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19 juin 2013

MONSTRES ACADEMY : la fin des normes à tout prix


"On peut affirmer sans absurdité qu'il n'existe en Amérique qu'un seul homme achevé et qui n'ait pas à rougir : le jeune père de famille marié, blanc, citadin, nordique, hétérosexuel, protestant, diplômé d'université, employé à plein temps, en bonne santé, d'un bon poids, d'une taille suffisante et pratiquant un sport. Tout homme américain est enclin à considérer le monde par les yeux de ce modèle, en quoi l'on peut parler d'un système de valeurs commun"[1]. Le modèle présenté ici, non sans ironie, par Erving Goffman vise à montrer à chacun d’entre nous comment fonctionnent ce que le sociologue appelle nos « attentes normatives ». Pour le dire autrement, nos attentes normatives sont des fictions que l’on fait tous vivre au fond de nous et qui construisent, à notre insu, une représentation de l’être humain improbable, idéalisée, stylisée à l’extrême. Et, c’est en mesurant les individus que l’on rencontre à l’aune de ces fictions que l’on appréhende le monde. C’est la raison majeure pour laquelle on ne rencontre jamais «le prince charmant» dans le monde réel alors même qu’on a une vision assez précise de ce que recouvre l’idée même de «prince charmant». Le cinéma a joué un rôle majeur pour donner des visages et des corps à nos personnages fictionnels. De fait, le défi que doit relever l’industrie hollywoodienne avec les films de campus est d’autant plus intéressant qu’elle est dans l’obligation de « coller » avec les aspirations et la culture de la jeunesse. C’est pourquoi ces films occupent une place si singulière dans l’économie du cinéma anglo-saxon car s’y éprouvent souvent de talents inconnus – qu’ils soient scénaristes ou comédiens – en phase avec la génération des publics auxquels ces films s’adressent en priorité.

Parmi les figures imposées de chaque début de film de campus, la mise en scène d’une jeunesse qu’on découvre en général sous son aspect le plus lisse incarnée par des personnages qui ont surtout l’apparence de stéréotypes sociaux. Il y a tout d’abord les héros masculins. Dans la majorité des films, il s’agit de garçons qui portent en eux les aspirations de leurs famille ou de leurs proches et qui offrent une version juvénile et souvent immaculée de ce qu’Orrin E. Klapp désigne sous la notion de « type social ». Le type social au cinéma c’est « une norme de comportement collectif correspondant à tel ou tel rôle, définie et utilisée par un groupe social : une idéalisation des façons d’être ou d’agir qu’on attend des autres »[2]. Le nouveau film de campus proposé cette année par Disney - Monstres Academy (Monsters University en anglais) va s'emparer très directement de ce jeu normatif pour précisément amplifié l'idée que la démocratisation d'un savoir partagé à l'Université permet avant tout de s'individualiser au milieu des autres si ces autres-là partagent le même projet de vie. À découvrir impérativement donc au cinéma le 10 juillet...



[1] Erving Goffman, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p.151.
[2] Cf. Orrin E. Klapp, « The Creation of Popular Heroes : Heroes, Villains and Fools as Agents of Social Control » in American Jounal of Sociology, vol. 54, n°2, septembre 1948, p. 135-141. On peut retrouver ces références dans l’ouvrage de Richard Dyer, Le Star-système hollywoodien, Paris, L’Harmattan, 2004.

14 juin 2013

LA VIE D'ADÈLE PALMÉE À CANNES 2013 : lettre de consolation à Christine Boutin "envahie par les gays"


Madame la Ministre, Chère Christine Boutin,
Ainsi trouvez-vous la «mode des gays» – je vous cite – «envahissante dans toutes les fictions» jusqu’à s’inviter délibérément à Cannes, la Palme d'Or 2013 ayant été décernée par Spielberg et son jury pour une histoire dans laquelle deux jeunes femmes découvrent ensemble l’amour et, par là même, une part sensible de leur identité. L'année dernière, c'était Amour de Haneke, une histoire d'amour extrême entre personnes âgées, les années précédentes The Tree of Life, Oncle Boonmee, Le Ruban Blanc, Entre les murs, le Vent se lève, Elephant, Le pianiste, La Chambre du fils, Rosetta,... Peut-être vous souvenez-vous aussi de l'Homme de fer, de Sailor et Lula, de Mash, de Taxi Driver, de Blow up, des Parapluies de Cherbourg, de la Ville basse, ou encore de titres qui doivent vous parlez un peu plus comme le Monde du Silence,  la Loi du Seigneur, la Porte de l'enfer, Sous le soleil de Satan, Un homme et une femme, le Troisième homme, Miracle à Milan, la Dernière Chance, ou les Hommes sans ailes,…

Madame la Ministre, Chère Christine Boutin,
Lorsque vous êtes venue à Avignon du temps où vous étiez Ministre, vous aviez refusé d'écouter nos étudiants qui souhaitaient vous parler de la précarité de leurs conditions de logement. Faut-il vous rappeler que ce refus de les entendre relevait de la plus pure grossièreté de votre part puisque vous les aviez fait convoquer et fait patienter durant plus de trois heures dans une salle de l’Hôtel de Ville d’Avignon sans doute pour mieux les mépriser en les ignorant purement et simplement... Une drôle de manière d’exercer là vos prérogatives de Ministre de la Ville et du logement… Voilà aujourd’hui que vous vous improvisez critique de cinéma - pas n’importe quelle critique - votre compétence s’établissant sur cet exercice singulier qui consiste à parler d’un film que vous n’avez pas vu… Sans doute faut-il y voir de votre part une posture esthétique constante, les films sacrifiés sur votre office vous étant tout aussi inconnus que les étudiants d’Avignon que vous avez feints de rencontrer.

Madame la Ministre, Chère Christine Boutin,
Je vous parle, vous l’aurez compris, tout autant en tant que sociologue du cinéma qu’en tant que président d’une université qui accueille plus de 40% de boursiers en première année de licence. Je vous prie au nom de notre République dont les valeurs sont la liberté, la fraternité et l'égalité de bien vouloir vous responsabiliser en tant qu'ancienne ministre et d'imaginer que notre pays est un pays où l'expression artistique est aussi et avant tout une expression politique. Apprenez donc à la comprendre. Je vous invite à réfléchir à ce qui concourt à couronner un film à Cannes, le plus beau et le plus grand festival du cinéma du monde. Sans doute cette réflexion vous conduirait à saisir pourquoi même Dumbo l'éléphant de Walt Disney a obtenu une palme en 1947. Souvenez-vous... Une plume serrée dans sa trompe suffisait à ce jeune pachyderme pour rêver qu'il pouvait s'élever dans les airs et, au bout du compte, s'envoler réellement.

Je vous en prie Madame la Ministre, Chère Christine Boutin,
Faites-vous offrir une plume de Dumbo, même toute petite et essayez  de comprendre tout ce que le réalisateur Abdellatif Kechiche et sa franco-tunisienne vie d’Adèle tente à leur tour de nous faire partager.... Puis relisez bien tous les titres de films palmés à Cannes que je viens d'énoncer... Vous comprendrez ce que signifie l'élévation politique par les arts... J'ai encore la naïveté de croire, Madame la Ministre, Chère Christine Boutin, que c'est bien la première vertu de la culture et des arts que de pouvoir ouvrir une brèche de communication, une médiation positive et durable entre les femmes et les hommes d'un pays, d'une nation et, en l'occurrence, en ce qui concerne Cannes, du monde entier...

Avignon, le 28 mai 2013
Emmanuel ETHIS