sera nécessairement contemporain et chaque ciné-concert est une nouvelle création qui, par conséquent, fait émerger une nouvelle oeuvre.

Le Figaro : Face à l’écran, les mélomanes se mélangent-ils facilement aux cinéphiles ?
Concernant la part de mélomanes et la part de cinéphiles présent à chaque ciné-concert, plusieurs facteurs sont à prendre en compte. D’abord le lieu où se déroule le ciné-concert, qui en est à l’origine, auprès de qui la communication de l’évènement est elle-faite et sur quoi les organisateurs mettent l’accent ? Par exemple, l’Orchestre de Région Avignon Provence organise chaque année un ciné-concert avec deux dates. La première fait partie de leur saison symphonique et s’adresse plus aux mélomanes, la deuxième est organisée avec des associations étudiantes de l’Université d’Avignon et s’adresse plus aux cinéphiles. Il faut cependant noter qu’on n’est pas uniquement mélomane ou uniquement cinéphile, la vraie question c’est : que vient-on chercher quand on va voir un ciné-concert ? Et le point important que montrent les enquêtes, toujours en cours, concernant cette question et les réponses qui émergent pour l’instant c’est qu’on remarque surtout l’émergence d’un public spécifique au ciné-concerts, qui est à la recherche d’expériences qu’il ne retrouve que grâce aux ciné-concerts.

Le Figaro : Bien des nouveaux cinémas ont une scène et un piano à demeure. Les Français redécouvrent le cinéma muet ?
Effectivement. Les ciné-concerts en tant qu’évènement identifié comme tel apparaissent réellement à la suite d’un congrès de la FIAF en 1978 à Brighton ou des centaines de films muets inédits avait été montrée. À la suite de cela, on assiste à une réelle prise de conscience sur l’importance à la fois de conserver et de protéger ce patrimoine du cinéma, mais également et surtout de le montrer. Et les efforts qui ont suivis, de la part des institutions publiques et des lieux d’archives, de valoriser ce patrimoine a grandement contribué à populariser le ciné-concert et à l’imposer dans le paysage culturel. Je crois que face à une image numérique et un son numérique omniprésent, le son d’un piano réel en live permet de redécouvrir l’émotion en direct et surtout une matière sonore qui créée une belle tension avec l’image. Le développement de ce type d’événement interroge de fait une évolution qui mérite une attention soutenue d’où le fait que nous suivons cela de près dans mon laboratoire de recherche en sociologie des publics de l’Université d’Avignon et qu’une thèse menée par mon doctorant Quentin Amalou (qui m’a aidé à formuler les réponses à vos questions sur les ciné-concerts) intitulée « Le ciné-concert et ses publics. Réinvestir le passé, entre création et réappropriation » se consacre exclusivement au public des ciné-concerts en tant que phénomène social et culturel. Sans nul doute le ciné-concert risque s’il continue à se développer d’être aussi et surtout un merveilleux outil d’éducation artistique et culturel destiné aux nouvelles générations de spectateurs.

(Je remercie Quentin Amalou qui prépare une thèse sous ma direction intitulée Le ciné-concert et ses publics. Réinvestir le passé, entre création et réappropriation et qui m'a aidé à formuler les réponses au Figaro)

09 juin 2014

DISNEY ET LE SECRET DU VIEUX CHÂTEAU ou comment installer dans nos têtes d'enfants la représentation de l'invisible...

Dans l’excellent ouvrage qu’il a consacré voici quelques années à Walt Disney intitulé Walt Disney et nous, Plaidoyer pour un mal-aimé, l’essayiste Bertrand Mary a dressé le portrait d’un créateur tourmenté par son art, un passeur de contes, d’arts forains et de nombreuses œuvres littéraires, un connaisseur et un authentique admirateur de la culture populaire européenne. La plupart des sociologues qui ont, pour leur part, tenté d’analyser l’impact de Disney auprès de ses publics ont oscillé dans leurs principales conclusions entre une méfiance consommée face à une culture idéologiquement conservatrice et volontairement anesthésiante et une admiration discrète face à un vernaculaire universel susceptible de déposer dans la tête de tous les enfants du monde des images qui constituent aussi leurs premières références communes. Cependant, on commente très peu - et c’est là une chose éminemment passionnante - sur le plan sociétal, le lien intergénérationnel qui se créée entre les spectateurs de l’œuvre disneyenne. Les films, comme les bandes dessinées, les musiques et les parcs sont en effet «recyclés» - au sens le plus positif du mot - en permanence comme peut le voir par exemple en cette fin de printemps 2014, où, sur nos écrans de cinéma se réinstalle pour quelques jours – remastérisé – le très fameux Blanche-Neige et les sept nains créé en 1937 !

C’est un fait, le succès des oeuvres de Disney tient à un public qui a vu, lu et écouté au même âge ces films, ces livres et ces chansons qui tendent ainsi un fil sans précédent entre les enfants du monde certes, mais entre les enfants qui sont en nous, ceux qui nous succèdent et ceux nous ont précédé. Le canard Donald Duck, lui, fête ses 80 ans ! Et nous, sans nous en apercevoir, nous redécouvrons une part de notre mémoire collective toujours toute neuve, empreinte de nostalgie et de souvenirs acidulés. L’occasion nous est ainsi donnée de rouvrir à la faveur d’une nouvelle édition des recueils qui réactivent des images que nous avions oubliées et qui nous avaient parfois interpellés ou intrigués avec une force évidente. Notre goût du patrimoine et notre volonté de reconnaître jusque dans l’art de la bande dessinée le talent de l’auteur nous permettent donc de mieux discerner rétrospectivement combien le dessinateur Carl Barks – l’un des principaux – «inventeurs» de la dynastie Duck avait le don exceptionnel de nous conduire vers des intrigues familiales, fantastiques et aventureuses allant jusqu’à éveiller certaines nos premières émotions de frayeurs fictionnelles.

Donald Duck et le secret du vieux château (1948)
En 1948, dans une histoire intitulée Donald Duck et le secret du vieux château, il va ainsi mettre en scène un fantôme qui mériterait l’attention de tous les sémiologues de la bande dessinée tant sa représentation sans précédent est ingénieuse et, en conséquence, potentiellement génératrice de «peurs» chez le jeune lecteur qui s’y confronte. En effet jusqu'alors, la bande dessinée avait toujours été embarrassée   par la représentation de l’invisible, du fantomatique, et pour cause, elle était et est restée majoritairement un art de la monstration. Or Carl Barks nous laisse entrapercevoir en une seule et magistrale vignette la présence l’invisible, le fantôme. Un squelette humain en ombre portée, un coffre suspendu dans le vide, un éclairage qui n’a rien à envier à la féline de Tourneur, un château forcément écossais et le profil de notre canard terrorisé : le « tour  de force représentationnel » est joué. Et, à la peur, succèdent les questionnements que nous allons partager avec la famille Duck jusqu’à l’issue de l’intrigue dans laquelle il sera, on s'en doute, nécessaire de remettre un peu de rationalité in fine. Ce petit détour par l’Écosse, par la véritable peur dont sont porteurs les contes et récits européens, est un hommage ouvert de la part de Carl Barks à la culture du Vieux Monde. Oui, avant d’être Picsou, la généalogie de la famille Duck prend corps chez les MacPicsou au fin fond des brumes écossaises. On savait Disney attentif à ces ancrages de récits dans la géographie historique du monde. Car il n’est de représentation chez lui et ses principaux auteurs qui ne sera pas d’abord une «entreprise» ancrée dans l’imaginaire culturel. Barks, comme Disney, le comprenait. Tous deux partageaient cette conviction profonde et c’est pourquoi le Secret du vieux château, deuxième aventure dessinée mettant  de l'Oncle Picsou symbolise si bien leur conception commune du conte, une aventure qui viendra consolider durablement leur collaboration artistique.