«Le deuxième en partant d'la fin, qui ne brille jamais, jamais assez au firmament des moins que rien»
À l’heure où les boutiques de déco vous vendent des parfums d’intérieurs aux doux noms de «Souvenirs d’école» ou «Le temps des portes-plumes» qui vous font vous remémorer grâce à l’odeur distillée de cette colle blanche de notre enfance les dictées plus ou moins réussies et les cours de récréation de l’école primaire, il arrive qu’au détour du flux de ces images du passé, l’on se souvienne de certains moments qu’on pensait avoir enterrés définitivement. Bien décidé à mettre dans les jeunes têtes qu’il a en charge, un début de commencement d’esprit de compétition (qu’il recouvre toujours de l’idéologie de l’esprit sportif où l’on apprend à perdre dans la dignité), l’instituteur décide de diviser sa classe en deux équipes de nombre égal. N’ayant évidemment aucune idée sur comment former lesdites équipes (et tentant d’éviter tout type de discrimination qui pourrait lui être attribué), l’instituteur nomme deux capitaines qui auront, eux, la lourde et légèrement sadique charge de choisir ceux qui composeront leurs équipes. Là de drôle d’enjeux se nouent autour des affinités électives d’abord, puis autour de l’idée de priver l’autre équipe de celui ou celle qui pourrait la faire gagner…
Je n’ai jamais été capitaine, toujours du côté de ceux qui sont choisis, et j’avoue que je conserve bien présente cette ignoble peur d’être celui que l’on tire en dernier, ce qui m’est arrivé tellement tellement souvent. La vie passant, sans doute la morale aidant un petit peu, j’ai durement conquis ma place d’avant-dernier. Nul en sport comme en tout autre type d’activités physiques, la place d’avant-dernier m’a permis néanmoins de conquérir une petite once de confiance en moi, assez grande en tous cas pour m’aider à oublier la sensation attachée au sentiment de celui qui serait choisi en dernier. Et comme le rappelle la magnifique chanson de Clarika «Le pire qui pourrait t'arriver serait d'être un petit peu meilleur, car là - Avant-avant-dernier -, Ce n'est plus du tout fédérateur… Oui mais que toi L'avant-dernier, Tu croises l'éternel second, et de vos destins contrariés, naîtra la plus belle des passions»… Le cinéma est sans doute, avec la littérature, l'un des arts les plus efficaces pour nous replonger dans ces flux de vie et lorsqu'adulte on les ressent de nouveau, on est souvent pris par un sentiment complexe situé à la croisée d'une certaine nostalgie et d'un soulagement évident de ne plus être obligé de vivre ces petites humiliations dont on prétend qu'elles forgent le caractère... Quel caractère ?...
Les événements relatés ici se sont vraiment déroulés et les personnes décrites ont toutes existé même si quelquefois elles semblent avoir quelque(s) ressemblance(s) avec des personnages imaginaires qui, comme le cinéma, nous aident "à préserver notre foi dans nos désirs d’un monde éclairé, face aux compromis que nous passons avec la manière dont le monde existe..."
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26 octobre 2010
17 octobre 2010
EMPREINTES : le 22 octobre à 20h30 sur France 5, SOPHIE MARCEAU, actrice, femme, star et... sujet sociologique dans un film de Laure Duthilleul
Depuis septembre 2007, France 5 retrace les parcours de personnalités qui ont marqué la société française dans Empreintes . La collection entamera sa 4e saison le 22 octobre prochain avec un documentaire de Laure Duthilleul consacré à l'actrice préférée des Français : Sophie Marceau. Pour marquer les 30 ans de carrière au cinéma de Sophie Marceau, la collection de portraits de France 5, Empreintes, l'a choisie pour sa première émission de la rentrée 2010. Vendredi 22 octobre 2010 à 20h30, ne manquez pas le premier numéro de la saison 4 consacré à l'actrice préférée des Français. Ce documentaire signé Laure Duthilleul, qui l'a dirigée en 2005 dans le film A Ce Soir , sera l'occasion de percer le mystère qui plane autour de cette enfant star révélée en 1980 dans le film La Boum de Claude Pinoteau . Pourquoi les Français n'ont depuis jamais cessé de l'aimer ? De ses débuts à l'àge de 13 ans à aujourd'hui où elle partage la vie de l'acteur Christophe Lambert , elle reviendra sur ses choix artistiques parfois audacieux, sur son métier, les rencontres qui ont marqué sa vie et ses passions. Sur une musique originale signée Sébastien Tellier , Laure Duthilleul a suivi l'héroïne de Fanfan, La Fille de d'Artagnan , Braveheart et Belphégor dans ses déplacements quotidiens. Outre une rencontre avec les parents de la Star, ce documentaire reprend également les images d'un entretien entre Sophie Marceau et le sociologue du cinéma Emmanuel Ethis. [Dépêche AFP]
(Des extraits commentés de cet entretien avec Sophie Marceau, mais également d'entretiens conduits avec Catherine Deneuve, Carole Bouquet, Michèle Mercier, Gianni Giardinelli, Samuel Perche et Guillaume Delorme paraîtront prochainement sur le socioBlog).
(Des extraits commentés de cet entretien avec Sophie Marceau, mais également d'entretiens conduits avec Catherine Deneuve, Carole Bouquet, Michèle Mercier, Gianni Giardinelli, Samuel Perche et Guillaume Delorme paraîtront prochainement sur le socioBlog).
05 octobre 2010
DE LA CULTURE À L'UNIVERSITÉ : le généreux et l'intéressant...
"Tout le monde dit, sans savoir ce qu’il répète, que le compas indiquant le nord, permet de s’orienter"
«Aujourd’hui – déclarait récemment Gérard Depardieu - les jeunes acteurs n’ont plus peur d’être ignorants. Au contraire, ils considèrent cela comme une qualité. Je les plains». Sans doute, ce constat lapidaire mériterait-il d’être affiné afin de pointer avec notre grand comédien français ce qu’il entend par «ignorance», mais aussi et surtout comprendre d’où il observe le monde pour percevoir ainsi ce renversement de l’ordre des savoirs qui amènerait les jeunes acteurs qu’il fustige à présenter leur soi-disant ignorance comme une qualité. Dans les faits, il ne sert cependant à rien de les stigmatiser ou de les plaindre - ce qui revient au même - en déplorant par voie de conséquence la disparition d’un monde où la haute culture d’élite fonctionnait comme un mètre étalon unique pour jauger et qualifier l’autre. En guise d’exemple, qui a lu Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne se souvient sans doute de la première rencontre entre le Capitaine Némo et Pierre Aronnax, Professeur au Muséum de Paris alors que ce dernier vient d’être recueilli à bord du sous-marin Nautilus et qu’il y découvre, émerveillé, «une bibliothèque qui ferait honneur à plus d’un palais des continents. [Je possède là douze mille volumes – dit Némo-]. Ce sont les seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s’est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j’ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l’humanité n’a plus ni pensé, ni écrit». Ainsi la bibliothèque de Némo voyait-elle se côtoyer des ouvrages de sciences et de littératures - Hugo, Xénophon, Michelet, Rabelais, Sand, Humboldt, Foucault, Chasles, Milne-Edwards, Agassiz, etc. -, avec des œuvres d’art et des partitions musicales signées Holbein, Ribera, Véronèse, Murillo, Teniers Delacroix, Gounod, Weber, Mozart, Meyerbeer et Rossini. «Ces artistes sont des contemporains d’Orphée car les différences chronologiques s’effacent dans la mémoire des morts, et je suis mort, Monsieur le Professeur – conclut Némo – aussi bien mort que ceux de vos amis qui reposent à six pieds sous terre !» En mettant de la sorte en scène le conflit Némo-Aronnax, Jules Verne esquisse une interrogation philosophique profonde, véritable parabole sur notre relation à la culture et de ce que nous faisons de cette relation.
En effet, Aronnax, tout le long de son aventure subaquatique, va tenter de comprendre, sans jamais y parvenir, pourquoi un homme comme Némo, qui apparaît comme bien plus cultivé que la plupart de ses contemporains, décide de rompre avec l’humanité. Or Aronnax ne peut, en tant qu’universitaire, imaginer la culture autrement que comme un facteur de progrès pour le rapprochement entre les hommes et comme une ouverture à l’autre; Némo, pour sa part, nous laisse entrevoir, que la culture, instrument de domination peut aussi conduire à l’isolement, à l’éloignement, et sans doute à une certaine forme sociale de mépris. Qu’ils s’agissent de Némo, de Depardieu ou d’Aronnax, tous trois se révèlent avec une prise de conscience qui leur est propre face aux sentiments diffus qu’ils ressentent face à un monde qui change sous leurs yeux. L’un, Némo décide de renoncer et de se couper du monde qui est le sien. Depardieu, lui, préfère se plaindre des nouvelles générations en devenir avec lesquelles, il n’a plus, selon lui, que la dénomination d’un métier – acteur – en commun. Le Professeur Aronnax, enfin, agit au regard d’une éthique et d’une loyauté sociale qui l’entraînent à s’intéresser avec passion aux changements dont il est à la fois l’acteur et le témoin et à comprendre l’autre tel qu’il se présente à lui. Comme Nietzsche, le professeur Aronnax sait bien que les forces de vie sont supérieures aux forces de pensée, ce qui signifie, pour le dire autrement, que nous prenons d’abord consistance grâce à toutes les relations d’interdépendance que nous sommes susceptibles de construire avec le monde qui est le nôtre.
C’est au reste, cette acception vivante que notre commission Culture et Université a souhaité donner ici à l’idée même de culture : une culture de la diversité, toujours en devenir, qui résonne avec les valeurs de générosité, d’intérêt et de curiosité qui devraient, à notre sens, sous-tendre toute politique qui a l’ambition d’accompagner les dynamiques créatives des savoirs, des partages et de la transmission culturels de nos sociétés contemporaines.
En 1985, Pierre Bourdieu, titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France, présentait un rapport collectif mis au point par des professeurs de cette institution à la demande du président de la république intitulé «Neuf propositions pourl'enseignement de l'avenir». Après avoir développé avec La Distinction sa théorie de la légitimité culturelle, puis analysé le milieu universitaire français dans Homo Academicus, Bourdieu allait à la fois défendre une indépendance et une autonomie des universités face au «protectionnisme» de l’État, une plus grande démocratisation de l’accès à nos établissements d’enseignement supérieur ainsi que la limitation de la durée de validité des diplômes par le développement de leurs réévaluations régulières. Enfin, dans sa dernière proposition, le sociologue allait insister sur l’importance des échanges culturels, sur la généralisation de l’usage des moyens audiovisuels et sur l’institutionnalisation de plus larges passerelles entre l’université et la culture. Vingt-cinq ans plus tard, notre commission choisit de présenter au ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche cent vingt huit propositions pour tenter de favoriser le développement de la culture à l’université, mais également la reconnaissance du potentiel créatif de nos universités par les mondes de la culture.
Pourquoi cent vingt huit propositions ? Outre qu’il s’agisse d’un chiffre qui parle à tous nos étudiants parce qu’il fait référence à l’une des collections d’ouvrages universitaires les plus lus par ces derniers, il nous importait surtout d’afficher un nombre massif de propositions afin d’exprimer, plus que symboliquement, combien les items Culture et Université, lorsqu’on les croise, sont en mesure de stimuler désirs et imaginations. Par l’entremise de ce grand nombre de propositions et de préconisations, notre commission souhaitait aussi adresser toute sa reconnaissance au travail de ceux qui, depuis longtemps, œuvrent pour inventer et installer durablement les questions de culture dans nos établissements : les services Culture, le réseau A+U+C, les associations et les syndicats étudiants et, bien entendu, les enseignants-chercheurs et les personnels de nos universités qui ont fait de ces questions un engagement quotidien. En effet, nous ne sommes pas partis de rien. Quelques jours à peine après l’installation officielle de notre commission en juin 2009, ce sont des dizaines d’établissements, de représentants de noscommunautés universitaires mais aussi de plusieurs institutions culturelles qui ont pris contact avec nous pour manifester leurs envies d’apporter des idées, des initiatives ou simplement exprimer leur intérêt vis à vis de ce que l’on pourrait faire s’épanouir de nouveau à l’intersection «Culture-Université».
Ce sont de toutes ces rencontres chaque fois riches et bouillonnantes que sont nées les cent vingt huit propositions présentées ici. Diverses par leur nature ou leur densité, différentes dans leur ambition ou leur objectif, elles sont néanmoins traversées par un dénominateur politique commun qui nous a tous unanimement rassemblé : celui de ne jamais considérer la question des arts et de la culture comme accessoire ou décorative, ou comme ce «petit plus» en charge de compenser une sorte de supplément d’âme qui, pour on ne sait quelle raison, serait déficient chez nos étudiants ou plus généralement chez nos contemporains. Comme le faisait remarquer Pierre Bergé lors d’une de nos toutes premières réunions : «on n’a jamais autant parlé de culture que pendant ces vingt-cinq dernières années, mais on n’a pas remarqué qu’il y ait plus de gens cultivés qu’avant. En fait, la fréquentation du philosophe Max Stirner m’a appris à me méfier des concepts. En effet, pour lui, le mot liberté ne veut rien dire car il n’y a que des hommes libres. C'est pour cela que nous devons considérer que la culture ne veut rien dire, mais qu’il n’y a que des gens cultivés. Il faut être attentif à ne pas contruire des diplômés ternes par le formatage de leur culture. On ne peut se contenter de deux ou trois références convenues qui finissent par rendre terne leur citateur. Ce n'est pas une culture hygiénique qui doit être développée dans les universités. Comme on se lave les dents trois fois par jours, il faut avoir de la culture. On a quelques livres de la Pléiade, on cite, on va un peu au théâtre, un peu à l’opéra, puis ça s’arrête là. La culture ne doit pas être programmée, pas de temps en temps, elle ne fait surtout pas partie d’un divertissement. Elle doit faire partie dela vie, du lever au coucher sans en faire pour autant une sorte de sacerdoce. On ne devrait pas se poser la question. La culture doit faire partie de nous comme on respire, comme on a besoin de boire et de manger. La culture, c’est se mettre en danger, c’est se poser des questions. La culture n’est pas un long fleuve tranquille. La culture, c’est aller au devant d’interrogations et c'est de l'imagination. Elle ne peut pas s’enseigner simplement. Comme dans des méthodes d’enseignement à la Montessori, à la Fresnay ou d’autres, il faut faire participer l’étudiant qui doit finir par s’enseigner la culture à lui-même. Pourtant, c'est la communauté universitaire dans son ensemble qui doit s’adresser ici à la communauté universitaire. Car, si la culture ne peut s'enseigner, elle se transmet et cela ne se passe pas sans les enseignants-chercheurs qui forment et quelquefois même formatent. Aujourd’huiles enseignants-chercheurs doivent accompagner les étudiants vers les limites du possible”.
Dans son roman L’odyssée de l’espace, l'auteur de science-fiction Arthur C. Clarke énonce trois loisque nous pourrions faire nôtres et qui, à leur manière, prolongent avecjustesse les propos de Pierre Bergé : (1) Quand un savant distingué mais vieillissant estime que quelque chose est possible, il a presque certainement raison, mais lorsqu'il déclare que quelque chose est impossible, il a très probablement tort. (2) La seule façon de découvrir les limites du possible, c'est de s'aventurer un peu au-delà, dans l'impossible. (3) Toute technologie suffisamment avancée estindiscernable de la magie. Pour sa part, Gregory Benford, physicien de l'Université d'Irvine en Californie a souhaité énoncer un corollaire à cette dernière loi : N'importe quelle technologie discernable de la magie est insuffisamment avancée... Et ce sont bien ces cultures dialogiques et participantes qui fondent depuis toujours nos universités qu’il s’agit aussi de valoriser aujourd’hui comme l’une de nos principales sources de créativité dont sont porteurs nos étudiants. Ainsi, comme le préconise Richard Florida, professeur en urban studies à l’Université de Toronto, nos universités peuvent jouer un rôle primordial pour favoriser la reconnaissance de ce qu’il appelle les "classes créatives". Les classes créatives désignent une population urbaine, mobile, qualifiée et connectée et se définissent en apportant sur les territoires qu’elles habitent Talent, Technologie et Tolérance. Pour Florida la confiance que nos plaçons dans nos classes créatives est sans doute le meilleur atout dont on puisse disposer, car ce sont elles qui favorisent ce braindrain qui est en mesure d’offrir de nouveaux contours à l’idée même de progrès.
«L’homme - écrit Georg Simmel - est un être qui a l’étrange capacité de se passionner pour des chosesque ne concernent en rien ses intérêts». Et, s’il arrive du neuf, de l’innovation, de la nouveauté dans ce que nous vivons, c’est précisément parce que nous nous intéressons et que nous avons avec les êtres et les choses à construire, à un moment ou un autre, un rapport susceptible de dépasser véritablement, sans que nous sachions exactement pourquoi, le socle de ce qui devrait initialement constituer nos intérêts. L’université est un lieu privilégié pour s’ouvrir à ce que sont ces intérêts désintéressés. Mieux, c’est souvent un endroit où l’on prend conscience qu’il n’est pas tout à fait anormal que certaines idées viennent soudainement changer notre manière de voir ou depenser. Car c’est bien ainsi que les choses arrivent dans nos têtes : nous avons tous fait un jour l’expérience d’une idée étrangère (au sens de corps étranger) qui nous saisit sans qu’on s’y attende et qui est capable de bouleverser la routine de tout notre système de pensée ; plus encore, on asouvent conscience de l’effort que nous devons faire pour accepter cette idée étrangère, pour la faire nôtre au point de recomposer l’ensemble de nos certitudes. On peut prendre goût à cela ou pas du tout, mais l’on sait parfaitement que prendre goût à cela risque définitivement de nous rendre plus ouverts, plus perméables à notre environnement, qu’il soit proche ou lointain. Comme le rappelle l’historien Paul Veyne : «le rapport de l’homme aux choses ne s’explique pas seulement à partir de ce qu’il y a à l’intérieur de l’homme. Sinon l’altruisme serait de l’égoïsme, puisque l’altruisme se «plaît» à n’être pas égoïste»…C’est aussi et précisément là que commencent notre intérêt pour l’autre, et plus fortement encore les formes de la pensée les plus généreuses que nous appelons «culture(s)». Mais ne nous y trompons pas, notre besoin et notre nécessité de culture ou de création commencent toujours par un tourment ; ainsi, est-ce bien d’un tourment qu’est née la volonté d’écrire de Stendhal, un tourment subsumé dans une question initiale et déterminante : «comment me serais-je comporté à l’une de ces batailles de Napoléon où je ne me suis jamais trouvé ?» Nos cent vingt huit propositions espèrent en ce sens apparaître comme autant d’ouvertures possibles pour soutenir tous nos tourments et ce en rappelant combien, dans la droite ligne de Condorcet, notre institution - l’université - doit mettre tout en œuvre pour «protéger les savoirs contre les pouvoirs», «considérer l’excellence comme la forme la plus haute de l’égalité» et se garder enfin «d’assujettir l’instruction publique aux volontés particulières et à l’utilité immédiate».
[Extrait de l'introduction de l'ouvrage De la culture à l'université, 128 propositions à paraître le 5 octobre 2010 chez Armand Colin et téléchargeable ici en version intégrale]
«Aujourd’hui – déclarait récemment Gérard Depardieu - les jeunes acteurs n’ont plus peur d’être ignorants. Au contraire, ils considèrent cela comme une qualité. Je les plains». Sans doute, ce constat lapidaire mériterait-il d’être affiné afin de pointer avec notre grand comédien français ce qu’il entend par «ignorance», mais aussi et surtout comprendre d’où il observe le monde pour percevoir ainsi ce renversement de l’ordre des savoirs qui amènerait les jeunes acteurs qu’il fustige à présenter leur soi-disant ignorance comme une qualité. Dans les faits, il ne sert cependant à rien de les stigmatiser ou de les plaindre - ce qui revient au même - en déplorant par voie de conséquence la disparition d’un monde où la haute culture d’élite fonctionnait comme un mètre étalon unique pour jauger et qualifier l’autre. En guise d’exemple, qui a lu Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne se souvient sans doute de la première rencontre entre le Capitaine Némo et Pierre Aronnax, Professeur au Muséum de Paris alors que ce dernier vient d’être recueilli à bord du sous-marin Nautilus et qu’il y découvre, émerveillé, «une bibliothèque qui ferait honneur à plus d’un palais des continents. [Je possède là douze mille volumes – dit Némo-]. Ce sont les seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s’est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j’ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l’humanité n’a plus ni pensé, ni écrit». Ainsi la bibliothèque de Némo voyait-elle se côtoyer des ouvrages de sciences et de littératures - Hugo, Xénophon, Michelet, Rabelais, Sand, Humboldt, Foucault, Chasles, Milne-Edwards, Agassiz, etc. -, avec des œuvres d’art et des partitions musicales signées Holbein, Ribera, Véronèse, Murillo, Teniers Delacroix, Gounod, Weber, Mozart, Meyerbeer et Rossini. «Ces artistes sont des contemporains d’Orphée car les différences chronologiques s’effacent dans la mémoire des morts, et je suis mort, Monsieur le Professeur – conclut Némo – aussi bien mort que ceux de vos amis qui reposent à six pieds sous terre !» En mettant de la sorte en scène le conflit Némo-Aronnax, Jules Verne esquisse une interrogation philosophique profonde, véritable parabole sur notre relation à la culture et de ce que nous faisons de cette relation.
En effet, Aronnax, tout le long de son aventure subaquatique, va tenter de comprendre, sans jamais y parvenir, pourquoi un homme comme Némo, qui apparaît comme bien plus cultivé que la plupart de ses contemporains, décide de rompre avec l’humanité. Or Aronnax ne peut, en tant qu’universitaire, imaginer la culture autrement que comme un facteur de progrès pour le rapprochement entre les hommes et comme une ouverture à l’autre; Némo, pour sa part, nous laisse entrevoir, que la culture, instrument de domination peut aussi conduire à l’isolement, à l’éloignement, et sans doute à une certaine forme sociale de mépris. Qu’ils s’agissent de Némo, de Depardieu ou d’Aronnax, tous trois se révèlent avec une prise de conscience qui leur est propre face aux sentiments diffus qu’ils ressentent face à un monde qui change sous leurs yeux. L’un, Némo décide de renoncer et de se couper du monde qui est le sien. Depardieu, lui, préfère se plaindre des nouvelles générations en devenir avec lesquelles, il n’a plus, selon lui, que la dénomination d’un métier – acteur – en commun. Le Professeur Aronnax, enfin, agit au regard d’une éthique et d’une loyauté sociale qui l’entraînent à s’intéresser avec passion aux changements dont il est à la fois l’acteur et le témoin et à comprendre l’autre tel qu’il se présente à lui. Comme Nietzsche, le professeur Aronnax sait bien que les forces de vie sont supérieures aux forces de pensée, ce qui signifie, pour le dire autrement, que nous prenons d’abord consistance grâce à toutes les relations d’interdépendance que nous sommes susceptibles de construire avec le monde qui est le nôtre.
C’est au reste, cette acception vivante que notre commission Culture et Université a souhaité donner ici à l’idée même de culture : une culture de la diversité, toujours en devenir, qui résonne avec les valeurs de générosité, d’intérêt et de curiosité qui devraient, à notre sens, sous-tendre toute politique qui a l’ambition d’accompagner les dynamiques créatives des savoirs, des partages et de la transmission culturels de nos sociétés contemporaines.
En 1985, Pierre Bourdieu, titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France, présentait un rapport collectif mis au point par des professeurs de cette institution à la demande du président de la république intitulé «Neuf propositions pourl'enseignement de l'avenir». Après avoir développé avec La Distinction sa théorie de la légitimité culturelle, puis analysé le milieu universitaire français dans Homo Academicus, Bourdieu allait à la fois défendre une indépendance et une autonomie des universités face au «protectionnisme» de l’État, une plus grande démocratisation de l’accès à nos établissements d’enseignement supérieur ainsi que la limitation de la durée de validité des diplômes par le développement de leurs réévaluations régulières. Enfin, dans sa dernière proposition, le sociologue allait insister sur l’importance des échanges culturels, sur la généralisation de l’usage des moyens audiovisuels et sur l’institutionnalisation de plus larges passerelles entre l’université et la culture. Vingt-cinq ans plus tard, notre commission choisit de présenter au ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche cent vingt huit propositions pour tenter de favoriser le développement de la culture à l’université, mais également la reconnaissance du potentiel créatif de nos universités par les mondes de la culture.
Pourquoi cent vingt huit propositions ? Outre qu’il s’agisse d’un chiffre qui parle à tous nos étudiants parce qu’il fait référence à l’une des collections d’ouvrages universitaires les plus lus par ces derniers, il nous importait surtout d’afficher un nombre massif de propositions afin d’exprimer, plus que symboliquement, combien les items Culture et Université, lorsqu’on les croise, sont en mesure de stimuler désirs et imaginations. Par l’entremise de ce grand nombre de propositions et de préconisations, notre commission souhaitait aussi adresser toute sa reconnaissance au travail de ceux qui, depuis longtemps, œuvrent pour inventer et installer durablement les questions de culture dans nos établissements : les services Culture, le réseau A+U+C, les associations et les syndicats étudiants et, bien entendu, les enseignants-chercheurs et les personnels de nos universités qui ont fait de ces questions un engagement quotidien. En effet, nous ne sommes pas partis de rien. Quelques jours à peine après l’installation officielle de notre commission en juin 2009, ce sont des dizaines d’établissements, de représentants de noscommunautés universitaires mais aussi de plusieurs institutions culturelles qui ont pris contact avec nous pour manifester leurs envies d’apporter des idées, des initiatives ou simplement exprimer leur intérêt vis à vis de ce que l’on pourrait faire s’épanouir de nouveau à l’intersection «Culture-Université».
Ce sont de toutes ces rencontres chaque fois riches et bouillonnantes que sont nées les cent vingt huit propositions présentées ici. Diverses par leur nature ou leur densité, différentes dans leur ambition ou leur objectif, elles sont néanmoins traversées par un dénominateur politique commun qui nous a tous unanimement rassemblé : celui de ne jamais considérer la question des arts et de la culture comme accessoire ou décorative, ou comme ce «petit plus» en charge de compenser une sorte de supplément d’âme qui, pour on ne sait quelle raison, serait déficient chez nos étudiants ou plus généralement chez nos contemporains. Comme le faisait remarquer Pierre Bergé lors d’une de nos toutes premières réunions : «on n’a jamais autant parlé de culture que pendant ces vingt-cinq dernières années, mais on n’a pas remarqué qu’il y ait plus de gens cultivés qu’avant. En fait, la fréquentation du philosophe Max Stirner m’a appris à me méfier des concepts. En effet, pour lui, le mot liberté ne veut rien dire car il n’y a que des hommes libres. C'est pour cela que nous devons considérer que la culture ne veut rien dire, mais qu’il n’y a que des gens cultivés. Il faut être attentif à ne pas contruire des diplômés ternes par le formatage de leur culture. On ne peut se contenter de deux ou trois références convenues qui finissent par rendre terne leur citateur. Ce n'est pas une culture hygiénique qui doit être développée dans les universités. Comme on se lave les dents trois fois par jours, il faut avoir de la culture. On a quelques livres de la Pléiade, on cite, on va un peu au théâtre, un peu à l’opéra, puis ça s’arrête là. La culture ne doit pas être programmée, pas de temps en temps, elle ne fait surtout pas partie d’un divertissement. Elle doit faire partie dela vie, du lever au coucher sans en faire pour autant une sorte de sacerdoce. On ne devrait pas se poser la question. La culture doit faire partie de nous comme on respire, comme on a besoin de boire et de manger. La culture, c’est se mettre en danger, c’est se poser des questions. La culture n’est pas un long fleuve tranquille. La culture, c’est aller au devant d’interrogations et c'est de l'imagination. Elle ne peut pas s’enseigner simplement. Comme dans des méthodes d’enseignement à la Montessori, à la Fresnay ou d’autres, il faut faire participer l’étudiant qui doit finir par s’enseigner la culture à lui-même. Pourtant, c'est la communauté universitaire dans son ensemble qui doit s’adresser ici à la communauté universitaire. Car, si la culture ne peut s'enseigner, elle se transmet et cela ne se passe pas sans les enseignants-chercheurs qui forment et quelquefois même formatent. Aujourd’huiles enseignants-chercheurs doivent accompagner les étudiants vers les limites du possible”.
Dans son roman L’odyssée de l’espace, l'auteur de science-fiction Arthur C. Clarke énonce trois loisque nous pourrions faire nôtres et qui, à leur manière, prolongent avecjustesse les propos de Pierre Bergé : (1) Quand un savant distingué mais vieillissant estime que quelque chose est possible, il a presque certainement raison, mais lorsqu'il déclare que quelque chose est impossible, il a très probablement tort. (2) La seule façon de découvrir les limites du possible, c'est de s'aventurer un peu au-delà, dans l'impossible. (3) Toute technologie suffisamment avancée estindiscernable de la magie. Pour sa part, Gregory Benford, physicien de l'Université d'Irvine en Californie a souhaité énoncer un corollaire à cette dernière loi : N'importe quelle technologie discernable de la magie est insuffisamment avancée... Et ce sont bien ces cultures dialogiques et participantes qui fondent depuis toujours nos universités qu’il s’agit aussi de valoriser aujourd’hui comme l’une de nos principales sources de créativité dont sont porteurs nos étudiants. Ainsi, comme le préconise Richard Florida, professeur en urban studies à l’Université de Toronto, nos universités peuvent jouer un rôle primordial pour favoriser la reconnaissance de ce qu’il appelle les "classes créatives". Les classes créatives désignent une population urbaine, mobile, qualifiée et connectée et se définissent en apportant sur les territoires qu’elles habitent Talent, Technologie et Tolérance. Pour Florida la confiance que nos plaçons dans nos classes créatives est sans doute le meilleur atout dont on puisse disposer, car ce sont elles qui favorisent ce braindrain qui est en mesure d’offrir de nouveaux contours à l’idée même de progrès.
«L’homme - écrit Georg Simmel - est un être qui a l’étrange capacité de se passionner pour des chosesque ne concernent en rien ses intérêts». Et, s’il arrive du neuf, de l’innovation, de la nouveauté dans ce que nous vivons, c’est précisément parce que nous nous intéressons et que nous avons avec les êtres et les choses à construire, à un moment ou un autre, un rapport susceptible de dépasser véritablement, sans que nous sachions exactement pourquoi, le socle de ce qui devrait initialement constituer nos intérêts. L’université est un lieu privilégié pour s’ouvrir à ce que sont ces intérêts désintéressés. Mieux, c’est souvent un endroit où l’on prend conscience qu’il n’est pas tout à fait anormal que certaines idées viennent soudainement changer notre manière de voir ou depenser. Car c’est bien ainsi que les choses arrivent dans nos têtes : nous avons tous fait un jour l’expérience d’une idée étrangère (au sens de corps étranger) qui nous saisit sans qu’on s’y attende et qui est capable de bouleverser la routine de tout notre système de pensée ; plus encore, on asouvent conscience de l’effort que nous devons faire pour accepter cette idée étrangère, pour la faire nôtre au point de recomposer l’ensemble de nos certitudes. On peut prendre goût à cela ou pas du tout, mais l’on sait parfaitement que prendre goût à cela risque définitivement de nous rendre plus ouverts, plus perméables à notre environnement, qu’il soit proche ou lointain. Comme le rappelle l’historien Paul Veyne : «le rapport de l’homme aux choses ne s’explique pas seulement à partir de ce qu’il y a à l’intérieur de l’homme. Sinon l’altruisme serait de l’égoïsme, puisque l’altruisme se «plaît» à n’être pas égoïste»…C’est aussi et précisément là que commencent notre intérêt pour l’autre, et plus fortement encore les formes de la pensée les plus généreuses que nous appelons «culture(s)». Mais ne nous y trompons pas, notre besoin et notre nécessité de culture ou de création commencent toujours par un tourment ; ainsi, est-ce bien d’un tourment qu’est née la volonté d’écrire de Stendhal, un tourment subsumé dans une question initiale et déterminante : «comment me serais-je comporté à l’une de ces batailles de Napoléon où je ne me suis jamais trouvé ?» Nos cent vingt huit propositions espèrent en ce sens apparaître comme autant d’ouvertures possibles pour soutenir tous nos tourments et ce en rappelant combien, dans la droite ligne de Condorcet, notre institution - l’université - doit mettre tout en œuvre pour «protéger les savoirs contre les pouvoirs», «considérer l’excellence comme la forme la plus haute de l’égalité» et se garder enfin «d’assujettir l’instruction publique aux volontés particulières et à l’utilité immédiate».
[Extrait de l'introduction de l'ouvrage De la culture à l'université, 128 propositions à paraître le 5 octobre 2010 chez Armand Colin et téléchargeable ici en version intégrale]