Richard Hoggart
THE ABUSES OF LITERACY
ou les dangers de la lecture
(article publié dans le RSA Journal, Juillet 1994)
traduit en français par Emmanuel Ethis à l’occasion de la publication de l’ouvrage
Richard Hoggart en France,
Paris, éditions de la BPI, Centre Georges Pompidou, 1999
Certains d'entre vous se demanderont certainement pourquoi j'ai voulu intituler cette conférence "The Abuses of Literacy"(Les dangers de l'aphabétisation par la lecture) puisque j'ai donné pour titre à un précédent ouvrage,qui est encore édité, The Uses of Literacy. En fait le titre original du premier livre était bien The Abuses of Literacy, mais des conseillers juridiques ont pratiquement empêché cette publication jusqu'à ce que j'accepte de laisser tomber le terme "dangers". Alors, je me suis dit que ce soir je réintroduirais "les dangers". Globalement, la thèse que je défends à propos des dangers de l'aphabétisation par la lecture, c'est qu'ils sont plus forts aujourd'hui que lorsque j'ai écrit le livre, il y a plus de trente ans ; toutefois leur forme est différente. Je voudrais d'abord parler des avantages qu'a apportés la fin de notre vingtième siècle à la plupart des gens dans notre société comme dans celles d'autres pays développés. Je prendrai acte de l'existence de ces avantages, mais j'en préciserai la portée ; ensuite, je rappellerai qu'au travers de tous les changements de la dernière partie de ce siècle, nous avons conservé quelques caractéristiques positives qui font historiquement partie du patrimoine du peuple britannique, mais nous en avons conservé également certaines autres qui figurent parmi les pires. Le troisième élément, qui est le point central de mon propos, m'aménera à me demander quels sont les agents principaux qui contribuent de manière si radicale au mouvement et aux changements de notre société. Mon quatrième point portera sur le type de changements provoqué par ces agents ; le cinquième, enfin, m'aménera à m'interroger sur nos possibilités : que pouvons-nous faire pour consolider ce qui a été gagné et réduire ce qui a été perdu car je n'ai pas le moindre doute sur le fait qu'il y ait eu de grandes pertes.
LES AVANTAGES
Ce qu'il faut dire d'abord au sujet de ces nouveaux avantages de la seconde moitié du vingtième siècle, vous le savez tous, mais il faut le rappeler d'entrée de jeu, c'est qu'ils ne sont pas équitablement répartis. On peut avancer raisonnablement que pour une certaine proportion de la population, peut-être 10%, la situation est aussi mauvaise qu'avant que ne soient apparu ces avantages . Et ces deux facteurs sont indissolublement liés. Il est vrai que la plupart des gens sont mieux logés aujourd'hui qu'ils ne l'étaient. La plupart des "corrons" ont disparu dans le Yorkshire, le Lancashire, et dans les Midlands. L'histoire a eu un horrible bégaiement avec les tours HLM, mais maintenant, elles ont, elles aussi, pratiquement disparu; et puis, je suis au regret de devoir dire , bien que je vote socialiste et que je sois membre du parti travailliste, que les travaillistes ont vraîment traîné les pieds lorsqu'il s'est agi d'accepter que les habitants des HLM deviennent propriétaires de leurs appartements. C'était à l'évidence une bonne mesure et une bonne action . Ce qui n'était pas bien, c'était de ne pas avoir construit un nombre suffisant de logements locatifs pour faire face aux conséquences de cette mesure.
Les gens dans l'ensemble sont mieux nourris qu'avant, je veux dire mieux nourris que de mon temps, mais il faut apporter quelques correctifs à cette affirmation et j'essaierai de le faire plus tard. Vous pouvez très bien vous en rendre compte dans les supermarchés ; pourvu que vous ayez le temps et que l'on ne vous soupçonne pas d'espionnage industriel, vous pouvez apprendre beaucoup de choses sur la société moderne en traînant dans les supermarchés. Les gens sont dans l'ensemble mieux vêtus, mais toujours à la façon un peu bizarre qu'ont les britanniques de s'habiller; cependant, encore une fois, j'essaierai de reprendre ce point un peu plus tard. Les gens ont plus d'argent pour faire ce dont ils ont envie ; quand les magnétoscopes sont apparus, les britanniques sont très vite devenus la nation la mieux équipée du monde, c'est-à-dire que nous avions plus de magnétoscopes par tête d'habitant que les États Unis eux-mêmes (je ne connais pas exactement les chiffres d'aujourd'hui ; il est possible que d'autres nous aient rattrapés). Nous disposons de plus d'argent à dépenser; en particulier pour voyager, mais lorsque vous regardez la manière dont les gens voyagent, vous commencez à apercevoir des différences. Une fois de plus, je reviendrai sur ce point. Maintenant les prestations sociales ne sont plus soumises à un contrôle préalable des ressources et des expressions comme "vivre avec une ardoise" ont plus ou moins disparu. Nous ne nous sentons pas obligés d'émigrer (Nous signifie ici la classe ouvrière). Nous ne sentons pas comme une violence (ce que ressentait mon père par exemple), qu'il faut s'engager dans l'armée parce qu'il n'y a aucun travail chez nous, et on nous a même enlevé notre moyen favori de fuir un monde devenu trop difficile à supporter, puisque le gaz n'est plus toxique. Je reviendrai bien entendu plus tard sur le cas des sans-abri et des familles monoparentales .
NOS QUALITES HISTORIQUES, LES BONNES, LES MAUVAISES
Ce que j'ai dit jusqu'ici , c'est qu'il existe de véritables avancées sociales. J'ai restreint la portée de certaines d'entre elles . J'ai également dit qu'en second lieu je voulais vous rappeler que certaines des qualités qui sont historiquement les nôtres demeurent et que demeurent aussi certains de nos pires défauts. La plupart de mes propos font l'objet de mon nouveau livre qui tente de décrire une ville anglaise des années 90 . Bizarrement, le premier point qui a surgi en écrivant ce livre, c'est le souvenir de ce que j'écrivais dans The Uses of Literacy. J'avais été frappé à l'époque par la force des relations de bon voisinage et par la manière dont elles agissaient comme une sorte de ciment social pour les gens qui vivaient dans la pauvreté et qui ne pouvaient s'offrir les services d'une aide à domicile. Il leur fallait bien s'aider les uns les autres et on pouvait observer cela sous diverses formes. Par exemple, on tapait avec le tisonnier sur le fond de la cheminée lorsqu'un bébé allait naître ; la voisine connaissait le code et accourrait immédiatement. Dans mon nouveau livre, je demande qu'on m'excuse si j'ai pu donner l'impression que les relations de bon voisinage étaient un trait spécifique de la vie ouvrière et peut-être de ce milieu seulement. Ce n'est pas vrai. Je vis actuellement dans une ville de taille moyenne, Farnham, entouré de colonels à la retraite, et la plupart d'entre eux sont extrêmement amicaux. Sachez bien que si vous leur dites que quelqu'un est malade, ils arrivent avec un bol de soupe en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Ce sens du voisinage s'étend en fait à toute la classe moyenne (je ne peux pas parler de la haute société car je n'ai pas rencontré beaucoup de gens qui en fassent partie). Il existe certes des distinctions surprenantes dans la pratique des relations de voisinage, mais ces relations se maintiennent mieux et elles sont plutôt moins liées à une classe en particulier qu'on aurait pu initialement le penser. C'est pourquoi je dis "bravo" pour le voisinage.
La seconde pratique qui reste extrêmement forte est celle des bonnes oeuvres. De par mon travail aux Nations Unies, je crois connaître assez bien trois ou quatre douzaine de sociétés de pays différents, et le seul autre pays que je connaisse où l'on retrouve cette sorte de dévouement envers ses voisins et, de manière plus large, envers ses concitoyens c'est le Chili d'avant Pinochet, peut-être est-ce parce qu'il y avait là-bas beaucoup d'immigrants anglais qui sont venus au XVIII siècle et ont fondé des équivalents chiliens de nos Townwomen's Guild ou bien un Women's Institute". On est abasourdi de voir tout le bien que peuvent faire autour d'elles, à Farnham, ces bonnes dames anglaises avec leur embonpoint bourgeois. Il y a dans tout cela un petit côté protecteur lié à une appartenance sociale. On ne trouve pas dans la classe ouvrière cette attitude qui consiste à penser que l'on peut aller dire à son voisin ce qu'il doit faire dans son propre intérêt; et pourtant tout ce qui est fait dans cet esprit est très bien dans l'ensemble. L'étendue de ces bonnes oeuvres est également liée à cet autre passe-temps anglais que l'on appelait autrefois hobbies et que l'on appelle maintenant activité de loisir, ce qui ne sonne guère mieux. Lorsque W. E. Williams, qui était le premier président de l'Arts Council, a pris sa retraite, je lui ai demandé ce qu'il allait faire. Il m'a dit "je vais écrire le Domesday Book des loisirs anglais". Je lui ai demandé ce que c'était et il m'a répondu "Vous venez de Leeds ?" Oui. Alors il m'a dit: "à Leeds, si vous lancez un caillou, il est sûr qu'il va tomber sur un membre de la Townswomen's Guild, deux danseurs folkloriques, quelqu'un qui monte No, no, Nanette, etc..." Regardez autour de vous et vous verrez qu'il avait raison.
A Farnham, nous avons des dizaines et des dizaines d'associations pour une population de 30 à 40 000 habitants. Ils ne doivent plus tellement s'y reconnaître parmi leurs adhérents. Ils changent de nom suivant les saisons comme on change d'uniforme. J'ai mis au point un petit jeu qui s'appelle "repérez le voisin", par exemple lorsqu'il y a quelqu'un qui fait la quête pour St John's Ambulance, je parie qu'il s'agit de Madame Untel qui habite en haut de la rue et qui arrive, comme d'habitude, à ce moment particulier de l'année. Il y a tellement de gens qui se consacrent aux bonnes oeuvres, et qui pratiquent une activité en amateur! C'est pourquoi, en général, quand vous regardez les gens, par exemple l'employé des chemins de fers qui vend les billets à la gare et que vous vous dites "quel travail ennuyeux", vous vous apercevez qu'en fait, il fait deux choses à la fois, son métier et son hobby et selon toute probabilité il les fait bien toutes les deux. Je ne connais aucune autre société qui se consacre de manière aussi délibérée à de telles activités. Nous voulons à tout prix porter l'uniforme, changer de sexe, les hommes en particulier ; vous êtes vous demandé pourquoi tant d'anglais aiment se déguiser en femmes comme dans la pantomime par exemple ? Se mettre à crier à tue-tête déguisé en femme c'est une habitude assez effrayante et très répandue parmi les britanniques, habitude que je ne comprends pas vraiment.
Nous sommes là en terrain dangereux car si l'on n'y prend garde, on tombe dans le sentimentalisme et ce n'est jamais ce qu'il faut faire. Après avoir passé quatre ans à regarder vivre les gens je peux dire que l'état d'esprit qui consiste à vivre sa vie et à laisser les autres gens vivre la leur est encore très fortement implanté ; c'est pourquoi il est bien dommage que dans le domaine politique, depuis quelques années, la confrontation ait remplacé le consensus. Les britanniques sont irrésistiblement poussés vers le consensus. Si vous regardez les expressions ou les maximes habituelles vous vous apercevrez que la plupart d'entre elles sont fondées sur le consensus ; d'habitude nous appelons cela la tolérance mais j'essaierai d'éviter ce mot car c'est un cliché. Une autre qualité que j'ai remarquée notamment lorsque je me promène en ville pour faire mes courses, c'est l'importance de la confiance. Si vous vous trompez de billet en rendant la monnaie, les gens vous arrêtent et vous disen: "mais je vous ai donné un billet de cinq livres, et vous me rendez la monnaie sur dix, non, non, vous faites erreur". Bien sûr, il y a des escrocs mais d'une manière générale, l'idée que l'on doit faire confiance aux autres reste très implantée. C'est ce qu'E. M. Forster appelle dans un passage délicieux, "le tribut" ; même si vous soupçonnez qu'on vous a escroqué, vous ne devez pas nécessairement en faire état parce qu'il vous faut "payer tribut" à l'idée d'honnêteté. J'ai été impressionné de voir à quel point l'honnêteté demeure un sentiment fort dans les rapports humains. Vous pourriez dire, et vous auriez quelques raisons de le faire, que si vous vivez dans une société où les gens vivent dans le dénuement le plus total et où beaucoup d'entre eux vivent dans la rue ( dans des endroits tels que Sao Paulo pour ne pas parler des grandes cités d'Inde ou d'Afrique) vous ne pouvez pas vous permettre d'une manière générale d'être vertueux et de rendre à quelqu'un son porte-monnaie s'il l'a laissé tomber. Vous pourriez dire que les anglais ont eu beaucoup de chance et c'est vrai. Si vous allez en Alsace-Lorraine ou bien sûr dans l'ex-Yougoslavie, vous mesurez à quel point ces populations ont pu être écrasées par des armées qui ne cessaient de traverser dans les deux sens leur territoire. Les anglais n'ont pas été dérangés, leurs femmes n'ont pas été violées, leurs maisons n'ont pas été brûlées et ce depuis longtemps. C'est ce qui leur a permis de s'habituer à l'idée que la stabilité était quelque chose de normal.
Et puis, il y a cette curieuse expression que l'on retrouve depuis John Donne jusqu'à George Orwell et qui dit :"inutile d'envoyer quelqu'un demander pour qui sonne le glas, il sonne pour toi". Cela relève d'un sentiment de lien social que les anglais éprouvent encore. Ce sentiment en a pris un rude coup depuis quelques années et il y a encore des gens en Grande Bretagne avec qui personne n'a envie d'avoir des liens. Vous vous souvenez de cette remarque d'Orwell selon laquelle "Après tout, les anglais sont une famille"...puis il continue et met les pieds dans le plat en disant "mais ce sont ne sont pas ceux qu'il faudrait qui la dirigent". Cette phrase pourrait servir d'exergue à l'ensemble de mes propos.
Toutes ces qualités ont donné naissance, particulièrement au XIXe siècle, à quelques splendides institutions. Au cours de ce siècle-là, nous avons été le premier pays au monde à créer des bibliothèques publiques ; nous avons très tôt créé des parcs, des jardins publics. Pour les taudis du sud de Leeds, le grand poumon, c'était le jardin public Roundhay Park au Nord ; c'était plus important pour nous que ne peut l'être aujourd'hui l'idée d'aller dans le Sud de la France. Une autre merveilleuse invention anglaise a été le jardin ouvrier. Cela voulait dire que même si vous ne pouviez pas avoir un jardin attenant à la maison, vous pouviez toujours avoir un petit lopin de terre à travailler. L'enseignement pour adultes a commencé dans les vieilles universités au milieu du XIXe ° siècle et il faut leur en rendre hommage. Il y a eu aussi les galeries d'art et les musées gratuits, et l'enseignement gratuit particulièrement après la loi de 1870, et jusqu'au milieu du XXe siècle, on voit que ce niveau de réussite a été maintenu, même si nous avons commencé à faiblir un petit peu. L'idée d'un service public de radiodiffusion a été une invention extraordinaire qui n'a été introduite qu'en Grande-Bretagne et créée presque d'un "trait de plume". Le texte était très simple : informer, éduquer et distraire et se tenir à l'écart du gouvernement et de la publicité. Puis est venue la Sécurité Sociale, suivie de l'Open University .
Le bilan n'est pas mauvais, mais il s'est arrêté brusquement il y presque vingt ans. Comme certains d'entre vous le savent peut-être, l'Open University a failli ne pas voir le jour. Edward Boyle m'a dit un jour que tout s'était joué sur l'arrêt d'un battement de coeur ; parce que celui qui était alors Chancelier de l'Echiquier était mort le soir même où il avait dit: "je n'ai pas envie de signer cela" : il parlait du document qui donnait naissance à l'université. Nous devons aussi nous rappeler que ces institutions publiques que j'ai citées et qui, pour la plupart, nous viennent d'un siècle où la vie était difficile, mais qui avait conservé le sens du lien social, sont aujourd'hui pratiquement toutes menacées. Toutes, à commencer par les bibliothèques publiques .
Et que dire maintenant de ces défauts qui subsistent encore en nous. Il existe un certain pessimisme, une certaine passivité dans le caractère anglais, une sorte d'attitude à la Mrs Mop. Il y a un scepticisme vis à vis des nouvelles possibilités de progrès. Je crois que c'est Sir Ralf Dahrendorf qui a fait à ce sujet les remarques les plus pertinentes ; il a dit à peu près ceci :" En Angleterre, si quelqu'un a une idée nouvelle dont la mise en oeuvre implique que l'on dépense un peu d'argent, les gens sont comme saisis d'un tremblement nerveux et disent : "on ne peut pas faire cela vous savez, parce que cela va retirer de l'argent à quelqu'un. Et il a dit encore : "l'important est de savoir si l'on croit que le progrès génère le progrès, que si vous inventez quelque chose de nouveau cela ne va pas réduire nécessairement quelque chose d'autre mais peut créer d'autre choses encore". Cette ambivalence s'inscrit très profondément dans l'esprit britannique et c'est l'une des raisons pour lesquelles nous sommes si lents à saisir de nouvelles idées.
Le sentiment qui prévaut, c'est que l'on dispose d'une quantité limitée à distribuer entre tous et si l'on donne quelque chose à quelqu'un tout le monde va vouloir la même chose et que se passera-t-il alors ? Il y a de nombreuses expressions anglaises qui illustrent cela par exemple "it's more than my job's worth" ; c'est l'attitude du chien qui piétine l'écuelle dont il ne veut pas pour ne pas que d'autres aillent manger dedans. C'est ce que Goethe appelle le négativisme. Il existe aussi un sentiment de racisme latent. Nous ne voulons pas l'admettre et c'est pourquoi nous continuons à proclamer : "Nous sommes une société multiculturelle" comme si cette phrase était un talisman destiné à dissimuler le fait que la plupart des gens sont un peu racistes, de même qu'ils sont très souvent antisémites. Il faut regarder ces chose en face et les combattre et non pas les cacher ou les nier.
Le genre de chauvinisme qui se donne pour du patriotisme est également très fort. Il m'est venu à l'idée un jour où je me promenais dans les rues de Farnham que si l'on prenait quelques uns de ces petits bourgeois tout à fait respectables et qu'on les plongeait tout à coup en 1905 au temps d'Édouard VII, mis à part quelques changements dans la façon de s'habiller, ils ne remarqueraient guère de différences. S'ils entraient dans le Club Conservateur ils continueraient échanger les mêmes propos. Si nous n'étions pas une démocratie et si nous étions entièrement soumis à la seule loi du nombre, nous réintroduirions dès demain la pendaison et les châtiments corporels. Si nous n'avions pas au moins quelques lois concernant l'audiovisuel, les plus grands succès d'audience à la télévision seraient des exécutions publiques. Ce sont là des faits purs et simples et non des déclarations exagérées.Le plus bizarre dans tout cela, parce qu'il est à la fois toujours présent mais aussi parce qu'il subit de subtils changements, c'est le sentiment des divisions sociales. On le voit, à l'évidence, même dans le domaine des actes de bienfaisance. Je n'en connais pas de meilleur exemple que ce qui ce passe lorsque les gens ouvrent leur jardin au public . Cette action réunit trois caractéristiques britanniques : l'amour des jardins qui est authentique, et qui transcende les classes sociales, le fait d'accomplir une action de bienfaisance pour telle ou telle organisation caritative et le sentiment de classe lui-même. Je ne connais qu'un seul exemple d'un jardin d'une maison HLM qui ait été ouvert au public. Il y en a sûrement d'autres, mais très peu. J'étais là pour recevoir le maire de la ville lorsqu'on l'a ouvert, nous habitions Hull à l'époque ; c'était une plaisanterie de la Workers Educational Association , mais ce n'était pas du tout un jardin laid, il valait la visite.
LES PRINCIPAUX AGENTS DE CHANGEMENT
Considérons maintenant les principaux agents du changement, ce qui constitue l'objet même de mon discours. Si je regarde en arrière au temps de mon enfance et de celle de mon père, de ma mère et de ma grand-mère (je n'ai pas connu mon grand père), l'agent le plus considérable du changement dans des sociétés comme les nôtres s'avère être la perte des autorités extérieures ; elles n'existent plus ou elles ne sont plus que l'ombre d'elles-mêmes. Que ce soit l'église ou la chapelle ; il y avait toujours à Hunslett un groupe que nous nous représentions comme "Eux" : il y avait "Nous" et "Eux" . Le sentiment qu'il existait des puissances extérieures à nous-mêmes a disparu. A disparu aussi, par là même, le sens de la religion. Nous ne sommes plus une société religieuse quoique nous en disions. Nous sommes peut-être à beaucoup d'égards une société morale. J'aime à penser que je suis un moraliste humaniste (mais je suis probablement un humaniste moralisateur, ce qui est plutôt pire) . Ou bien nous n'avons plus d'autorité extérieure, ou bien nous nous créons nous-mêmes des substituts pour ces autorités. Moi, je les crée à partir du milieu méthodiste de mon enfance et ce n'est pas, à mon sens, la plus mauvaise des sources. Nous avons donc perdu beaucoup de la déférence liée au sentiment de classe. Cela a presque totalement disparu mais pas complètement ; et beaucoup de gens ne l'ont pas remarqué. Je ne descendrai pas dans les détails, mais il existe quelques exemples remarquables à Farnham de ces bourgeoises entre deux ages qui promènent leur caddies dans Sainsbury's comme si elles étaient propriétaires du magasin. Elles ne poussent pas vraiment les gens, mais je me rappelle par exemple, l'une d'elle disant sur un ton péremptoire à un pauvre vieux bonhomme qui était un peu lent à bouger son caddie, "est-ce que vous avez l'intention de rester là toute la journée ?" J'ai eu envie de lui demander pour qui elle se prenait pour parler aux gens comme cela.
Comme dans beaucoup d'autres villes, il existe un autre élément: c'est la perte d'un lien communautaire fort. Il y a là une certaine ironie. A la BBC, comme partout ailleurs à la radio ou à la T.V., s'il arrive quoi que ce soit dans une petite ville, n'importe laquelle, ils commencent par dire, cette "petite communauté très soudée". C'est le cliché de notre époque. Ils devraient arrêter de dire cela et dire plus simplement " Cette ville". Bien sûr, les gens des quartiers ouvriers que j'ai décrits dans The Uses of Literacy avaient un sens de la communauté (on m'a accusé d'avoir fait preuve de sentimentalisme envers eux, mais ce n'est pas vrai. Ils représentaient quelque chose à préserver. L'une des conséquences de la perte d'un système de valeurs qui vous vienne d'une institution extérieure, c'est que l'on a peur de dire quoi que ce soit qui suggère qu'un individu ou un groupe possède une certaine valeur morale). Le sens du voisinage a disparu dans beaucoup de quartiers ouvriers, en partie parce que les terrace houses ont été détruites, ce qui par ailleurs était très bien, et en partie à cause de la période qui a suivi, lorsqu'on les a remplacées par des tours de HLM.
Ces zones d'habitation d'autrefois étaient les casernes de l'industrie, elles étaient entourées de grands sites industriels ; mais les grands sites industriels ont maintenant disparu, remplacés par de petites structures de travail intensif à la périphérie des villes. Les communautés qui s'étaient construites à partir de ces petites maisons situées dans les interstices d'immenses domaines industriels on dû disparaître. Ce qui tend à se produire, c'est que les gens qui y sont encore sont ceux qui ne peuvent en sortir. A Hunslet, où j'ai habité, 40% de la population est aux ASSEDIC. La ville comptait environ 30 000 habitants et elle avait son lycée ; ce nombre a aujourd'hui beaucoup baissé. La population se compose d'un grand nombre de familles monoparentales au chômage et parmi elles, la majorité sont des femmes sans partenaire. Tout cela fait partie d'un schéma général, mais cela veut dire aussi qu'il est extrêmement difficile de défendre la thèse selon laquelle des relations de bon voisinage seraient encore présentes. Les chiffres montrent également que la violence a augmenté, là comme ailleurs. Comme je l'ai dit il y a eu des gains et des pertes, et dans une certaine mesure, les deux sont inévitables; et puis, il ne faut pas systématiquement regretter ce que l'on a perdu. Quelques sociologues américains disent que ceux qui trouvent à redire à certains aspects de la vie moderne s'opposent en fait à"l'entrée de la classe ouvrière dans la société". C'est l'expression qu'ils utilisent ; elle est claire, nette et précise. Ils ont raison. J'ai parfois envie de dire que si le prix à payer pour voir disparaître cette déférence et ce sentiment d'être sous Leur contrôle que nous éprouvions lorsque j'étais enfant, c'était de devoir subir le hurlement des transistors, ce n'était pas cher payer. Ce n'est pas une mauvaise chose qu'il nous soit maintenant demandé de faire nos propres choix, mais cela demande une pensée personnelle et responsable ce à quoi nous ne sommes guère enclins.
LES RESULTATS DES CHANGEMENTS
Dans une telle situation, que se passe-t-il ? Une des règles d'or dans toute analyse de cette sorte est d'accepter d'emblée que les sociétés ne tolèrent pas le vide. S'il n'existe pas d'autorité ou de pression venue d'en haut, pas de principes pieusement observés, quelque chose vient combler ce vide. Comment et à quelle vitesse ce vide qui est à la fois social et psychologique a-t-il été et est-il comblé? Cela dépend de trois facteurs principaux.
Le premier facteur, comme je l'ai dit plus haut, est l'existence d'argent disponible. Pour la première fois dans l'histoire, nous trouvons une grande majorité de gens à qui, en fin de semaine, il reste de l'argent. Une partie de cet argent ne devrait pas être disponible- il devrait être dépensé à de meilleurs fins , mais ce n'est pas toujours le cas. Si cet argent est disponible, il se présentera bien un moyen de le dépenser. Durant les vingt ou trente dernières années, une captation de cet argent s'est faite au profit d'une avance massive des technologies de communication - entendues au sens large: depuis les programmes T.V., en passant par les journaux, imprimés en tout genre , livres (80 000 publiés l'année dernière), vidéos, etc... Le changement qui , au cours de ces trente dernières années a, à lui seul, le plus affecté la conscience que la société a d'elle-même c'est bien ce progrès réalisé dans les technologies de la communication, et nous ne l'avons pas encore pleinement assimilé ; il faut ajouter à cela la poussée d'un capitalisme qui, particulièrement depuis quinze ans, a été controlée de façon de plus en plus lâche.
Je suis un socialiste-démocrate ; pas un marxiste et certainement pas un conservateur. Je suis prêt à vivre dans une société capitaliste démocratique ouverte , mais sur laquelle s'exercent toutes sortes de moyens de controle. Je pourrais parler durant toute cette séance des choses pernicieuses qui ont été faites ces dix dernières années au nom de cette liberté accrue offerte aux gens de "se frayer leur propre chemin". Ceci a conduit essentiellement à ce que les plus pauvres ou, ceux des classes ouvrières qui ont un niveau d'éducation inférieur se fassent encore plus dépouiller qu'avant. Désormais l'esprit du temps semble nous dire : "attrape ce que tu peux ! Va te faire voir, mon pote, moi ça baigne ! Maintenant que je suis monté, j'envoie promener l'échelle." Alors émerge de tout ceci, notamment à travers les médias, et à tous les niveaux , l'image d'une société occupée sans relâche à persuader ses membres de jamais s'arrêter de consommer. C'est une société qui consomme aussi bien de la nourriture, des loisirs et des concepts , comme s'il s'agissait d'un seul et même produit et qui ensuite les recrache avant de passer à autre chose. Les changements dans la conscience de classe auxquels j'ai fait allusion résultent aussi de cela. En effet, pour la première fois, la conscience de classe semble un peu se dissoudre. Ces nouveaux agents du changement qui sont en quête de notre argent, de nos votes et de tout le reste, ne parviennent pas à travailler dans l'ancien système de classes tripartites car il est trop étroit et trop restrictif. Et pourtant, nous semblons incapables de diviser le société autrement qu'en trois parties sueprposées dont l'une serait plus grande que les autres -et dont la plus haute serait toute petite. Ce à quoi nous sommes en train d'assister, me semble-t-il, c'est à un effritement de l'ancienne conscience de classe, lié à la naissance, à l'éducation, au statut des professions libérales et à beaucoup d'autres choses. Ce sentiment est encore fort, mais nous voyons maintenant clairement l'émergence d'une stratification par la profession et le niveau d'instruction. Ou peut-être devrions nous appeler cela une polarisation. Elle repose aussi sur une division en trois parties ; au sommet, on trouve les 10 à 15% de la population dont font partie la plupart de ceux qui sont ici, par le seul fait qu'ils sont ici. J'en fais aussi partie. Je suis de ceux que Bernard Shaw a appelés les "arrivants", comme beaucoup d'entre vous, peut-etre. Nous ne sommes pas restés dans notre classe d'origine, qu'on la définisse par la naissance, le revenu, le niveau de scolarisation, et pourtant, dans de nombreux cas, les privilèges perdurent. Regardez Oxbridge : même s'ils prétendent le contraire, ils manifestent encore un favoritisme flagrant envers les grandes écoles privées.
Il y a une stratification qui fait de ces 10 à 15% d'entre nous des privilégiés dans cette nouvelle société. Nous sommes les "méritocrates" - à l'égard desquels T.S. Eliot était très soupçonneux dans le livre - très bon d'ailleurs - qu'il a consacré aux formes de la culture. Il y a ensuite 60 à 70 % d'individus, le centre, - le gros de la population -, et puis les autres dont Forster disait qu'il serait embarrassant de parler, mais vous vous savez de qui je veux parler, des 10 à 15% "d'en bas". Il y a de nombreuses choses intéressantes à dire à propos de cette nouvelle stratification. Tout d'abord, elle est soutenue par la même énergie affective qui contribuait à porter l'ancienne conscience de classe, et qui s'est déplacée. Il existe des gens chez qui avoir ou ne pas avoir une Volvo, ou partir en vacance sur les traces de Jules Verne plutôt que sur la Costa Brava avec l'agence Thompson, ou encore de lire un journal plutôt qu'un autre constitue une forme de snobisme. C'est cette énergie affective qui maintient des divisions par certains aspects très différentes de celles de l'ancien système de classe mais très similaires sur d'autres plans. Le pire dans tout cela c'est que les technologies modernes de communication font en sorte que nous, les 15%, soyons privilégié,s simplement parce qu'à l'heure actuelle il est simple et souvent profitable de créer quelque chose pour un nombre limité de gens qui ont les moyens de payer.
Channel 4 nous en fournit un bon exemple ; du reste difficile à justifier en termes strictement "démocratiques". Nous la regardons. Nous regardons le journal de 20 heures, bien sûr. Channel 4 est un os à ronger qu'on offre pour satisfaire l'idée d'une stimulation de l'imaginaire et de l'intellect, et d'une culture alternative, en opposition à une culture de masse. L'Independent semble être sur le point de sombrer, mais c'est une tentative courageuse. Personne n'aurait pu penser que les librairies Waterstones marcheraient, mais heureusement, ce fut le cas.
Le revers de la médaille, c'est que ces "petits plus" dont nous profitons sont acquis au prix de "grands moins" pour les 60 à 70 % qui restent. Sur Channel 3, beaucoup de programmes sont à tous égards, méprisants envers ceux à qui ils sont destinés. Nos journaux populaires sont pires que jamais et parmi les plus mauvais des pays industrialisés. Nous assistons à une grande massification des médias à destination des classes moyennes, à des productions nombreuses et de meilleure qualité pour nous, et ce schéma engendre des dissensions. C'est une des maladies de la Grande Bretagne d'aujourd'hui : engendrer des dissensions parmi des gens qui devraient avoir assez sagesse pour ne pas y succomber.
La grande idée qui a cours actuellement en Grande Bretagne, ce n'est pas un nouveau systéme de références ou de valeurs, mais bien le relativisme. L'ensemble des phénomènes que j'ai décrits a rongé la structure et presque détruit la notion même d'échelle de valeurs. Aviez-vous imaginé qu'il y a trente ans, dans le discours officiel sur l'éducation, "jugement de valeurs"allait devenir un gros mot, destiné à discréditer le mot plus direct et plus audacieux qu'est "jugement" ? C'est ce qui est arrivé. Dans un livre écrit par un professeur d'un institut londonien, il est dit à propos d'une initiative pleine de charité et de bonnes intentions d'un directeur de collège dans un quartier pauvre, "on peut penser que l'on a affaire à un attitude bourgeoise, condescendante, constituant un jugement de valeur" - ce qui était censé être péjoratif et non pas élogieux. Je pourrais extraire de nombreuses citations des bibliothèques, mais je choisirai l'exemple du Conservateur des Bibliothèques de l'un des gros arrondissements de Londres qui, me critiquant dans le bulletin de l'Association des Bibliothèques, écrivait : "insister sur le fait que certains livres sont meilleurs que d'autres, c'est purement et simplement faire de l'élitisme culturel". J'ai reçu une lettre en provenance d'une école de bibliothécaires qui disait : "dire que George Eliot est un meilleur écrivain que - disons - Jeffrey Archer, histoire de rire - revient à intégrer et à promouvoir les valeurs bourgeoises sans reconnaître leur origine hégémonique". Dans une situation comme celle-ci, l'unique valeur est la loi du nombre. Si beaucoup de gens regardent, écoutent, achètent, à l'évidence ce doit être bon".
S'il en est ainsi pourquoi s'occuper de formation pour adultes, de bibliothèques publiques, de galeries d'art? Rendez ces services payants , et ils n'auront plus besoin d'être subventionnés ; la plupart des gens qui y ont recours ont les moyens de payer de toute façon. S'il n'y a plus aucune aspiration, nous n'avons plus besoin de considérer ces services là comme des choses auxquelles les gens pourraient aspirer. Que la formation soit exclusivement professionnelle: c'est un argument qui s'est largement répandu à travers la société britannique durant les dix dernières années. Avez-vous eu l'occasion de lire des productions sorties de ces nombreuses institutions récentes qui ont éclos un peu partout pour promouvoir la formation professionnelle ? Elles sont indigestes et illisibles, et pourtant elles sortent de ces hauts lieux de l'éducation au rythme des tickets d'une caisse enregistreuse. George Bernard Shaw a un jour écrit ces mots : "Je considère le fait d'avoir appris à lire comme l'épreuve la plus difficile que j'aie eue à affronter au cours de ma vie". C'est très beau qu'un des plus grands écrivains et des plus grands lecteurs de son temps ait pu dire une telle chose. C'est aussi ce que je crois. Je suis sorti d'Hunslet grâce à l'amour du langage, grâce à l'aide de gens merveilleux qui m'ont aidé - qu'il s'agisse de ma famille ou de mes enseignants au lycée comme à l'université - et grâce au fait d'avoir appris à parler. Comme le disait T.S. Eliot : "j'ai besoin d'utiliser les mots quand je vous parle"; heureusement. Pourquoi avoir un solide sens de l'histoire dans une situation comme celle-ci, lorsqu'on peut se contenter de parcs d'attractions et de nostalgie télévisuelle, ce qui est plus agréable et intellectuellement moins exigeant? La seule chose vraiment importante que je veuille dire ce soir, c'est que les grands faiseurs d'opinion, qu'il s'agisse des rédacteurs en chef des journaux populaires, ou des conseils en relations publiques, n'ont pas besoin d'une société qui ait une culture de l'écrit . Ils veulent une société pourvue d'une sous-culture, qui soit comme dans un état de "culture surgelée", enfin tout sauf un monde ayant une culture de l'écrit. Si nous sommes ici ce soir, entre gens cultivés, c'est avant tout parce que nous appartenons aux 10-15% qui sont en haut de la pyramide.
C'est à la fin des années 40 que j'ai participé pour la première fois à un programme de formation continue à destination des travailleurs, dans le nord du Yorkshire ; une remarque qui m'avait alors impressionné est revenue me hanter. C'était dans l'histoire sociale de l'Angleterre de G. M. Trevelyan, un livre malheureusement sous-estimé actuellement. Il disait: "l'éducation a produit une vaste population capable de lire mais incapable de saisir ce qui vaut la peine d'être lu". Cela ne peut être dit plus simplement, ou plus puissamment. Vous arrivez alors à la curieuse conclusion suivant laquelle - si vous pensez à Léonard Bast et Jude the Obscure , ces être pleins de grndes aspirations - il serait plus difficile pour eux d'avoir aujourd'hui les mêmes aspirations et de s'élever dans la société que de leur temps. Pourquoi ? Parce qu'à mon époque votre grand-mère disait : "Vas-y mon petit, lis". Notre facteur m'a dit un jour : "Je ne peux pas regarder votre émission à la télé parce que je regarde la série philosophique de Bryan Magee". Je me suis dis que c'était extraordinaire, qu'il était un "Jude". Et puis, "Pourquoi diable est-ce que je pense cela ? C'est son droit et je suis condescendant". Attention, je ne pense pas que les postiers, en tant que groupe social, soeint moins bien que d'autres, mais en général ils ne regardent pas de séries philosophiques, et ils n'y sont pas amenés ni attirés par leur culture. Ils peuvent faire du jardinage, mais la société dans laquelle nous vivons pourrait s'appeler "Reste comme tu es, tu es si bien comme ça". Ceci est particulièrement renforcé par l'opinion des gens de gauche, qui ont eux-mêmes peur de formuler les jugements et qui se laissent aller un peu trop facilement à parler d'"élitisme bourgeois".
Je me rappelle Dostoïevski, parlant, dans Les Frères Karamazov, des gens du monde nouveau ; c'est extraordinaire de voir combien, cent ans après ses propos trouvent un écho. Il écrit : "Oui, nous les mettons au travail, mais pendant leur temps de loisirs, nous ferons de leur vie un jeu d'enfant. Oh ! Nous leur permettons même de pécher. Ils sont faibles et sans ressources, et ils nous aimeront comme des enfants parce que nous leur permettons de pécher. Les secrets les plus puissants de leur conscience, ils nous les apporteront tous et nous aurons réponse à tout; ils seront heureux de croire à notre réponse, parce qu'elle leur épargnera la grande anxiété et la terrible angoisse qu'ils endurent maintenant lorsqu'il s'agit de prendre eux-mêmes une libre décision". Ceci reste totalement pertinent dans nos sociétés modernes. Une fois que la société a fourni tout cet argent et tous ces efforts, est-ce que les arts, par exemple, se sont répandus dans la société, et se sont-ils libérés leur vieux lien avec l'argent et l'appartenance sociale ? Non, ou très peu. Encore une fois, il y a une remarque attribuée à E.M. Forster (encore que je ne suis pas bien sûr qu'elle soit vraiment de lui) à propos de la vieille femme qui disait lorsqu'on lui demandait si elle était heureuse et contente de ce qu'elle avait : "Comment puis-je savoir ce que j'aime, avant que je ne sache ce que je peux avoir réellement?". Appliquez cela à la télévision commerciale : ils vous donnent ce qu'ils pensent être bon pour leurs affaires; L'idée que ces gens là puissent dire que ceux qui croyaient au service public de radiodiffusion imposaient aux gens ce qui était bon pour eux est comique, si on considère ce qu'eux mêmes produisent. Ils ne disent pas : "Regardez ce qui est possible, le monde est plus vaste que vous ne le pensez.", même si vous faites partie des classes moyennes et certainement si vous appartenez à la classe ouvrière (bien que nous détestions utiliser cette expression aujourd'hui).
Est-ce que, d'une façon générale, nous sommes en meilleure santé ? Oui, dans une certaine mesure. Le Service National de la Santé a été une splendide invention, mais l'espérance de vie et la fréquence des maladies graves connaissent encore de flagrantes disparités suivant les classes, en partie parce que les ouvriers ne traitent pas bien leur crops - en fumant, en ne se faisant pas soigner les dents, , en se nourrissant mal, etc. Je pense que la médecine privée est un affront à notre société, affront que je ne peux tolérer. Lorsque les gens disent que cela élargit leur choix, cela n'a pas de sens : cela revient simplement à resquiller pour de l'argent.
Est-ce que notre nourriture est meilleure ? Dans un sens oui, mais retournez faire un tour dans ces supermarchés dont nous parlions et vous constaterez que la nourriture est, elle aussi, assujettie aux divisions de classes. Si vous faites partie de notre groupe, vous pouvez avoir du basilic, de l'huile d'olive vierge extra, et toutes ces choses que vous trouviez dans le Chiantishire . Allez voir les rayonnages de la classe ouvrière (les employés de supermarché savent parfaitement ceci) et vous trouvez des produits emballés et qui coûtent beaucoup plus cher, comme des pommes de terre qui coûtent quatre fois plus lorsque vous les achetez tout épluchées que lorsqu'elles sont en vrac, ou bien des plats préparés. Je ne parle pas seulement des femmes qui travaillent et qui n'ont pas de temps pour cuisiner mais de l'effort fait pour persuader les gens de manger ce qui, en fait, n'est pas très bon pour eux tout en étant très cher. Les gens ne voyagent-ils pas beaucoup ? Oui, mais comme je l'ai souligné, les pratiques de voyages sont différentes selon les statuts. sociaux. Vous pensez peut-être à d'agréables vacances avec Swan Hellenic, mais il faut que je vous raconte une histoire horrible. Sur la Costa Brava, dans un de ces endroits où l'on peut vraiment passer des vacances bon marché, et où les hommes tous assez jeunes et certaines femmes, sont saouls dès l'instant où ils embarquent dans l'avion, on nettoie les chambres au jet à la fin de chaque semaine. Je pensais que cela ne se faisait que dans le bloc H. Dans un monde comme celui-ci, la démocratie est subvertie en populisme. La liberté est celle d'être trompé et d'être instamment poussé à consommer des immondices. L'égalité est un faux nivellement, mais si vous essayez d'atteindre la véritable égalité, il vous faudra faire attention ; les vieilles pressions joueront contre vous. La fraternité, c'est la pseudo-bonhomie des disc-jockeys et des animateurs de causeries télévisées. Il y a une seule question directe à poser aux gens lorsqu'ils refusent de se sentir concernés par ce type de problèmes : "Aimeriez-vous que vos enfants soient piègés dans ce monde ?". Moi, non. Et , je vous en prie, n'allez pas penser que ce monde soit complètement extérieur au nôtre; nous en faisons aussi partie. Notre monde est celui des "suppléments couleurs" avec tous les produits qui s'y rattachent ; et il a ses propres snobismes.
QUE PEUT-ON FAIRE ?
Je ne peux pas donner de réponse rapide sur ce qu'on pourrait faire à propos de tout ceci, parce qu'il n'y en a pas. Il faut faire ce que nous pouvons là où nous pouvons. Vous ne pouvez pas, comme on le faisait volontiers à Leeds dans les années trente, dire au docteur : "Je ne me sens pas très bien. Pouvez-vous me donner une potion ?". Dans votre esprit, il allait de soi que le docteur avait toujours une bouteille de potion magique (ce qu'il vous donnait habituellement était de la Parish's Chemical Food ). Il n'existe pas de remèdes miracles. Notre devise devrait être ces belles lignes de Thomas Hardy: "Si tant est qu'il existe un chemin vers le meilleur, il faut, pour le trouver, bien regarder le pire". C'est là qu'est le point de départ, et si ce que je vous ai dit vous rend mal à l'aise,je vous en prie, réexaminez attentivement cette analyse et les faits avant de la rejeter ou de vous demander: "Que pouvons nous faire de mieux?".
Il n'existe pas de remède rapide mais ne soyons pas aussi sombres qu'Herbert Read, que j'ai néanmoins toujours admiré. Il termine un de ses derniers essais en disant, un peu à la façon de Dostoïevski, mais 70 ou 80 ans plus tard : "Ce sera un monde gai. Il y aura des lumières partout, sauf dans l'esprit des hommes, et on entendra pas la chute de la dernière civilisation sous ce vacarme incessant". Eurodisney ! Les principaux agents de changement sont nécessairement lents. Mais nous avons entre les mains des moyens de contrebalancer cela. Les deux principaux doivent être, premièrement, l'éducation à tous les niveaux (simple, évident, mais profondément vrai), et deuxièmement, la reprise en main des moyens de communication de masse, spécialement la production télévisée pour y changer les choses. La Loi de 1990 sur la Radio et la Télévision est, à elle seule, le pire mal socioculturel jamais infligé à la société britannique par toute une suite de gouvernements .. C'est une chose effroyable et ses effets se ressentent déjà. Avez-vous vu hier, à la télévision, des gens faire monter les enchères pour acheter la dernière station de radio nationale. Quelle galerie de portraits! La production des programmes est devenue principalement un outil pour faire de l'argent, pas un service public. Le point suivant n'est pas très populaire. Nous manquons d'une "clergie", c'est un mot de Coleridge. Nous avons besoin de gens qui ont réfléchi à ce qui se passe et qui sont capables de dire : "Cela n'est pas bien, mes amis ; nous devrions avoir honte de vivre ainsi". Les intellectuels britanniques, de façon générale, se sont enfermés dans leur propre monde, et ne s'intéressent guère à la société, ni ce qui s'y passe. Ils trottent vers Broadcasting House , ramassent leur cinquante livres pour avoir babillé sur Radio 3 puis rejoignent leur petit groupe. Nous n'avons pas de Havel ou de Kundera ; bien sûr, eux savaient sur quoi ils devaient tirer, tandis que nos ennemis sont dans le brouillard, mais cela ne signifie pas que l'on ne doive pas les combattre. Je passerai les années - ou les mois - qui me restent à essayer de faire sortir les intellectuels britanniques de leur cocon.
Lorsque je faisais partie du Conseil des Arts, Roy Shaw, qui était alors secrétaire général, proposa que soit créée une branche traitant de l'éducation. Quelques membres du Conseil ont fait des remarques telles que : "Ah ! S'asseoir à un bureau d'école et parler de T.S. Eliot en portant des lunettes à montures d'acier", et ils ont ricané. Ils vivaient tellement dans leur monde qu'ils ne réalisaient même pas qu'ils avaient le devoir de l'élargir. Une des réalisations importantes du Conseil des Arts ces années là fut de créer un solide Service de l'Education qui l'a rendue plus facile à acquérir et plus accessible. Il est intéressant de constater que, dans ce domaine, on rencontre en Angleterre cinq ou six journalistes , commentateurs de l'actualité ou de la vie politique (dont je ne citerai pas les noms) dont nous pouvons affirmer d'emblée qu'ils sont plus sérieux et plus responsables à propos des problèmes de société que la plupart de nos chroniqueurs de la vie littéraire ou de la vie intellectuelle en général. C'est dommage. En songeant à Havel, on pourrait peut-être penser qu'ils n'ont pas assez souffert.
Je veux finir sur une note positive et donner quelques signes d'espoir. Tout d'abord, je voudrais parler d'un sondage effectué il y a quelques années à Leicester, et qui portait sur la façon dont les gens formaient leurs opinions. On a choisi une zone donnant sur London Road, près de l'université ; cet endroit était habité très majoritairement par la classe ouvrière dont une grande partie achetait le Sun chaque jour. Aux habitants de ce quartier, on a posé ce que Blake appellait une "question idiote" : "Tirez-vous toutes vos opinions du Sun ?". Et ils ont répondu: "Vous êtes dingues?". On leur a demandé alors où ils entendaient des discussions politiques et ils ont répondu "Oh, aux informations, à la radio et à la télévision", et ils ont souvent mentionné la BBC - Il est plutôt intéressant de penser que la BBC donnait encore l'impression d'être plus objective que ses concurrents.
J'ai fait partie autrefois d'un organisme appellé Unité de Recherche sur la Diffusion de Programmes Audiovisuels. Nous avons noté qu'en général, les gens ne sont pas opposés à la redevance, quoi que les publicitaires en disent; ils pensent qu'ils en ont pour leur argent. Ils ne sont pas, assez curieusement, contre Channel 4 ; ils ne pensent pas que c'est un repère d'allumés et de lesbiennes. Ils sont tolérants à l'égard de cette chaîne et disent que si des gens l'aiment, ça ne coûte pas si cher. Ils ont tendance à préférer des programmes culturels locaux aux soaps, mais bien sûr ils regardent les soaps. Dans un type de produit on se sent emporté dans un mouvement, dans l'autre, on se sent comme dans un bain tiède. Les gens répondent bien à ce qui fait appel à leur côté humanitaire . La réaction à la vague de famine en Éthiopie il y a quelques années en est un bon exemple. Chez les jeunes, l'idéalisme traditionnel existe mais il s'exprime pour ce que l'on pourrait appeler des causes humanitaires horizontales - l'environnement, l'antiracisme, etc...mais l'intérêt pour les partis politiques à l'échelon national a, dans l'ensemble, disparu. Nombreux sont ceux qui ont encore, Dieu merci, un amour historique de la dérision, ce qui est un grand outil de survie. Cela me rappelle toujours Caliban, disant : "Vous m'avez enseigné le langage, et ce que j'en retire c'est de savoir lancer des jurons".
Je veux terminer avec trois citations qui m'ont guidé pendant des années. Monseigneur Wilson,évêque anglican, il y a environ deux siècles, disait : "Le nombre de ceux qui ont besoin d'être réveillés est bien plus important que celui de ceux qui ont besoin de réconfort". Il voulait dire par là qu'il y a des gens qui savent que les choses vont mal et qui s'inscrivent aux cours du soir (ou quelque chose de ce genre) mais que ce qu'il y a de pire, ce sont ceux qui ne savent pas combien les choses vont mal. L'allemand Lessing écrivait au siècle dernier : "Nous ne devons pas accepter la renonciation des pauvres". J'espère qu'il ne pensait pas seulement à la renonciation matérielle mais aussi à la renonciation intellectuelle : "Tout va bien! Reste à ta place. Cela n'a aucune importance. Pourquoi s'inquiéter ?". J'espère qu'il pensait aux pauvres d'esprit. Lorsque vous prenez cela en compte, , il faut également considérer la classe moyenne, et les gens comme nous. La dernière citation est de Coleridge. Lorsqu'il traitait des effets néfastes de la première révolution industrielle à grande échelle du début du XIXème siècle, il écrivait: "Je pense qu'on devrait peser les hommes, pas les compter".
Les événements relatés ici se sont vraiment déroulés et les personnes décrites ont toutes existé même si quelquefois elles semblent avoir quelque(s) ressemblance(s) avec des personnages imaginaires qui, comme le cinéma, nous aident "à préserver notre foi dans nos désirs d’un monde éclairé, face aux compromis que nous passons avec la manière dont le monde existe..."
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15 décembre 2009
17 novembre 2009
LE MYSTÈRE DU CHIFFRE ou la mal-mesure des faits télévisuels
"Tous les chiens, quand ils sont dans l'embarras, se mettent à bailler"
Pourquoi perdre son temps et son énergie à enquêter sur les publics de la culture puisque d’emblée, cette activité, qu’elle soit ou non qualifiable de scientifique, relève de la gageure ? Certes, lorsqu’on observe les statistiques sur les pratiques culturelles produites en direction et souvent à la demande des pouvoirs publics, on admet assez aisément que ces dernières définissent une sorte d’espace mental de la justification, utile pour assister et nourrir – du moins aime-t-on le croire – décision et réflexion politiques en matière de culture. Il est vrai que les chiffres, lorsqu’ils nous sont servis sous forme de pourcentages fiables pourvus d’une marge d’erreur minime, ont tout pour flatter notre réalisme scientifique en nous aidant de surcroît à traiter, à l’instar du sociologue Émile Durkheim, les faits sociaux comme des choses.
Par le chiffre, tout se compare avec n’importe quoi puisque la mesure, exerce, dans son énoncé même, un pouvoir de fascination où l’illusion d’une pseudo découverte s’amalgame au vertige d’appartenir au monde qu’elle est censée décrire: «Vingt-huit millions de francs, c’est ce que coûte à la France l’avion de combat Rafale, chaque jour qui passe. Le nombre de romans que nous achetons toutes les 24 heures [nous français] : 245 249 alors que dans le même temps, naissent 2 010 bébés et 2 000 chiots » . Outre qu’ils tentent des rapprochements qui nous laissent songer que le chiot a quelque chose de plus « rare » que le bébé, ces chiffres présentés tels quels dans l’éditorial d’un numéro «spécial 25 ans» de l’hebdomadaire Le Point consacrent là une véritable unité esthétique d’un tout mesurable, offert sans autre espèce de précaution.
Les chiffres se succèdent les uns aux autres pour nous apprendre quoi ? Qu’en un dimanche, sur les six chaînes hertziennes confondues, la télé diffuse dans l’ensemble de ses téléfilms 126 meurtres, 142 fusillades et 153 bagarres. Que faut-il déduire de ces chiffres-là ? Qu’il nous est presque statistiquement impossible de ne pas tomber sur une scène de violence lorsque l’on allume le petit écran ? Que la fusillade de L’homme qui tua Liberty Valance ou que le meurtre de l’Inconnu du Nord-Express valent autant, ou aussi peu, que n’importe quelle fusillade ou n’importe quel meurtre mis en scène dans les fictions à bon marché de M6 ? Que l’imagination des scénaristes est de plus en plus restreinte ? Que le dictat de l’audimat fonctionne à plein régime ? Que, placés juste à côté de l’information qui nous dit que la télévision est allumée en moyenne 5h10 par jour et par foyer, ces chiffres de la violence permettent d’imaginer le téléspectateur français sous les traits d’une brute sanguinaire potentielle dont on admettra facilement qu’il puisse un jour passer lui-même à l’acte ? Bien entendu, le Point se garde bien de se demander comment fonctionne la prise de distance de l’individu face à la fiction audiovisuelle ou romanesque. À quoi bon d’ailleurs ? L’on préfère dépeindre le téléspectateur en chiffe molle décervelée et déresponsabilisée – le fait même de regarder la télévision est un indice de sa pauvre condition spectatorielle tellement évidente – pour régler, en bons iconoclastes modernes, leur compte aux images de fiction. L’on commandite une étude rapide au Centre National de la Cinématographie sur les jeunes et le cinéma de violence et de sexe, l’on se garde bien d’aller trop loin dans la définition du genre - « cinéma de violence et de sexe » - ou de la catégorie - « jeune » - , et l’on barde hâtivement les fictions télévisuelles d’une signalétique d’avertissement par tranches d'âge ce qui présente l’avantage paradoxal de baliser très sûrement les attentes de « ses » publics . Qu’importe, la législation a fait mine de tenir compte du chiffre : la signalétique télévisuelle labélise ses fictions comme le drapeau sur la plage tente, pour sa part, d’annoncer l’état de la mer en vue d’une éventuelle baignade.
Pourquoi perdre son temps et son énergie à enquêter sur les publics de la culture puisque d’emblée, cette activité, qu’elle soit ou non qualifiable de scientifique, relève de la gageure ? Certes, lorsqu’on observe les statistiques sur les pratiques culturelles produites en direction et souvent à la demande des pouvoirs publics, on admet assez aisément que ces dernières définissent une sorte d’espace mental de la justification, utile pour assister et nourrir – du moins aime-t-on le croire – décision et réflexion politiques en matière de culture. Il est vrai que les chiffres, lorsqu’ils nous sont servis sous forme de pourcentages fiables pourvus d’une marge d’erreur minime, ont tout pour flatter notre réalisme scientifique en nous aidant de surcroît à traiter, à l’instar du sociologue Émile Durkheim, les faits sociaux comme des choses.
Par le chiffre, tout se compare avec n’importe quoi puisque la mesure, exerce, dans son énoncé même, un pouvoir de fascination où l’illusion d’une pseudo découverte s’amalgame au vertige d’appartenir au monde qu’elle est censée décrire: «Vingt-huit millions de francs, c’est ce que coûte à la France l’avion de combat Rafale, chaque jour qui passe. Le nombre de romans que nous achetons toutes les 24 heures [nous français] : 245 249 alors que dans le même temps, naissent 2 010 bébés et 2 000 chiots » . Outre qu’ils tentent des rapprochements qui nous laissent songer que le chiot a quelque chose de plus « rare » que le bébé, ces chiffres présentés tels quels dans l’éditorial d’un numéro «spécial 25 ans» de l’hebdomadaire Le Point consacrent là une véritable unité esthétique d’un tout mesurable, offert sans autre espèce de précaution.
Les chiffres se succèdent les uns aux autres pour nous apprendre quoi ? Qu’en un dimanche, sur les six chaînes hertziennes confondues, la télé diffuse dans l’ensemble de ses téléfilms 126 meurtres, 142 fusillades et 153 bagarres. Que faut-il déduire de ces chiffres-là ? Qu’il nous est presque statistiquement impossible de ne pas tomber sur une scène de violence lorsque l’on allume le petit écran ? Que la fusillade de L’homme qui tua Liberty Valance ou que le meurtre de l’Inconnu du Nord-Express valent autant, ou aussi peu, que n’importe quelle fusillade ou n’importe quel meurtre mis en scène dans les fictions à bon marché de M6 ? Que l’imagination des scénaristes est de plus en plus restreinte ? Que le dictat de l’audimat fonctionne à plein régime ? Que, placés juste à côté de l’information qui nous dit que la télévision est allumée en moyenne 5h10 par jour et par foyer, ces chiffres de la violence permettent d’imaginer le téléspectateur français sous les traits d’une brute sanguinaire potentielle dont on admettra facilement qu’il puisse un jour passer lui-même à l’acte ? Bien entendu, le Point se garde bien de se demander comment fonctionne la prise de distance de l’individu face à la fiction audiovisuelle ou romanesque. À quoi bon d’ailleurs ? L’on préfère dépeindre le téléspectateur en chiffe molle décervelée et déresponsabilisée – le fait même de regarder la télévision est un indice de sa pauvre condition spectatorielle tellement évidente – pour régler, en bons iconoclastes modernes, leur compte aux images de fiction. L’on commandite une étude rapide au Centre National de la Cinématographie sur les jeunes et le cinéma de violence et de sexe, l’on se garde bien d’aller trop loin dans la définition du genre - « cinéma de violence et de sexe » - ou de la catégorie - « jeune » - , et l’on barde hâtivement les fictions télévisuelles d’une signalétique d’avertissement par tranches d'âge ce qui présente l’avantage paradoxal de baliser très sûrement les attentes de « ses » publics . Qu’importe, la législation a fait mine de tenir compte du chiffre : la signalétique télévisuelle labélise ses fictions comme le drapeau sur la plage tente, pour sa part, d’annoncer l’état de la mer en vue d’une éventuelle baignade.
05 novembre 2009
L’IMPASSE CRÉATIVE DU "DÉSIR D'UNIVERSITÉ"...
Ou la place inexistante de notre enseignement supérieur et de notre recherche publics dans les grands médias nationaux dits de « service public »
En 1997, lorsque le Président Chirac met fin au service militaire, l’Armée française trouve en moins d’une année les moyens de se valoriser et de valoriser les nouvelles carrières de ses corps en inventant des spots publicitaires sans précédent qui émaillent toutes les chaines du service public vantant les mérites de ces « nouveaux métiers réservés à ceux qui choisissent de servir la France et de vivre en même temps une grande aventure de vie ». Lorsque le Président Sarkozy réforme l’université et s’offre parallèlement la possibilité de nommer le PDG de France Télévisions : pas une image de plus sur nos grandes chaînes nationales pour accompagner la mutation du paysage universitaire national et ceux qui le font. Tout français qui a voyagé à l’étranger sait pourtant combien - vu d’ailleurs - l’on attend du Président de la République française qu’il soit le premier protecteur des savoirs, de la connaissance, de la recherche, des arts et de la culture qui ont si longtemps permis à la France de construire sa singularité et son rayonnement mondiaux.
Et, ne nous y trompons pas : en procédant à la réforme de ses universités, la Ve République est réputée opérer là l’une de ses plus grandes évolutions car c’est bien à son logiciel de transformation et de mobilité sociales qu’elle s’attaque. Si on lui accorde l’attention et les moyens qu’elle nécessite, cette réforme métamorphosera définitivement nos paris sur l’avenir, la manière dont nous pensons nos liens intergénérationnels et les modalités de l’espoir que nous plaçons dans nos générations futures.
Aussi faut-il s’interroger sur le fait que cette réforme et ces évolutions ne soient jamais valorisées autrement qu’à travers un discours institutionnel dont l’ampleur est tellement décalée au regard de l’ambition même qu’elles sont censées portées qu’on peut parfois se surprendre à douter de ladite ambition. De surcroît, au-delà du discours institutionnel, on est obligé de constater qu’aucun socle de représentations sociales n’appuie ces transformations. Faut-il croire que nos étudiants et nos universités ne soient pas susceptibles de stimuler l’imaginaire des uns et des autres ?
Aucune série télévisée, aucun film de fiction, aucun roman en France ne portent centralement la préoccupation de nos institutions de la connaissance, de la recherche ou de l’innovation. Le décor apparemment ne s’y prêterait pas. Dans le même ordre d’idées, journalistes et médias n’ont jamais eu que de très rares attentions portées sur nos universités et sur le monde étudiant. Si plus de 71% des fictions anglo-saxonnes mettent en scène toute ou partie des éléments qui sont en prise directe avec leurs universités, chez nous, le pourcentage est asymptotique de zéro : aucune représentation sociale de l’université en France dans la fabrication quotidienne de nos imaginaires ; aucune image référentielle portant aux nues la noblesse du savoir et de la culture en France. Seules des « images-échos » de 1968 se font jour lorsqu’ici ou là un conflit estudiantin se met en mouvement. Aussi la question se pose-t-elle en ces termes : peut-on remplir d’un nouveau « carburant » le réservoir symbolique des images qui fondent les campus d’aujourd’hui hors de ce retour systématique aux connotations nostalgiques et consensuelles inspirées de ces jolis jours d’un mai agité. Pourtant, le conflit de 68 visait bien à abattre une certaine idée de l’université où mandarinat et estrades « sorbonnisés » étaient les principaux symboles d’une reproduction sociale organisée sur la sanctuarisation du pareil et du même. Pour étendre en la parodiant la terminologie de Bachelard, c’est non seulement une rupture épistémologique qu’il nous faut consommer avec cette université d’avant 68, mais également une rupture imaginative.
Les mouvements universitaires de l’année 2009 ont rassemblé, dans une rare durée et dans une rare intensité tous les corps qui forment aujourd’hui nos communautés universitaires. L’université attendait une réforme et une reconnaissance. Et l’université attend encore d’être repensée pour ce qu’elle est réellement : un service public de qualité où ce sont les plus grands chercheurs, les plus grands enseignants, et l'une des administrations les plus performantes qui ont en charge la plus grande partie de la jeunesse française. Cependant le constat est patent : lorsqu’on prétend réformer les grandes écoles réservées aux élites et financées par l’argent public, on « élargit » leur public, on pratique la « diversité » du recrutement des étudiants qui n’est rien d’autre qu’une discrimination positive qui n’ont porte pas le nom. En revanche, lorsqu’on décide de réformer l’université, ce ne sont pas les publics auxquels on s’attache, mais aux structures. Pourquoi donc ne s’est-on pas attaché à une réforme de fond qui touche dans le même temps structures et publics en accueillant dans un seul et même lieu de formation l’ensemble de nos populations estudiantines. Si l’on souhaite se donner réellement les moyens de bâtir un avenir où le pacte républicain soit réellement rempli, notre enseignement supérieur dans toutes ses dimensions tout comme notre recherche française se doivent de figurer sous une seule bannière: celle de l’université.
Alors peut-être n’entendrons-nous plus que nos médias ne sont pas intéressés par ce qui se passe à l’université, alors pourra-t-on imaginer que l’université sera le terreau commun où s’inventent toutes les histoires de ceux qui feront la nation et le monde de demain, alors pourra-t-on enfin être fiers d’un cosmopolitisme instruit par la culture et la recherche de l’autre dans et par nos institutions de savoir.
L’université est un rêve que nous devons tous faire, une aventure de vie pour la vie. On peut faire le pari que nous serons tous fiers de sacraliser cette université-là et faire également en conséquence le pari que nos médias dits de service public deviendront alors les premiers promoteurs de l’image de ces lieux de savoirs et de recherche vis à vis desquels ils affichent aujourd’hui un étonnant mépris. On pourra alors faire aussi le pari que le sens d’un service public durable sera restauré le jour où les institutions de service public serviront bel et bien cette éthique qui consiste à se respecter entre elles au nom et pour le respect de celles et ceux qu’elles sont supposées servir.
En 1997, lorsque le Président Chirac met fin au service militaire, l’Armée française trouve en moins d’une année les moyens de se valoriser et de valoriser les nouvelles carrières de ses corps en inventant des spots publicitaires sans précédent qui émaillent toutes les chaines du service public vantant les mérites de ces « nouveaux métiers réservés à ceux qui choisissent de servir la France et de vivre en même temps une grande aventure de vie ». Lorsque le Président Sarkozy réforme l’université et s’offre parallèlement la possibilité de nommer le PDG de France Télévisions : pas une image de plus sur nos grandes chaînes nationales pour accompagner la mutation du paysage universitaire national et ceux qui le font. Tout français qui a voyagé à l’étranger sait pourtant combien - vu d’ailleurs - l’on attend du Président de la République française qu’il soit le premier protecteur des savoirs, de la connaissance, de la recherche, des arts et de la culture qui ont si longtemps permis à la France de construire sa singularité et son rayonnement mondiaux.
Et, ne nous y trompons pas : en procédant à la réforme de ses universités, la Ve République est réputée opérer là l’une de ses plus grandes évolutions car c’est bien à son logiciel de transformation et de mobilité sociales qu’elle s’attaque. Si on lui accorde l’attention et les moyens qu’elle nécessite, cette réforme métamorphosera définitivement nos paris sur l’avenir, la manière dont nous pensons nos liens intergénérationnels et les modalités de l’espoir que nous plaçons dans nos générations futures.
Aussi faut-il s’interroger sur le fait que cette réforme et ces évolutions ne soient jamais valorisées autrement qu’à travers un discours institutionnel dont l’ampleur est tellement décalée au regard de l’ambition même qu’elles sont censées portées qu’on peut parfois se surprendre à douter de ladite ambition. De surcroît, au-delà du discours institutionnel, on est obligé de constater qu’aucun socle de représentations sociales n’appuie ces transformations. Faut-il croire que nos étudiants et nos universités ne soient pas susceptibles de stimuler l’imaginaire des uns et des autres ?
Aucune série télévisée, aucun film de fiction, aucun roman en France ne portent centralement la préoccupation de nos institutions de la connaissance, de la recherche ou de l’innovation. Le décor apparemment ne s’y prêterait pas. Dans le même ordre d’idées, journalistes et médias n’ont jamais eu que de très rares attentions portées sur nos universités et sur le monde étudiant. Si plus de 71% des fictions anglo-saxonnes mettent en scène toute ou partie des éléments qui sont en prise directe avec leurs universités, chez nous, le pourcentage est asymptotique de zéro : aucune représentation sociale de l’université en France dans la fabrication quotidienne de nos imaginaires ; aucune image référentielle portant aux nues la noblesse du savoir et de la culture en France. Seules des « images-échos » de 1968 se font jour lorsqu’ici ou là un conflit estudiantin se met en mouvement. Aussi la question se pose-t-elle en ces termes : peut-on remplir d’un nouveau « carburant » le réservoir symbolique des images qui fondent les campus d’aujourd’hui hors de ce retour systématique aux connotations nostalgiques et consensuelles inspirées de ces jolis jours d’un mai agité. Pourtant, le conflit de 68 visait bien à abattre une certaine idée de l’université où mandarinat et estrades « sorbonnisés » étaient les principaux symboles d’une reproduction sociale organisée sur la sanctuarisation du pareil et du même. Pour étendre en la parodiant la terminologie de Bachelard, c’est non seulement une rupture épistémologique qu’il nous faut consommer avec cette université d’avant 68, mais également une rupture imaginative.
Les mouvements universitaires de l’année 2009 ont rassemblé, dans une rare durée et dans une rare intensité tous les corps qui forment aujourd’hui nos communautés universitaires. L’université attendait une réforme et une reconnaissance. Et l’université attend encore d’être repensée pour ce qu’elle est réellement : un service public de qualité où ce sont les plus grands chercheurs, les plus grands enseignants, et l'une des administrations les plus performantes qui ont en charge la plus grande partie de la jeunesse française. Cependant le constat est patent : lorsqu’on prétend réformer les grandes écoles réservées aux élites et financées par l’argent public, on « élargit » leur public, on pratique la « diversité » du recrutement des étudiants qui n’est rien d’autre qu’une discrimination positive qui n’ont porte pas le nom. En revanche, lorsqu’on décide de réformer l’université, ce ne sont pas les publics auxquels on s’attache, mais aux structures. Pourquoi donc ne s’est-on pas attaché à une réforme de fond qui touche dans le même temps structures et publics en accueillant dans un seul et même lieu de formation l’ensemble de nos populations estudiantines. Si l’on souhaite se donner réellement les moyens de bâtir un avenir où le pacte républicain soit réellement rempli, notre enseignement supérieur dans toutes ses dimensions tout comme notre recherche française se doivent de figurer sous une seule bannière: celle de l’université.
Alors peut-être n’entendrons-nous plus que nos médias ne sont pas intéressés par ce qui se passe à l’université, alors pourra-t-on imaginer que l’université sera le terreau commun où s’inventent toutes les histoires de ceux qui feront la nation et le monde de demain, alors pourra-t-on enfin être fiers d’un cosmopolitisme instruit par la culture et la recherche de l’autre dans et par nos institutions de savoir.
L’université est un rêve que nous devons tous faire, une aventure de vie pour la vie. On peut faire le pari que nous serons tous fiers de sacraliser cette université-là et faire également en conséquence le pari que nos médias dits de service public deviendront alors les premiers promoteurs de l’image de ces lieux de savoirs et de recherche vis à vis desquels ils affichent aujourd’hui un étonnant mépris. On pourra alors faire aussi le pari que le sens d’un service public durable sera restauré le jour où les institutions de service public serviront bel et bien cette éthique qui consiste à se respecter entre elles au nom et pour le respect de celles et ceux qu’elles sont supposées servir.
12 octobre 2009
DES ATTENTIONS OBLIQUES… Cannes, entre impressions fugitives et participations nonchalantes
« Je me fiche de savoir qu’il existe ou pas quelqu’un qui me comprenne, ce que je veux, c’est qu’on croit à ma version… » (Denny Crane, « The Mighty Rogues », épisode 16 de la saison 4 de la série Boston Legal, 2008)
On ne comprend jamais si bien l’idée d’attention oblique qu’en regardant les films de Jacques Tati. La caméra y semble toujours en quête de multiples narrations parallèles à ce qui, pour la plupart d’entre nous, constituerait «naturellement» le cœur de l’histoire. Pour le réalisateur de Playtime, les grincements de portes dans des immeubles High tech, les ombres portées sur des surfaces impromptues, les forces déployées par tout un chacun pour maintenir l’ordre apparent des choses sont autant de fausses évidences qui façonnent les décors dans lesquels nous évoluons dans la plus parfaite des insouciances et constituent un système de valeurs à part entière, un regard que les critères classiques de la consommation culturelle considèrent volontiers comme un regard distrait. Ce regard distrait, cette attention oblique, décrits avec une très grande justesse par le sociologue Richard Hoggart est sans doute l’une des voix les plus sûres pour accrocher toutes ces interprétations nonchalantes souvent éloignées de la vision monolithique du monde telle les cultures dominantes tentent de l’élaborer et de l’imposer. Ces interprétations nonchalantes, elles, «en prennent et en laissent» pour reconstruire une autre version de l’histoire toute aussi cohérente mais faite de distance et de méfiance et d’où l’on appréhende parfois mieux la place et le rôle de ce que l’on voudrait nous faire prendre tantôt pour le centre du monde social, tantôt pour ses périphéries.
Le Festival de Cannes en tant qu’événement ou, plus exactement, les images et les signes médiatiques qui tentent d’instruire une vision univoque et donc dominante de l’événement travaillent précisément à forcer l’attention de tous les participants sur quelques points de fixation de la manifestation et tolèrent mal les regards distraits. Au demeurant, il réside dans la force centrifuge des images médiatiques du festival un joli paradoxe qui fonde la frénésie du regard participant à Cannes. Ainsi, les vitres teintées des limousines de luxe, surtout lorsqu’elles sont fermées, rappellent à tous ici et ce, dans une démesure sans relâche, qu’il y aurait peut-être toujours mieux à voir que ce que le dispositif festivalier nous presse de regarder. Voir, voir mieux, voir pire, voir plus, voir plus ou moins, voir plus vite, voir le visible et l’invisible, voir au travers ou au détour, voir ce qu’il ne faut pas voir, voir comment les autres voient, se voir, revoir, se revoir, ne pas avoir pu voir, authenticité du voir, percevoir cette vérité aveuglante du voir : le festival reconstruit chaque année une véritable écologie du voir saturée de symboles qui recouvrent une grande partie de la ville et qui semblent y délimiter les frontières, mais aussi le temps de l’action.
De fait, Cannes nous interroge sur notre inclination à croire à ces signes consacrés, indéfiniment multipliés, et dont la vigueur paraît vouloir exclure toutes les dérobades vis à vis de ce que Julien Gracq désigne comme une «niaise fantasmagorie symbolique». Il serait, en effet, par trop naïf de considérer les signes cannois sous le seul angle symbolique. «L’explication symbolique étant – en général – un appauvrissement tellement bouffon de la part envahissante de contingent que recèle toujours la vie réelle ou imaginaire, qu’à l’exclusion de toute idée indicatrice la seule notion brute et très accessible, autour de chaque événement, de circonstances fortes et de circonstances faibles, pourra dans tous les cas, et ici en particulier, lui être substituée avantageusement». Cette prise de conscience – poursuit Gracq- devrait nous «inciter une fois pour toutes à un acte décisif de purification» vis-à-vis de toutes ces charges symboliques qui soudoient si souvent notre regard. En ce sens, et parce qu’elles relèvent de l’attention oblique, les photographies de Vincent Leroux, à la manière des films de Tati, fonctionnent bel et bien comme des actes déterminés de purification de la symbolique cannoise. On y prend les chemins de traverse des circonstances faibles où les impressions fugitives des ombres, échos et reflets qui participent à la manifestation festivalière de loin, presque toujours au calme, garantissent la réalité du Festival dont elles constituent l’environnement forcé : « Souriez, vous êtes à Cannes ! ». S’y découvrent des appareils des photographes officiels, pas encore en érection, qui sont autant de poteaux indicateurs jalonnant l’attente, les moments et les lieux où seuls ne résident que les premiers arrivés « pour voir » ou les derniers à partir, ce qui revient presque au même : les uns comme les autres, s’ils semblent s’être égarés ou habiter lointainement le Festival, manifestent toujours la présence avérée de ce dernier. Cannes est un festival où l’on monte la garde. En ce sens, la multiplicité des écrans, vitres et miroirs autorise l’œil à se river discrètement sur les mouvements publics, à distance. Et, si l’on cultive l’attention oblique, on comprend aisément que Cannes affirme d’abord sa réalité dans l’abondance de ces ombres, reflets et échos. La montée des marches occupe le badaud et le festivalier à peine une heure par jour, le cheminement sur le tapis rouge de la sortie de la voiture officielle jusqu’au franchissement des portes du palais, à peine dix minutes. C’est, au reste, la seule part du visible festivalier, une part consommée jusqu’à l’usure par les médias de toutes sortes. Ensuite, nous laisse-t-on, tout se passe dans l’obscurité des salles de projection. Et pourtant…
Grand amateur de cinéma, Gary est un ouvrier du bâtiment qui a fait toute sa carrière à Cannes. C’est non sans fierté qu’il se rappelle sa participation à la construction de l’actuel palais, lui qui, pourtant, n’a jamais été au centre névralgique du bunker en temps de festival. Son métier l’a toujours placé en surplomb, en haut des tours qu’il rénovait ou des grues de chantiers qui sont toujours présentes dans les rues parallèles à la Croisette. Les stars, il les a toujours deviné, imaginé, réinventé, mais depuis le recul choisi consécutif des lieux d’observation éloignés qu’il s’imposait à lui-même, à bonne distance des foules agglutinées. Du cœur de la manifestation, il n’a jamais perçu de la sorte qu’un son sourd et indistinct. Gary a et a toujours eu le goût de l’écho, du reflet et de l’ombre. Pour lui, ces impressions fugitives représentent la meilleure manière de stimuler cette imagination vagabonde qu’il cultive depuis longtemps. Il met d’ailleurs un point d’honneur à justifier l’origine de son inclination pour «le regard éloigné». En 1969, Gary est adolescent et ses parents ne possédaient pas encore la télévision. Aussi, le 20 juillet de cette année-là, plutôt que chercher un écran pour assister au premier pas de l’homme sur la lune comme le firent nombre de ses proches, Gary choisit de s’installer sur la plage du Carlton et de laisser ses pensées divaguer en regardant la lune : bien sûr qu’il y était, bien sûr qu’il avait assisté à l’événement en même temps que tout le monde, mais en lui, lui avait donné «une toute autre épaisseur», en oblitérant «l’image historique» que les autres partageaient et en faisant fonctionner à plein la puissance évocatrice de la seule luminosité de l’astre lunaire. L’image de la lune vue de la terre valait mieux à ses yeux que la retransmission télévisuelle. Aussi Gary n’avait jamais douté, pour sa part, que l’alunissage avait ou non bien eu lieu. Il avait eu, lui, une vue d’ensemble sans médiation technique incertaine. C’est un fait, une image peut toujours se substituer à d’autres images et les remplacer avantageusement. Ainsi, la force des images de Cannes se mesure, là plus qu’ailleurs, aux figures de l’absence que lesdites images sont susceptibles de mobiliser chez chacun d’entre nous. Car nos images ne représentent pas, ne signifient pas, leur fonction cardinale étant -on y pense et souvent on l’oublie- de nous faire symboliser.
(Extraits de textes d'Emmanuel Ethis et extraits d'images de Vincent Leroux produits dans le cadre de la préparation d'un ouvrage photographique sur le Festival de Cannes 2009 par le Collectif Temps-Machine)
On ne comprend jamais si bien l’idée d’attention oblique qu’en regardant les films de Jacques Tati. La caméra y semble toujours en quête de multiples narrations parallèles à ce qui, pour la plupart d’entre nous, constituerait «naturellement» le cœur de l’histoire. Pour le réalisateur de Playtime, les grincements de portes dans des immeubles High tech, les ombres portées sur des surfaces impromptues, les forces déployées par tout un chacun pour maintenir l’ordre apparent des choses sont autant de fausses évidences qui façonnent les décors dans lesquels nous évoluons dans la plus parfaite des insouciances et constituent un système de valeurs à part entière, un regard que les critères classiques de la consommation culturelle considèrent volontiers comme un regard distrait. Ce regard distrait, cette attention oblique, décrits avec une très grande justesse par le sociologue Richard Hoggart est sans doute l’une des voix les plus sûres pour accrocher toutes ces interprétations nonchalantes souvent éloignées de la vision monolithique du monde telle les cultures dominantes tentent de l’élaborer et de l’imposer. Ces interprétations nonchalantes, elles, «en prennent et en laissent» pour reconstruire une autre version de l’histoire toute aussi cohérente mais faite de distance et de méfiance et d’où l’on appréhende parfois mieux la place et le rôle de ce que l’on voudrait nous faire prendre tantôt pour le centre du monde social, tantôt pour ses périphéries.
Le Festival de Cannes en tant qu’événement ou, plus exactement, les images et les signes médiatiques qui tentent d’instruire une vision univoque et donc dominante de l’événement travaillent précisément à forcer l’attention de tous les participants sur quelques points de fixation de la manifestation et tolèrent mal les regards distraits. Au demeurant, il réside dans la force centrifuge des images médiatiques du festival un joli paradoxe qui fonde la frénésie du regard participant à Cannes. Ainsi, les vitres teintées des limousines de luxe, surtout lorsqu’elles sont fermées, rappellent à tous ici et ce, dans une démesure sans relâche, qu’il y aurait peut-être toujours mieux à voir que ce que le dispositif festivalier nous presse de regarder. Voir, voir mieux, voir pire, voir plus, voir plus ou moins, voir plus vite, voir le visible et l’invisible, voir au travers ou au détour, voir ce qu’il ne faut pas voir, voir comment les autres voient, se voir, revoir, se revoir, ne pas avoir pu voir, authenticité du voir, percevoir cette vérité aveuglante du voir : le festival reconstruit chaque année une véritable écologie du voir saturée de symboles qui recouvrent une grande partie de la ville et qui semblent y délimiter les frontières, mais aussi le temps de l’action.
De fait, Cannes nous interroge sur notre inclination à croire à ces signes consacrés, indéfiniment multipliés, et dont la vigueur paraît vouloir exclure toutes les dérobades vis à vis de ce que Julien Gracq désigne comme une «niaise fantasmagorie symbolique». Il serait, en effet, par trop naïf de considérer les signes cannois sous le seul angle symbolique. «L’explication symbolique étant – en général – un appauvrissement tellement bouffon de la part envahissante de contingent que recèle toujours la vie réelle ou imaginaire, qu’à l’exclusion de toute idée indicatrice la seule notion brute et très accessible, autour de chaque événement, de circonstances fortes et de circonstances faibles, pourra dans tous les cas, et ici en particulier, lui être substituée avantageusement». Cette prise de conscience – poursuit Gracq- devrait nous «inciter une fois pour toutes à un acte décisif de purification» vis-à-vis de toutes ces charges symboliques qui soudoient si souvent notre regard. En ce sens, et parce qu’elles relèvent de l’attention oblique, les photographies de Vincent Leroux, à la manière des films de Tati, fonctionnent bel et bien comme des actes déterminés de purification de la symbolique cannoise. On y prend les chemins de traverse des circonstances faibles où les impressions fugitives des ombres, échos et reflets qui participent à la manifestation festivalière de loin, presque toujours au calme, garantissent la réalité du Festival dont elles constituent l’environnement forcé : « Souriez, vous êtes à Cannes ! ». S’y découvrent des appareils des photographes officiels, pas encore en érection, qui sont autant de poteaux indicateurs jalonnant l’attente, les moments et les lieux où seuls ne résident que les premiers arrivés « pour voir » ou les derniers à partir, ce qui revient presque au même : les uns comme les autres, s’ils semblent s’être égarés ou habiter lointainement le Festival, manifestent toujours la présence avérée de ce dernier. Cannes est un festival où l’on monte la garde. En ce sens, la multiplicité des écrans, vitres et miroirs autorise l’œil à se river discrètement sur les mouvements publics, à distance. Et, si l’on cultive l’attention oblique, on comprend aisément que Cannes affirme d’abord sa réalité dans l’abondance de ces ombres, reflets et échos. La montée des marches occupe le badaud et le festivalier à peine une heure par jour, le cheminement sur le tapis rouge de la sortie de la voiture officielle jusqu’au franchissement des portes du palais, à peine dix minutes. C’est, au reste, la seule part du visible festivalier, une part consommée jusqu’à l’usure par les médias de toutes sortes. Ensuite, nous laisse-t-on, tout se passe dans l’obscurité des salles de projection. Et pourtant…
Grand amateur de cinéma, Gary est un ouvrier du bâtiment qui a fait toute sa carrière à Cannes. C’est non sans fierté qu’il se rappelle sa participation à la construction de l’actuel palais, lui qui, pourtant, n’a jamais été au centre névralgique du bunker en temps de festival. Son métier l’a toujours placé en surplomb, en haut des tours qu’il rénovait ou des grues de chantiers qui sont toujours présentes dans les rues parallèles à la Croisette. Les stars, il les a toujours deviné, imaginé, réinventé, mais depuis le recul choisi consécutif des lieux d’observation éloignés qu’il s’imposait à lui-même, à bonne distance des foules agglutinées. Du cœur de la manifestation, il n’a jamais perçu de la sorte qu’un son sourd et indistinct. Gary a et a toujours eu le goût de l’écho, du reflet et de l’ombre. Pour lui, ces impressions fugitives représentent la meilleure manière de stimuler cette imagination vagabonde qu’il cultive depuis longtemps. Il met d’ailleurs un point d’honneur à justifier l’origine de son inclination pour «le regard éloigné». En 1969, Gary est adolescent et ses parents ne possédaient pas encore la télévision. Aussi, le 20 juillet de cette année-là, plutôt que chercher un écran pour assister au premier pas de l’homme sur la lune comme le firent nombre de ses proches, Gary choisit de s’installer sur la plage du Carlton et de laisser ses pensées divaguer en regardant la lune : bien sûr qu’il y était, bien sûr qu’il avait assisté à l’événement en même temps que tout le monde, mais en lui, lui avait donné «une toute autre épaisseur», en oblitérant «l’image historique» que les autres partageaient et en faisant fonctionner à plein la puissance évocatrice de la seule luminosité de l’astre lunaire. L’image de la lune vue de la terre valait mieux à ses yeux que la retransmission télévisuelle. Aussi Gary n’avait jamais douté, pour sa part, que l’alunissage avait ou non bien eu lieu. Il avait eu, lui, une vue d’ensemble sans médiation technique incertaine. C’est un fait, une image peut toujours se substituer à d’autres images et les remplacer avantageusement. Ainsi, la force des images de Cannes se mesure, là plus qu’ailleurs, aux figures de l’absence que lesdites images sont susceptibles de mobiliser chez chacun d’entre nous. Car nos images ne représentent pas, ne signifient pas, leur fonction cardinale étant -on y pense et souvent on l’oublie- de nous faire symboliser.
(Extraits de textes d'Emmanuel Ethis et extraits d'images de Vincent Leroux produits dans le cadre de la préparation d'un ouvrage photographique sur le Festival de Cannes 2009 par le Collectif Temps-Machine)
17 août 2009
LE VOLEUR DE BAISERS
« Ce qui m’intrigue le plus dans les films, et surtout dans les films où il y a du suspense, les films d’action comme j’ai entendu dire – entre parenthèses je m’demande ce que ce serait un film « d’inaction »,… parce que pour moi, y’a toujours de l’action, même quand c’est Cousteau qui filme une tanche, mais bon -… Ce qui m’intrigue donc dans ces films-là, c’est cette espèce d’issue de secours à deux francs qu’« ils» utilisent quand le héros est poursuivi par plein de méchants et qu’il tente de leur échapper en passant inaperçu : car le mec, je sais pas comment il fait, et où ceux qui écrivent l’histoire ils ont déjà vu ça, mais le mec, il trouve toujours sur son chemin une nana vachement mimie qu’est plantée là, sortie d’on ne sait où, qu’il va prendre dans ses bras sans qu’elle, elle soit plus étonnée que ça ; et là, tout ruisselant de sueur, forcément à bout de souffle, il va se mettre à l’embrasser comme si de rien n’était, le temps que ses ennemis s’éloignent… Moi, je trouve ça génial de nous demander de croire à tout ça, c’est carrément plus fantastique que je ne sais quelle histoire de vampires qui hypnotisent les femmes avant de leur sucer le sang… tu imagines, toi, des poursuivants qui te traquent et qui ne repèrent rien, alors que quand même, quand des gens dans les rues de la vraie vie se roulent la mégapelle du siècle, tout le monde les mâte, qu’on soit gêné ou pas, on les mâte, et c’est vraiment pas le super-plan pour pas se faire remarquer… »
Antonin demeure fasciné par cette figure filmique du baiser saisi dans la course-poursuite, ce baiser qui est censé tirer d’affaires un héros en position difficile et ce, en épousant les lèvres d’une fille sublime (au reste quand elle ne l’est pas – sublime - Antonin a remarqué qu’on le lui faisait ressentir, en se moquant un peu d’elle, en ayant recours à une sorte de « c’est toujours ça de gagner » pour cette fille qui doit pas se faire embrasser tous les jours par un aussi beau mec que notre héros) : double bénéfice donc, pour le héros du film qui montre justement par la possibilité qu’il a de récolter ces bénéfices-là, à quel point il est différent du commun des mortels. Bond est mille fois plus surprenant dans sa faculté de séduire que dans ses cascades inouïes, « c’est surtout pour cela que ça craint pas trop de prendre des vieux acteurs pour 007 – précise Antonin -, car ces vieux-là ont en plus du pouvoir de séduire, l’expérience de ce pouvoir, des pros quoi… ».
Antonin égrène ainsi tout une liste d’acteurs qu’on maintient à l’état de séducteur jusqu’à leur mort… « Une catégorie bien à part, qu’on peut repérer dès le plus jeune âge et qui sont capables de voler des baisers à n’importe qui,… Même Brad Pitt se fait voler, on peut dire ça comme ça, un baiser intense par le séducteur Tom Cruise dans Entretien avec un vampire… Ah ! Tom Cruise, j’aimerais bien devenir lui et j’ m’exerce tous les jours pour y arriver». Et effectivement l’entraînement d’Antonin est intensif : ce que confirme sa maman parfois fière, parfois déroutée, c’est que les plus jolies petites filles de l’école communale ont presque toutes été tourmentées par ce Cruise en herbe, aspirant voleur de baisers en plein apprentissage. Déroute compréhensible lorsqu’on sait qu’au delà de son discours disert, notre expert ès-ciné-séduction fêtera demain son dixième anniversaire, et ce qu’il appelle lui-même, sans jamais avoir vu Truffaut, ses « premières belles années de baisers volés ».
Antonin demeure fasciné par cette figure filmique du baiser saisi dans la course-poursuite, ce baiser qui est censé tirer d’affaires un héros en position difficile et ce, en épousant les lèvres d’une fille sublime (au reste quand elle ne l’est pas – sublime - Antonin a remarqué qu’on le lui faisait ressentir, en se moquant un peu d’elle, en ayant recours à une sorte de « c’est toujours ça de gagner » pour cette fille qui doit pas se faire embrasser tous les jours par un aussi beau mec que notre héros) : double bénéfice donc, pour le héros du film qui montre justement par la possibilité qu’il a de récolter ces bénéfices-là, à quel point il est différent du commun des mortels. Bond est mille fois plus surprenant dans sa faculté de séduire que dans ses cascades inouïes, « c’est surtout pour cela que ça craint pas trop de prendre des vieux acteurs pour 007 – précise Antonin -, car ces vieux-là ont en plus du pouvoir de séduire, l’expérience de ce pouvoir, des pros quoi… ».
Antonin égrène ainsi tout une liste d’acteurs qu’on maintient à l’état de séducteur jusqu’à leur mort… « Une catégorie bien à part, qu’on peut repérer dès le plus jeune âge et qui sont capables de voler des baisers à n’importe qui,… Même Brad Pitt se fait voler, on peut dire ça comme ça, un baiser intense par le séducteur Tom Cruise dans Entretien avec un vampire… Ah ! Tom Cruise, j’aimerais bien devenir lui et j’ m’exerce tous les jours pour y arriver». Et effectivement l’entraînement d’Antonin est intensif : ce que confirme sa maman parfois fière, parfois déroutée, c’est que les plus jolies petites filles de l’école communale ont presque toutes été tourmentées par ce Cruise en herbe, aspirant voleur de baisers en plein apprentissage. Déroute compréhensible lorsqu’on sait qu’au delà de son discours disert, notre expert ès-ciné-séduction fêtera demain son dixième anniversaire, et ce qu’il appelle lui-même, sans jamais avoir vu Truffaut, ses « premières belles années de baisers volés ».
04 juillet 2009
AVIGNON, LE PUBLIC PARTICIPANT... Une sociologie du spectateur réinventé
"De toutes les idées préconçues véhiculées par l’humanité, aucune ne surpasse en ridicule les critiques émises sur les habitudes des pauvres par les biens logés, les biens chauffés et les biens nourris"(Hermann Melville)
Jamais on n’avait consacré quinze ans d’enquête, quinze ans à un seul et même terrain d’observation pratiqué et porté par trois générations de sociologues autour d’une volonté commune de comprendre ce que sont les « publics du festival d’Avignon ». Nombre d’artistes – metteurs en scène, comédiens ou techniciens – décrivent leur passage par « Avignon » comme une expérience relevant presque d’un rituel professionnel. Nous découvrirons ici qu’il en est de même côté «public» : «faire le festival d’Avignon» relève d’une expérience singulière, idéale et idéalisée dans une carrière de spectateur.
Dès ses origines, le projet du Festival d’Avignon s’est bâti en affichant de prime abord une volonté originale dans la manière de “ fabriquer ” son public. Cette part du contrat pensée en direction du “public”, cette part «public» constitue, en effet, un des moteurs de la forme festivalière à l’œuvre ; elle en justifie à la fois les dynamiques et les configurations à partir desquelles on s’est représenté la manifestation avignonnaise. Longtemps exalté par l’idéologie qui baignait le développement de la culture d’après-guerre dans un élan qui l’espère “ populaire ”, le public, lui, n’a eu de cesse de se réinventer au gré des métamorphoses du Festival.
L’objectif de départ d’Avignon, revendiqué comme tel par l’équipe Vilar, fut d’attirer dans l’ancienne cité des Papes des spectateurs écartés jusque-là du théâtre, auxquels il s’agissait de rendre le goût du spectacle vivant et de donner des motifs de curiosité pour l’art dramatique. “Un art collectif comme celui du théâtre ne peut témoigner valablement dans l’unique Paris”, déclare Vilar. À cette fin, il faut être en mesure de “réunir dans les travées de la communion dramatique, le petit boutiquier et le haut magistrat, l’ouvrier et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé”. C’est ainsi que s’élabore la légende d’Avignon et de son public. En s’évadant des théâtres clos, le théâtre du Festival s’impose comme une expérience exemplaire et symbolique de décentralisation culturelle, et ce bien avant que cela ne devienne un programme politique établi.
>Construit dans la longue durée, le public d’Avignon est entré dans le vingt-et-unième siècle, doté aujourd’hui d’une expertise sans précédent, qui fait de lui, ce public dont Vilar avait rêvé et avec lequel Archambault et Baudriller travaillent désormais : le public participant. Ce titre s’est imposé à nous pour décrire ce que raconte cet ouvrage qui fait le point, lui aussi, sur la plus longue enquête jamais menée sur un terrain unique en sociologie de la culture en France. En effet, là où la plupart des résultats et des travaux de sociologues rendent compte de prélèvements sur la vie sociale très circonscrits dans le temps, nous avons voulu sur le terrain du Festival d’Avignon saisir la rythmique festivalière pour mieux en comprendre le sens. Venir, revenir chaque année, venir un an sur deux, venir occassionnellement, ne pas y être revenu depuis dix ans, ne plus jamais revenir à Avignon. Là où certains voient des différences, nous percevons, nous, des régularités-clés pour appréhender la place qu’occupe la culture dans nos vies et dans la durée. Lorsque nous ne sommes pas allés au théâtre ou au cinéma depuis très longtemps, il arrive que l’on ressente un manque. On tolère ce manque un certain temps, puis on ne le tolère plus. Soit on abandonne alors définitivement la pratique qui nous était chère, soit – c’est le cas le plus courant - on se sent pousser à retourner à cette pratique qui, par qu’elle est nôtre, dit ce que sont nos aspirations culturelles et artistiques et qui décrit ce que signifie pour tout spectateur la nécessité de «participer» .
Cet ouvrage nous mène donc au cœur de la participation festivalière d’Avignon et nous dévoile la manière dont, plus largement, nous nous représentons nos pratiques culturelles. Il s’inscrit donc dans la suite logique d’un précédent ouvrage intitulé Avignon, le public réinventé publié en 2002 à la documentation française en prolongeant, non seulement une description, mais une compréhension de ce que sont et de ce que font les publics du Festival.
Jamais on n’avait consacré quinze ans d’enquête, quinze ans à un seul et même terrain d’observation pratiqué et porté par trois générations de sociologues autour d’une volonté commune de comprendre ce que sont les « publics du festival d’Avignon ». Nombre d’artistes – metteurs en scène, comédiens ou techniciens – décrivent leur passage par « Avignon » comme une expérience relevant presque d’un rituel professionnel. Nous découvrirons ici qu’il en est de même côté «public» : «faire le festival d’Avignon» relève d’une expérience singulière, idéale et idéalisée dans une carrière de spectateur.
Dès ses origines, le projet du Festival d’Avignon s’est bâti en affichant de prime abord une volonté originale dans la manière de “ fabriquer ” son public. Cette part du contrat pensée en direction du “public”, cette part «public» constitue, en effet, un des moteurs de la forme festivalière à l’œuvre ; elle en justifie à la fois les dynamiques et les configurations à partir desquelles on s’est représenté la manifestation avignonnaise. Longtemps exalté par l’idéologie qui baignait le développement de la culture d’après-guerre dans un élan qui l’espère “ populaire ”, le public, lui, n’a eu de cesse de se réinventer au gré des métamorphoses du Festival.
L’objectif de départ d’Avignon, revendiqué comme tel par l’équipe Vilar, fut d’attirer dans l’ancienne cité des Papes des spectateurs écartés jusque-là du théâtre, auxquels il s’agissait de rendre le goût du spectacle vivant et de donner des motifs de curiosité pour l’art dramatique. “Un art collectif comme celui du théâtre ne peut témoigner valablement dans l’unique Paris”, déclare Vilar. À cette fin, il faut être en mesure de “réunir dans les travées de la communion dramatique, le petit boutiquier et le haut magistrat, l’ouvrier et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé”. C’est ainsi que s’élabore la légende d’Avignon et de son public. En s’évadant des théâtres clos, le théâtre du Festival s’impose comme une expérience exemplaire et symbolique de décentralisation culturelle, et ce bien avant que cela ne devienne un programme politique établi.
>Construit dans la longue durée, le public d’Avignon est entré dans le vingt-et-unième siècle, doté aujourd’hui d’une expertise sans précédent, qui fait de lui, ce public dont Vilar avait rêvé et avec lequel Archambault et Baudriller travaillent désormais : le public participant. Ce titre s’est imposé à nous pour décrire ce que raconte cet ouvrage qui fait le point, lui aussi, sur la plus longue enquête jamais menée sur un terrain unique en sociologie de la culture en France. En effet, là où la plupart des résultats et des travaux de sociologues rendent compte de prélèvements sur la vie sociale très circonscrits dans le temps, nous avons voulu sur le terrain du Festival d’Avignon saisir la rythmique festivalière pour mieux en comprendre le sens. Venir, revenir chaque année, venir un an sur deux, venir occassionnellement, ne pas y être revenu depuis dix ans, ne plus jamais revenir à Avignon. Là où certains voient des différences, nous percevons, nous, des régularités-clés pour appréhender la place qu’occupe la culture dans nos vies et dans la durée. Lorsque nous ne sommes pas allés au théâtre ou au cinéma depuis très longtemps, il arrive que l’on ressente un manque. On tolère ce manque un certain temps, puis on ne le tolère plus. Soit on abandonne alors définitivement la pratique qui nous était chère, soit – c’est le cas le plus courant - on se sent pousser à retourner à cette pratique qui, par qu’elle est nôtre, dit ce que sont nos aspirations culturelles et artistiques et qui décrit ce que signifie pour tout spectateur la nécessité de «participer» .
Cet ouvrage nous mène donc au cœur de la participation festivalière d’Avignon et nous dévoile la manière dont, plus largement, nous nous représentons nos pratiques culturelles. Il s’inscrit donc dans la suite logique d’un précédent ouvrage intitulé Avignon, le public réinventé publié en 2002 à la documentation française en prolongeant, non seulement une description, mais une compréhension de ce que sont et de ce que font les publics du Festival.
26 juin 2009
NOS JOURS ET NOS NUITS AVEC MICHAEL ET FARRAH...
À vous autres hommes faibles et merveilleux qui mettez tant de grâce à vous retirer du jeu...
« Pour ceux qui ont la chance de poursuivre leurs études, les années qui suivent le baccalauréat sont sans doute la période la plus intense de la fréquentation des salles de cinéma. Au-delà de cette fréquentation elle-même, quelques visites dans les logements étudiants suffisent à se convaincre de la place, à la fois matérielle et symbolique, que le cinéma peut occuper dans leur quotidien. Affiches grand format qui s’appliquent sur la place murale la plus centrale, photos d’actrices ou d’acteurs qui se mélangent pêle-mêle aux photos d’amis, de famille ou d’amours, pages de magazine en papier glacé déchirées ou soigneusement découpées pour être collées telles quelles sur la porte ou les murs de la chambre. En lieu et place, les posters nous accompagnent jours et nuits et nous permettent, au sens plus propre que figuré de vivre et dormir avec nos icônes. Ainsi, l’imagerie de nos acteurs et de nos stars s’installe dans nombre d’intérieurs estudiantins comme autant de fragments de miroirs, supports esthétiques des choix, des attraits ou des inclinations qui viennent afficher sur les murs l’expression d’un «soi culturel» en formation.
Avec la même force que les posters de Farrah Fawcett ou Michael Jackson de nos années lycées, l’imagerie cinématographique fournit de fait une sorte d’imagerie de transition qui conduit l’adolescent et le jeune adulte vers une imagerie plus adulte et plus solennelle (photographies, reproductions de tableaux, peintures originales). Sans doute faut-il voir là un différentiel dans le pouvoir d’imagination suscité par l’image d’un monde de l’imagerie à l’autre. Si ce rapport singulier des étudiants à l’affiche de cinéma caractérise bien une relation particulière à l’œuvre cinématographique, il joue également un rôle essentiel dans les processus de présentation de ce soi culturel. Lorsqu’on est étudiant, cette présentation de soi institue avec ceux qui entrent dans notre chambre le ton de possibles affinités et «trie» quasi immédiatement ceux qu’elle met en confiance et ceux qu’elle va éloigner d’emblée. En ce sens, l’affiche de cinéma, support délégué de l’œuvre qu’elle représente, devient également support délégué d’une «mise en accord» relationnelle avec ceux qui vont habiter avec la même proximité les films de notre vie. Au même titre que les autres objets culturels qui façonnent profondément notre personnalité tout au long de notre vie, les films et les stars que l’on déclare aimer nourrissent nos parentés sociales et, par conséquent, excluent ceux qui ne sauraient entrer dans notre famille culturelle ». Farrah, Michael, Je vous suis reconnaissant, infiniment, vous êtes de ma famille. (extrait du 128, Sociologie du cinéma et de ses publics)
« Pour ceux qui ont la chance de poursuivre leurs études, les années qui suivent le baccalauréat sont sans doute la période la plus intense de la fréquentation des salles de cinéma. Au-delà de cette fréquentation elle-même, quelques visites dans les logements étudiants suffisent à se convaincre de la place, à la fois matérielle et symbolique, que le cinéma peut occuper dans leur quotidien. Affiches grand format qui s’appliquent sur la place murale la plus centrale, photos d’actrices ou d’acteurs qui se mélangent pêle-mêle aux photos d’amis, de famille ou d’amours, pages de magazine en papier glacé déchirées ou soigneusement découpées pour être collées telles quelles sur la porte ou les murs de la chambre. En lieu et place, les posters nous accompagnent jours et nuits et nous permettent, au sens plus propre que figuré de vivre et dormir avec nos icônes. Ainsi, l’imagerie de nos acteurs et de nos stars s’installe dans nombre d’intérieurs estudiantins comme autant de fragments de miroirs, supports esthétiques des choix, des attraits ou des inclinations qui viennent afficher sur les murs l’expression d’un «soi culturel» en formation.
Avec la même force que les posters de Farrah Fawcett ou Michael Jackson de nos années lycées, l’imagerie cinématographique fournit de fait une sorte d’imagerie de transition qui conduit l’adolescent et le jeune adulte vers une imagerie plus adulte et plus solennelle (photographies, reproductions de tableaux, peintures originales). Sans doute faut-il voir là un différentiel dans le pouvoir d’imagination suscité par l’image d’un monde de l’imagerie à l’autre. Si ce rapport singulier des étudiants à l’affiche de cinéma caractérise bien une relation particulière à l’œuvre cinématographique, il joue également un rôle essentiel dans les processus de présentation de ce soi culturel. Lorsqu’on est étudiant, cette présentation de soi institue avec ceux qui entrent dans notre chambre le ton de possibles affinités et «trie» quasi immédiatement ceux qu’elle met en confiance et ceux qu’elle va éloigner d’emblée. En ce sens, l’affiche de cinéma, support délégué de l’œuvre qu’elle représente, devient également support délégué d’une «mise en accord» relationnelle avec ceux qui vont habiter avec la même proximité les films de notre vie. Au même titre que les autres objets culturels qui façonnent profondément notre personnalité tout au long de notre vie, les films et les stars que l’on déclare aimer nourrissent nos parentés sociales et, par conséquent, excluent ceux qui ne sauraient entrer dans notre famille culturelle ». Farrah, Michael, Je vous suis reconnaissant, infiniment, vous êtes de ma famille. (extrait du 128, Sociologie du cinéma et de ses publics)
05 mai 2009
CANNES ou LA TRAHISON DES LIEUX D'AISANCE
Il faut aller à Cannes fin décembre, lorsque le Mistral devient saisissant et que la Méditerranée aveugle de ses réverbérations les plus blanches. La ville ressemble là à toutes ces villes de villégiature de la french riviera : elle n’est habitée que dans ses lieux de vie les plus autochtones et essentiellement par les natifs de la région. L’avenue de la Croisette, elle, est déserte. Seules les enseignes du Carlton ou du Martinez viennent nous rappeler que les terrasses peuvent avoir ici d’autres régimes d’existence. Plus au centre, lorsque l’on s’attarde sur l’esplanade Georges Pompidou - l’esplanade qui se trouve juste devant le “ Palais des Festivals ”, Palais qui, à cette période de l’année, dépouillé de tous ses apparats, ressemble plus à un immense blockhaus qu’à un Palais trop massif -, on peut apercevoir quelques curieux qui s’essaient à poser leur main dans les moulages des mains de stars qui jalonnent en dalles les abords de l’édifice. Des mains de stars moulées, quelques signalétiques pérennisées, de grandes bâtisses inhabitées… En hiver, il faut convoquer d’authentiques ressources imaginatives pour se figurer comment ces lieux se transforment, chaque année, à la mi-mai, pour devenir le théâtre de la plus grande manifestation mondiale dévolue au cinéma, une manifestation qui n’est plus présente ici que dans l’arrière-boutique des librairies, sur quelques cartes postales que personne n’achète jamais entre Noël et le Nouvel an. Le mot “ Cannes ” n’est pas encore synonyme de “ Festival de Cannes ”.
Le Palais du Festival n’est pas encore le temple sacré du septième art, les promeneurs des abords de la Croisette, pas encore des pèlerins en quête contemplative des corps exhibés et fugaces des stars en chair et en os. Car, comme le dit déjà Edgar Morin en 1955 dans Les Temps Modernes : “ Il est bien connu que le véritable spectacle du Festival n’est pas celui qui se donne à l’intérieur, dans la salle de cinéma, mais celui qui se déroule à l’extérieur, autour de cette salle. À Cannes ce ne sera pas tant les films, c’est le monde du cinéma qui s’exhibe en spectacle. […] Le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l’essence. Le festival, par son cérémonial et sa mise en scène prodigieuse, tend à prouver à l’univers que les vedettes sont fidèles à leur mythe ”.
Entre le Cannes hivernal et le “ Cannes Festival ”, la différence tient au travail de mise en conformité d’une ville qui n’est autre qu’une très banale petite sous-préfecture de la Côte d’Azur avec un décor de strass et de paillettes propre à stimuler tous les fantasmes attachés à cet endroit où il faut être lorsque qu’on appartient au monde du cinéma, c’est-à-dire à un endroit où le monde du cinéma se doit d’être pour confirmer qu’il continue à concerner le monde. Ainsi, Femme fatale, le récent film de Brian De Palma qui, pour sa première scène, prend en toile de fond le festival de Cannes 2001, illustre parfaitement ce travail de mise en conformité du décor festivalier avec les attentes qu’on en a. Au demeurant, ceux qui ont l’habitude de pratiquer le Palais du festival retrouveront ce dernier tel qu’ils le connaissent, le décor réel global étant suffisant pour fournir au film un décor de cinéma ; cependant - et s’ils ont pratiqué ledit Palais jusque là -, ils remarqueront aussi que seul un tout petit lieu de l’action a été entièrement réinventé et reconstruit par De Palma : les toilettes. Sans doute les véritables toilettes devaient-elles dénoter avec l’imaginaire cannois qu’on tente de refigurer à destination du public du film, car les toilettes de Femme fatale censées être au cœur du Palais, sont là des lieux d’aisance d’un luxe qui se situe fabuleusement au-delà de la réalité cannoise. On appréciera le soin porté par le réalisateur à ne pas briser la continuité du mythe jusque dans ces lieux d’eau.
Le Palais du Festival n’est pas encore le temple sacré du septième art, les promeneurs des abords de la Croisette, pas encore des pèlerins en quête contemplative des corps exhibés et fugaces des stars en chair et en os. Car, comme le dit déjà Edgar Morin en 1955 dans Les Temps Modernes : “ Il est bien connu que le véritable spectacle du Festival n’est pas celui qui se donne à l’intérieur, dans la salle de cinéma, mais celui qui se déroule à l’extérieur, autour de cette salle. À Cannes ce ne sera pas tant les films, c’est le monde du cinéma qui s’exhibe en spectacle. […] Le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l’essence. Le festival, par son cérémonial et sa mise en scène prodigieuse, tend à prouver à l’univers que les vedettes sont fidèles à leur mythe ”.
Entre le Cannes hivernal et le “ Cannes Festival ”, la différence tient au travail de mise en conformité d’une ville qui n’est autre qu’une très banale petite sous-préfecture de la Côte d’Azur avec un décor de strass et de paillettes propre à stimuler tous les fantasmes attachés à cet endroit où il faut être lorsque qu’on appartient au monde du cinéma, c’est-à-dire à un endroit où le monde du cinéma se doit d’être pour confirmer qu’il continue à concerner le monde. Ainsi, Femme fatale, le récent film de Brian De Palma qui, pour sa première scène, prend en toile de fond le festival de Cannes 2001, illustre parfaitement ce travail de mise en conformité du décor festivalier avec les attentes qu’on en a. Au demeurant, ceux qui ont l’habitude de pratiquer le Palais du festival retrouveront ce dernier tel qu’ils le connaissent, le décor réel global étant suffisant pour fournir au film un décor de cinéma ; cependant - et s’ils ont pratiqué ledit Palais jusque là -, ils remarqueront aussi que seul un tout petit lieu de l’action a été entièrement réinventé et reconstruit par De Palma : les toilettes. Sans doute les véritables toilettes devaient-elles dénoter avec l’imaginaire cannois qu’on tente de refigurer à destination du public du film, car les toilettes de Femme fatale censées être au cœur du Palais, sont là des lieux d’aisance d’un luxe qui se situe fabuleusement au-delà de la réalité cannoise. On appréciera le soin porté par le réalisateur à ne pas briser la continuité du mythe jusque dans ces lieux d’eau.