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31 décembre 2008

YALLA ! La révolte sera bientôt là... L'année du zapping 2008 de Canal+

À Jean Rochefort, mais à sa guise...

« De même, à force de poser des questions, on finit généralement par s’imaginer qu’on entend des réponses… de même, à force de lire, on passe vite à l’illusion qu’on lit un message. » (C. Rosset)

Comme tous les ans, Patrick Menais et ses zappeurs nous livrent une synthèse des programmes télévisés quotidiens qu’ils ont passés au crible. Ils retiennent ce que l’on appelle dans la presse journalistique des perles, des perles bien entendues trempées de la ligne éditoriale de Canal+ qui diffuse le programme. Cette année, j’ai eu la chance d’assister au visionnage de ces quatre heures de morceaux choisis avec trois autres personnes, ce qui m’a permis de faire de cette épreuve non un vis-à-vis solitaire, mais bien une expérience collective des moments qui retiennent l’attention des uns et des autres et qui, de fait, renforce encore l’effet sélectif imposé par les zappeurs de Canal par l’entremise d’un tri supplémentaire : en effet, chaque fois que quelqu’un pointe d’un commentaire une scène qui le fait réagir, il y a obligation pour le groupe d’oblitérer - compte tenu du rythme soutenu du zapping - les scènes qui suivent immédiatement la scène pointée. Sans doute est-ce là d’ailleurs une des limites paradoxales de l’objet « zapping » : pensé pour faire partager à tous en quelques minutes ce qui mérite d’être retenu du paysage audiovisuel français, le zapping est en réalité un spectacle télévisuel qui suppose une telle attention qu’il est tout sauf un objet de partage collectif pour ses spectateurs. Pour le dire autrement, le zapping de Canal+, aussi intéressant soit-il, est bel et bien l’une des expressions audiovisuelles les plus achevées de l’individualisme tel qu’il s’exprime à la veille de la première décennie du XXIe siècle en nous offrant là une sorte « voir ensemble » sous-tendu et soutenu par ce que Pierre Bourdieu définissait par « illusio ». L’illusio, c’est ce à quoi nous adhérons immédiatement, c’est la condition indiscutée de la discussion. En l’occurrence, s’agit-il ici de ne pas discuter les principes qui régissent les constructions explicite et implicite inhérentes au zapping qui nous conduisent à penser que la télévision est le meilleur résumé qui soit de notre société en devenir, et le zapping, parce qu’il est le résumé du résumé nous fait voir encore mieux toutes ces choses. Bref, le zapping, c’est nous !

Et que sommes-nous devenus dans les yeux des zappeurs en 2008 ? Des gens malheureux, terriblement malheureux, des gens qui consomment 1,5 kg de pesticides par an, des gens qui n’ont plus que la télé pour se distraire, des gens qui adhèrent de moins en moins à ce que leur dit ladite télé pour les endormir, des gens qui ont de moins en moins de forces pour exister, pour résister, des gens qui pleurent très fort, trop fort parce que leurs enfants leur parlent mal, parce qu’ils n’arrivent plus à faire face à l’endettement, parce qu’ils vivent quotidiennement ces injustices sociales que leur impose une société qui ne tient pas ses promesses. Une soi-disante coach "émotionnelle" pour la Star Ac' prénommée Marine Méchin, une coach désireuse d'inculquer à nos "futurs" artistes de la chanson des valeurs quasi-fascistes où le mépris de l'humain rivalise avec une cruauté des plus affligeantes, le tout emballé dans la phrase fétiche de la dame : "la compassion, c'est la passion des cons". La crise, toujours la crise, et tous ceux qui l’avaient prédite, tous ceux qui la commentent non sans délectation, tous ceux qui se bâtissent sur elle à bon compte et à la va-vite un surcroît de bonne réputation de rédempteur ou de fin analyste. L’écologie, toujours l’écologie et une planète qui périt à petits coups de réchauffements, de pollution, mais aussi et surtout de ce manque d’idées et de désirs pour faire ensemble et autrement le monde de demain. Les lois de l’économie dite capitaliste ont tout englouti, il ne reste rien… Rien du tout. L’économie des profiteurs a tout dévoré : le sens des valeurs de ce que l’on appelait la démocratie, le sens des transactions internationales qui ne sont plus désormais régies par la diplomatie, la reconnaissance de cette merveilleuse idée de progrès. Même Lætitia Casta en appelle à un nouveau mai 1968 ! Les mannequins se suivent et ne se ressemblent pas, du moins moralement… Parce que physiquement les rares femmes que l’on aperçoit dans ce zapping se ressemblent de plus en plus. Liftées, vitaminées, multicartes, hypermodernes. Bien sûr, il y a les dissidentes : sœur Emmanuelle, la plus forte de toutes, convoquées là surtout par le biais d’images d’archives, répondant à un Drucker qui l’interroge sur ce qui l’a conduite à son investissement humanitaire que c’est la révolte qui est au cœur de sa démarche, une révolte positive qui l’amène à dire à Pivot que son mot préféré est « Yalla, ce qui signifie « en avant ! » », une révolte positive qui, par anticipation, a permis d’éloigner les journalistes télé du lieu où elle vient de finir ses jours. Allongée sur ce qui est sans doute son dernier lit, pour l’une de ces dernières interviews donnée pour ses cent ans, elle déclare que ce qu’elle souhaite léguer au monde est un désir de s’intéresser plus aux autres qu’à soi-même. Lorsque Sœur Emmanuelle parle, le petit groupe d’amis réunis pour la soirée se tait et écoute. Lorsque c’est Ségolène Royal qui scande « fraternité », beaucoup préfèrent se moquer. Mais de qui se moque-t-on ? De qui se moque-t-on ? Est-ce là des mots que l’on ne peut plus entendre ici alors même que l’on se trémousse au son d’un « Yes, we can » ailleurs ? Obama et sa victoire demeurent un symbole magnifique ; on commente l’individu sur tout ce qu’il représente et tout ce qu’il laisse voir : un type porteur de mots simples, foutu comme un athlète, qui est victorieux là où l’on pensait la victoire impossible. Appels, rappels, rappels à l’ordre à notre collectif qui est très loin de composer une communauté d’hommes et de femmes citoyenne et responsable.

Il y a un demi-siècle, le public du cinéma américain était très friand des films d’anticipation mettant en scène des soucoupes volantes habitées d’extraterrestres à la recherche d’une planète à envahir. Les scénars étaient toujours les mêmes : on découvrait à un moment ou un autre que les belliqueux envahisseurs étaient en quête d’un monde idéal, le leur étant souvent en passe d’être anéanti. La terre était leur seul espoir. Il y a un demi-siècle, le grand public se familiarisait aussi avec l’une des plus populaires des œuvres de Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Son ouvrage se concluait sur ces mots : « pas plus que l’individu n’est seul dans le groupe et que chaque société n’est seule parmi les autres, l’homme n’est pas seul dans l’univers. Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur ; tant que nous serons là et qu’il existera un monde, cette arche ténue qui nous relie à l’inaccessible demeurera, montrant la voie [à l’homme] : suspendre la marche, retenir l’impulsion qui l’astreint à obturer l’une après l’autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son œuvre en même temps qu’il clôt sa prison ». Claude Lévi-Strauss est centenaire. Il clôt le zapping expliquant que le monde dans lequel il finit ses jours est bien moins attrayant que celui dans lequel il les a commencés. La fin du zapping 2008 sonne instantanément la fin de la soirée de visionnage. Le groupe se sépare. L’un d’entre nous s’inquiète : « d’habitude, c’est plus drôle le zapping, non ? plus léger, non ? ». Les visages s’assombrissent accusant sans doute une prise de conscience évidente… Ce monde est tout de même un peu notre monde et nous n’avons pas encore, nous, de soucoupes volantes adéquates pour en envahir un autre. Yalla, notre révolte sera bientôt là !

07 novembre 2008

CINÉ-CINÉPHILIES, GÉNÉ-GÉNÉRATIONS...

À tous ceux qui fabriquent les chaînes Ciné-cinémas, le plus beau bouquet de transmission cinéphilique intergénérationnelle

« Montrer un personnage anormal faire des choses anormales ne fait pas peur. Il faut montrer — dit le réalisateur Georges Franju — un personnage normal faire des choses anormales ou bien un personnage anormal faire des choses normales ». Depuis le début de son histoire, du fait même de sa compétence à montrer, le cinéma a eu partie liée avec la peur, collectivement partagée. Comme le souligne le philosophe Clément Rosset, « la peur intervient toujours de préférence quand le réel est très proche : dans l’intervalle qui sépare la sécurité du lointain de celle de l’expérience immédiate. […] Tout objet terrifiant est un objet ambigu, dont on vient à douter s’il est ceci ou cela, le même ou un autre ; mais aussi – car cela revient au même – s’il est ici ou là, présent ou absent : or c’est là le cas de tout objet proche ». Or, l’écran où le film est projeté, que l’on soit ou non plongé dans le noir, nous confronte, le temps de la projection, à une proximité d’un réel ambigu. On ne peut plus tenir au loin ce qui peut nous faire peur : le craquement d’une branche d’arbre, un reflet furtif dans un miroir sale, une momie qui se lève, un animal gigantesque. La salle de cinéma permet de vivre ces expériences-là tout en sachant fort bien qu’on ne les vit pas en réalité. Notre corps n’est pas exposé. Sans doute la peur au cinéma permet-elle mieux que n’importe quelle émotion de ressentir ce que signifie « être spectateur », mais également le plaisir de n’être « que spectateur », un plaisir sécurisant où l’on peut s’abandonner à voir de près la forme de nos frayeurs.

« C’est un peu – déclare un spectateur à la sortie des Dents de la mer – comme si j’étais dans un petit sous-marin transparent, au plus profond de l’océan, convaincu que je ne risque rien du tout, tant l’air est doux, respirable et la paroi de verre épaisse. Je suis le plus fort, donc je me laisse conduire toujours plus profond comme le font tous ceux qui sont avec moi dans la salle. Notre cage à requins à nous est sans faille, même si des fois, on se sert de notre veste pour se cacher les yeux». Le paradoxe de la peur cinématographique s’exprime ici parfaitement : il est rassurant d’avoir peur ensemble. La dimension poïétique de l’œuvre filmique — qui correspond aux stratégies de sa fabrication —, tout comme sa dimension esthétique — qui s’inscrit dans les stratégies sociales et anthropologiques de sa réception—, concourent à favoriser ainsi toutes les empathies, catharsis et abréactions des publics. Les « Disney » et autres « Harry Potter » de notre enfance mettaient déjà en scène les ombres des grands méchants pour nous effrayer au cinéma. Il n’est pas rare de rencontrer des bandes d’adolescents, souvent du même sexe, retourner voir entre amis ces films d’enfant qui leur faisaient souvent peur quelques années plus to. Mais ce n’est pas là un désir de replonger en enfance qui nous anime. On vient à peine d’en sortir et l’on est fier de se revendiquer « adultes ». Non, on retourne au cinéma pour se délecter du plaisir d’entendre les plus jeunes avoir peur, et pour nous confirmer à nous-mêmes et aux amis de notre génération qui nous accompagnent qu’ils peuvent être rassurés (et qu’ils nous peuvent nous rassurer) : on est bien sorti de l’enfance et on ne se laisse plus avoir par ces grosses ficelles. Si la télévision sert aujourd’hui principalement le partage des émotions domestiques face au cinéma tout en favorisant la transmission culturelle du patrimoine cinématographique d’une génération à l’autre, la salle de cinéma, elle, accueille essentiellement les spectateurs en quête de sociabilités collectives plus générationnelles.

Comme le montre une étude récente sur les jeunes et le cinéma, les trois quarts des 15-19 ans et plus d’un jeune sur deux âgé de 20 à 24 ans se rendent dans les salles obscures à plusieurs alors que pour 42% des Français, la sortie au cinéma se pratique plutôt à deux. Ce que ces 15-24 ans recherchent, ce sont avant tout des univers de fiction à partager, des objets leur permettant de se construire des références communes, des films qui les interpellent immédiatement sur le registre de l’émotion, émotion qu’ils apprennent ensemble à apprivoiser. C’est pourquoi on constate, lorsqu’on met face à face films et profils sociodémographiques de ceux qui les fréquentent, c’est avant tout des proximités d’âge qui caractérisent les publics de chaque œuvre singulière. En ce sens, il faut comprendre que les films qui deviennent des succès populaires sont ceux qui parviennent avant tout à réunir, toutes catégories sociales confondues et contre toute attente le plus grand nombre possible de spectateurs appartenant majoritairement à la même génération. C’est pourquoi on assimile souvent le cinéma à une fabrique de souvenirs. Il faut préciser : une fabrique de souvenirs que l’on pourra évoquer avec ceux de notre génération. Génération Grand Bleu, génération Star Wars première époque, génération Star Wars deuxième époque, génération Titanic : un discret « tu l’as vu à la télé ou au cinéma ? » permet subrepticement d’interroger l’autre et de savoir immédiatement s’il a des chances ou non de pouvoir partager avec nous d’autres références communes qui sont ici synonymes d’émotions communes.

07 septembre 2008

LA PRISONNIÈRE D'UN DESERT... culturel

Orléans, mars 2002. Dans les rues de la ville, quiconque croise Marie-Candy, pour peu qu’il s’attarde à discuter avec elle, ressort systématiquement de la conversation saisi par un trouble plus ou moins fort, un trouble qui ébranle tout son petit ordre social intérieur. Marie-Candy est une sorte de boîte à paroles où tout se précipite dans la plus parfaite anarchie pour créer des tornades de mots insensés : trois minutes lui suffisent pour expliquer à la fois son truc pour épiler les jambes avec de la pellicule de films fondue, pourquoi elle arbore en guise de “ pin’s ” au revers de sa veste l’appareil dentaire de Jean-Éric, son ancien petit copain, ou bien comment elle a trouvé un “ super job ” de manutentionnaire dans l’usine “ top moderne ” du coin qui fabrique “ des poupées dans le même latex que les capotes et des capotes dans le même latex que les poupées ”. Si Marie-Candy nous avait donné la possibilité de choisir le ton de notre rencontre avec elle comme l’on sélectionne la cuisson des viandes, on l’aurait à tous coups réclamée “ bleue ” ; mais, quand cela ne sent pas le faisandé, tout semble toujours servi bien trop cuit avec Marie-Candy. On aimerait avoir sous la main la bonne excuse pour abréger, mais Marie-Candy entreprend la description sa collection de poupées majorettes habillées comme Scarlett O’Hara ou la fameuse marquise des Anges, Angélique, et l’on sombre peu à peu sous l’emprise glutineuse de l’hypnose “ marie-candienne ”. Car Marie-Candy n’a pas sa pareille pour vous encelluler dans son univers à elle, un univers où tout se confond, réalité et fiction, concret et chimère. Pour dire les choses autrement Marie-Candy ne sait pas et n’a jamais su ce que signifie le fait “ d’être spectatrice ”. À dix-sept ans, elle était fan de Patrick Bruel et connaît encore par cœur les paroles de "Qui a le droit ?". Patrick faisait partie de son monde, comme elle pensait faire partie du sien. Marie-Candy pensait que quand elle serait grande, elle se marierait avec lui, sans difficultés. Pas de coupure, pas de rupture. Marie-Candy n'envisage les vedettes de son petit écran que comme des êtres qui donnent du sens à son quotidien, par imprégnation ; un peu comme l'air qu’elle respire ou la pluie qui la rafraîchit. Et, Marie-Candy n’est pas mythomane lorsqu’elle vous parle de sa rencontre avec John Wayne, d’ailleurs elle vous conseille sérieusement sur l’utilité de porter des gilets pare-balles pour regarder ces westerns et ces policiers où il peut toujours y avoir une balle perdue.

C'est avec cette folie monstrueusement infantile que Marie-Candy s’est heurtée au comédien Olivier Py, "un beau type pas con" qui "ressemble à son cousin Bernard". Avant-hier, elle l'a entendu dire qu'"entre une nuit avec Tom Cruise et écrire un beau texte, il n'hésitait pas une seconde" ; de fait, elle non plus. Elle s'est toujours dit que "prisonnière dans ce désert culturel" dont il parle si souvent, seule avec lui, serait sans doute une situation enviable. Depuis deux ans, le trouble de Marie-Candy n’a cessé de s’accroître, car Olivier Py a été nommé directeur du Centre Dramatique National de sa ville, ce qui l’amène à le croiser quelquefois dans la rue, en plus de l’avoir vu au ciné dans Nos Vies Heureuses de Jacques Maillot, ou sur Arte dans les Yeux fermés. Marie-Candy pense que “ tout ça, c’est des signes positifs, que quelque chose doit se passer entre eux ”. Marie-Candy veut rencontrer Olivier Py pour lui dire combien elle est émue quand ce dernier se produit dans son costume de travesti et fait ses petits numéros de cabaret en “ changeant de voix” . Marie-Candy “ tentera le coup demain ”, car elle a trouvé un prétexte pour l’aborder : “ une fameuse idée marketing, un filon en or pour Olivier et moi : une petite Barbie travelote en latex comme la Miss Knife de son spectacle, avec "buste" et "organes génitaux" amovibles". Marie-Candy frétille déjà car elle sait qu'"Olivier" aimera cette idée, même si elle se demande encore, non sans afficher un imperceptible mépris, pourquoi les marchands de jouets n'y avaient jamais songé avant elle : "pour les enfants, les poupées travesties, c'est vachement plus marrant, vous pensez, elles ont tellement d'accessoires".

24 août 2008

MISES AU JOUR, DÉVOILEMENTS, OBJECTIVATIONS : combattre l'illusion ou du moins s'y essayer

« Monsieur Keuner passait par une vallée, quand brusquement il remarqua que ses pieds étaient dans l’eau. Alors il se rendit compte que sa vallée était en réalité un bras de mer et que l’heure de la marée approchait. Il resta aussitôt sur place à chercher des yeux un bateau, et tant qu’il eut l’espoir d’en voir un, il resta sur place. Mais comme aucun bateau n’apparaissait, il perdit cet espoir et espéra que l’eau ne monterait plus. C’est seulement quand l’eau lui vint au menton qu’il perdit cet espoir aussi et se mit à nager. Il s’était rendu compte qu’il était lui-même un bateau.» Bertolt Brecht

Pour expliquer son travail d’enquête, le chercheur en sciences humaines et sociales convoque souvent dans son discours les catégories de la mise au jour, du dévoilement, de l’objectivation, de l’analyse logique ou, plus récemment, de la très en vogue analyse compréhensive du monde ; derrière la vitre sans tain de son laboratoire, il use de toutes ces catégories pour réifier de multiples façons le rendre visible en tant que principe moteur de production des données, ce qui l’oblige à prendre pour pré-acquis le fait que la réalité est une maîtresse bien capricieuse qui ne se donne pas sans d’abord résister, qu’elle n’a de cesse de défier celui qui tente de la saisir, bref, qu’une grande part de ce qui l’entoure – y compris du savoir qu’il construit – n’est qu’illusion. Et, si elle peut être attrapée au titre d’une illusion, c’est que la réalité n’explicite jamais la visée et le lien de son énonciation ou – si l’on emprunte le langage des sémioticiens – qu’elle se livre rarement sous la forme d’un message émis à partir d’une certaine instance et destiné à un certain usage ou à un certain usager. C’est cependant parce que l’on parvient à substituer parfois à l’idée d’illusion, celles d’intention ou d’intentionnalité, que l’on se met à observer des régularités propres à stimuler cet imaginaire scientifique qui attribue assez de pertinences à ces régularités pour les transformer en faits de connaissances, puis organiser ces faits de connaissances en savoirs. L’invention et l’intervention systématique de la médecine légale dans l’expertise criminelle nous fournissent un parfait exemple de cette mise en forme rationnelle de savoirs qui sont très proches de ceux que nous convoquons dans l’enquête sociologique pour observer le monde : enquête, relevé d’indices, indexation des données, traitement et analyse des corrélations, etc. Toutefois, s’il arrive que l’on utilise parfois l’analogie entre le travail policier et celui du chercheur lorsqu’on tente de rendre pédagogiquement explicites nos techniques d’enquête, il n’en reste pas moins que les postures scientifiques de l’un et l’autre demeurent indéniablement différentes. Dans un cas, on met en œuvre un dispositif procédural pour retrouver un criminel existant en tentant de « faire parler » des indices repérés sur le lieu du crime, dans l’autre, il s’agit d’imaginer une série d’anticipations et de rétrospections pour « raisonner » un fait ou un phénomène qui ne sont ni le fait d’un criminel, ni celui d’un individu animé d’intentions à l’évidence objectivables.


Vérité, mensonge, arnaque ? Trop d’indices…

Un épisode de la série télévisée Chapeau melon et bottes de cuir mettait en scène des meurtriers qui multipliaient leurs méfaits en foulant au pied les méthodes policières ; plutôt que de faire disparaître toutes les traces susceptibles de constituer des pistes pour les enquêteurs, ces derniers, au contraire, en rajoutaient, jusqu’à noyer chaque lieu du crime sous une profusion d’indices signifiants et contradictoires. On imagine dès lors combien la formulation des hypothèses d’enquêtes s’en trouvait fortement compromise. Au-delà même de leur différence de posture, c’est d’abord sur le mode de formulation de leurs hypothèses sur le monde que diffèrent principalement le métier d’enquêteur de police et celui de chercheur. Lorsqu’on enquête sur le monde social et particulièrement là où, comme c’est le cas dans le cadre des pratiques culturelles, les implications de l’individu ne sont sujettes à aucun risque vital ou judiciaire, la construction des hypothèses devient plus délicate ; difficile, en effet, de déterminer le sens de nos actions lorsqu’elles ne sont pas clairement orientées par une finalité. Le sociologue allemand M. Weber avait, pour sa part, envisagé une typologie où il distinguait quatre « types purs de l’action » :
– l’action rationnelle par rapport à des fins qui en calcule les moyens en les rapportant à leur coût prévisible,
– l’action rationnelle par rapport à des valeurs où le calcul se trouve limité par un commandement inconditionnel,
– l’action traditionnelle pensée hors de tout calcul par l’autorité institutionnelle de ce qui s’est toujours fait ainsi,
– l’action affective qui incline à l’obéissance par l’influence qu’exerce sur ceux qui la reconnaissent la légitimité d’un charisme (charisme du chef, du prophète, de l’institution ou du livre).

On se rend bien compte que le sens d’une pratique culturelle peut s’orienter vers l’un ou l’autre pôle de cette typologie et, qu’en aucun cas, on ne pourrait avancer une assertion générale sur la pratique de culture comme relevant d’un type particulier d’action. La démarche interprétative que l’on est apte à mener dans une enquête vise avant tout à mesurer la plausibilité d’une hypothèse sur le sens des interactions sociales comprises dans un contexte culturel singulier.

30 avril 2008

RAMENER LES STARS SUR LA TERRE... petite sociologie d'un ultimate concern

« Les démons que l’Église n’a jamais pu exorciser s’emparent de la place : pendant des siècles sans relâche, elle a lutté contre le comédien, l’aubergiste et le ménétrier. Le cinéma, le café, le jazz l’ont désarmée» (Gabriel Le Bras)

Depuis qu’Hollywood a inventé les stars de cinéma, celles-ci se sont multipliées, démultipliées sur nos écrans et dans le regard contemplatif des spectateurs sensibles à leur aura. Pourtant, quoiqu’en pensent ceux qui utilisent aujourd’hui le mot « star » à tort et à travers ou ceux qui croient que les stars se fabriquent à l’envie, force est de constater que l’opération de multiplication et démultiplication des stars est loin d’être réalisable à l’infini. Il faut savoir qu’on dispose d’un matériau tout à fait exceptionnel qui nous permet de valider ce constat et ce depuis le milieu des années 1930. En effet, presque simultanément à l’invention des stars, nombre de magazines se mettent à se questionner sur la perception de ces idoles par les publics. Des classements s’élaborent, des niveaux de popularité sont mesurés, et ce, sans discontinuité jusqu’aujourd’hui. Au demeurant, il est troublant de remarquer que le dispositif de questions qui permet de prendre ces mesures reste inchangé, de même que les résultats qu’il produit rencontrent un intérêt qui ne s’érode jamais. Ce dispositif de questions s’élabore comme une déclinaison d’une seule et même question originelle et que l’on peut résumer ainsi : « pouvez-vous me dire qui est, selon vous, la plus grande star aujourd’hui ? » Cette question amène donc ceux à qui on la pose à énoncer une série de noms. Et, quel que soit le nombre de personnes que l’on interroge, on aboutit à des résultats qui sont toujours similaires. Le premier résultat tient à une très grande stabilité des noms cités dans le temps. Ces noms qui proviennent principalement du monde du cinéma – Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, Alain Delon,… - tiennent le classement durant au moins cinq ans pour les stars les fugitives et peuvent y demeurer jusqu’à plus de quarante ans pour ces stars qu’on dit « intemporelles ». Le second résultat est plus rarement commenté alors qu’il devrait nous surprendre tant il dit beaucoup de ce que nous sommes, anthropologiquement parlant : quelle que soit la manière dont on s’y prend pour poser la question -y compris en utilisant les méthodes sociologiques les plus pointues-, le nombre de noms de stars citées n’excède jamais la vingtaine.
Il nous faut donc tirer toutes les conséquences de ces deux résultats si l’on veut saisir ce que sont et ce que font les stars pour leurs publics. En premier lieu, s’il y a stabilité des noms cités, c’est parce qu’une star n’existe que parce qu’on peut en faire son histoire (même si cette histoire est pure fiction) : l’icône qu’elle impose ne se suffit pas à elle-même, elle est génératrice de récits. Au reste, c’est par l’entremise de ces récits qu’une sorte de fidélité et de rapports loyaux s’installent entre elle et ceux qui la portent. Ensuite, si le nombre de noms de stars que l’on cite est limité, c’est bien parce qu’un processus « naturel » de reconnaissance de « qui en est une » fonctionne à plein (et fonctionne d’ailleurs que l’on aime ou pas la star en question). L’attribution du statut de star est une opération que nous sommes tous capables de faire et nous effectuons cette opération en ayant par nous-mêmes intégrer l’exceptionnalité de ce statut et donc la délimitation en effectif limité qui l’accompagne. Sur un autre plan, on constate que si le nombre de noms cités est stable, c’est que, spontanément, l’on choisit de répondre avec des noms de stars qui sont en vie et inscrite dans leur époque. Pour qu’un nouveau nom de star apparaisse durablement - principe de cruauté oblige-, il est nécessaire qu’un autre nom disparaisse, lui aussi durablement. Pour le dire autrement, on a longtemps imaginé que ce qui nous liait aux stars relevait d’une manière qu’elles avaient de prendre la lumière et de nous émerveiller, mais pour comprendre ce qui nous fascine réellement chez elles, il s’agit surtout de comprendre le lien qu’elles entretiennent pour nous, par procuration, avec les ténèbres.


Définir anthropologiquement la star

Il n’est pas simple de définir ce qu’est une star. Pourtant lorsqu’on nous le demande, on parvient sans trop difficulté à distinguer ceux qui, parmi les acteurs de cinéma, sont des stars et ceux qui n’en sont pas. Des noms surgissent immédiatement à l’esprit : James Dean, Leonardo Dicaprio, Brad Pitt, Monica Bellucci, Marlon Brando, Jean-Paul Belmondo, Alain Delon, Elisabeth Taylor, Ava Gardner, Audrey Hepburn, Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, etc. Chaque génération possède son répertoire, et l’on pourrait inversement dire que le répertoire des noms de stars est caractéristique d’une génération. Un nom fait cependant exception car il est transgénérationnel : celui de Marilyn Monroe. De l’actrice Marilyn, le cinéaste Billy Wilder déclare «je n’ai jamais su ce que ça pourrait être « faire Marilyn ». Je n’ai jamais su. Marilyn était imprévisible, je ne savais jamais ce qu’elle allait faire, comment elle allait jouer une scène. Il fallait que je la persuade de faire autrement ou il fallait que je souligne et dise : « ça c’est très bien » ou bien « faites comme ça ». Après, il y a la robe soulevée par le vent et elle est là debout… J’ignore pourquoi elle est devenue si populaire. Je n’ai jamais su. Elle était, enfin, c’était une star » .

« Instrument de base » institué du cinéma américain depuis 1910, la star occupe un rôle central dans bien d’autres cinématographiques nationales, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne ou en Inde . Telle que la décrit Edgar Morin, la star intéresse particulièrement la sociologie du cinéma car elle touche à plusieurs aspects sociaux constitutifs de l’objet cinématographique : « 1. aux caractères filmiques de la présence humaine sur l’écran et du problème de l’acteur, 2. à la relation spectateur-spectacle, c’est-à-dire aux processus psycho-affectifs de projection-identification, particulièrement vifs dans les salles obscures, 3. à l’économie capitaliste et au système de production cinématographique, 4. à l’évolution socio-historique de la civilisation bourgeoise » .
On comprend bien quels développements sont aujourd’hui sous-tendus par les deux derniers points évoqués par Morin : une des évolutions de nos sociétés peut se constater en effet par l’usage même de la désignation « star » qui ne se cantonne plus au seul monde cinématographique, mais s’étend désormais à celui du sport, de la télévision, de la chanson ou de la mode. Ces dernières années en France, des sportifs comme Zinédine Zidane, Des chanteuses comme Mylène Farmer, des comédiens de sitcom comme Sébastien Roch ou des mannequins comme Claudia Schiffer se sont vus octroyer l’étiquette « star ». Il s’agit, pour le sociologue, de se demander si ces utilisations démultipliées du mot sont susceptibles de recouvrir une réalité commune. Pourquoi tous ces individus sont-ils soudainement (et souvent fugitivement) dotés d’un tel attribut ?
Lorsque l’on rapproche ces utilisations les unes des autres, l’hypothèse qui s’impose se rapporte à la même logique économique que l’industrie hollywoodienne des origines attache aux stars qu’elle consacre. L’analyse de ce phénomène que propose le sociologue Richard Dyer, dans son ouvrage Stars , expose précisément comment, selon lui, la star, supposée irrésistible et, en conséquence, génératrice de profits pour les investisseurs, participe au développement de cette logique capitaliste. Le sport, la mode, la télé, la chanson ou le cinéma procèdent tous désormais d’investissements du même ordre. Or, ces industries reposant toutes sur des modes similaires de mise en présence médiatisée qui mettent la lumière sur certains individus – qui « captent » cette lumière mieux que d’autres -, il n’est pas anormal que le phénomène « star » se généralise à l’ensemble de ces milieux. L’approche de Dyer, ouvertement fondée sur une perspective marxisme, installe la star, produit de l’idéologie dominante des sociétés industrielles occidentales, dans une fonction de promotion de cette idéologie. Aussi faut-il se demander comment une idéologie dominante domine si l’on veut comprendre comment la star occupe ses fonctions au sein de cette idéologie ? La réponse apportée par le marxisme est simple. Une idéologie ne peut être dominante que si elle parvient à faire croire qu’elle ne défend pas les intérêts de la seule classe dominante, mais que ces intérêts sont en réalité des valeurs qui devraient être unanimement partagées par l’ensemble de la société. Elle tente d’instruire, de fait, une vision du monde uniforme et « correcte » qui doit s’imposer « naturellement » à tous les membres du corps social. Dyer montre en ce sens que le cinéma, en tant que média de la culture de masse, s’appuie de manière privilégiée sur les stars qu’il fabrique pour faire passer les valeurs de l’idéologie dominante et surtout masquer les contradictions qui pourraient naître au cœur même de cette dernière. En effet, en présentant, par exemple, comme il le fait généralement, ce qui pourrait faire l’objet de luttes sociales sous la forme d’une histoire montrant l’affrontement entre deux personnes, le cinéma contribue à transformer les conflits de classe en des récits individuels et singuliers.
Si elle propose une explication sur la finalité du dispositif que cette logique économique met en scène en utilisant la star, l’analyse de Dyer ne permet pas d’expliquer pas pour autant comment fonctionne la dynamique sociale attachée au statut de star, pas plus qu’elle n’explique comment au cinéma certains individus, seulement, sont consacrés par ce statut. Or, comme c’est souvent le cas dans les sociétés industrielles, les logiques économiques fonctionnent parce qu’elles s’accompagnent de logiques symboliques.


De l’instrument économique à la « qualité d’être »

La logique symbolique dont relève la star tient avant tout à une « qualité d’être » singulière empreinte de paradoxes socialement acceptés qui lui confère son statut d’exception. « La star n’a pas de pouvoir tout en étant puissante, elle se distingue du commun des mortels, mais elle a été « comme vous et moi ». Elle bénéficie de salaires exorbitants, mais son travail n’apparait pas en tant que tel à l’écran. Le talent semblerait être une condition nécessaire pour devenir une étoile, pourtant on ne saurait établir une corrélation systématique entre les compétences à jouer la comédie et le statut de star. La vie privée est censée avoir peu de rapport avec le métier de comédien, pourtant l’image de la star repose largement sur des aspects intimes : liaisons amoureuses, mariage, goûts vestimentaires, vie de famille… » . Tout le monde ne devient pas acteur de cinéma, il faut travailler à cette fin, et parmi les acteurs de cinéma, tout le monde n’est pas consacré en tant que star. À ce moment, ce n’est plus le travail qui est en jeu, mais l’aura, une aura « magique » qui donne l’illusion que la star est arrivée à la position qu’elle occupe parce qu’elle était prédisposée à s’y installer, parce qu’elle est « l’élue ». De la sorte, la star est à la fois très lointaine de ceux qui l’idolâtrent à cause de son statut, mais également plus proche de ces derniers que n’importe quel autre acteur, car ils la considèrent comme l’une des leurs : s’ils possédaient eux-mêmes cette aura, alors ils seraient naturellement à la place de la star qu’ils adorent. Cette condition de star pensée comme étant accessible à un anonyme touché par la grâce explique en partie que l’on tolère de la star n’importe quelle extravagance ; mieux, elle paraît commettre ces extravagances au nom même de ceux qui l’aiment. Et, ce qui pousse un couple à donner à leur fille le prénom d’Élizabeth quand Cléopâtre triomphe sur les écrans ou à leur fils celui de James quand Sean Connery est au sommet de sa gloire, est très symptomatique. Ces « prénoms de cinéma » relèvent d’une attitude forte qui équivaut à celle qui consiste à donner consciemment lorsqu’on est croyant le prénom d’un saint à son enfant. Cette attitude exprime concrètement nos tentatives de construire un lien symbolique avec une représentation du monde qui nous convient, et qui devient soudain objectivable et, de fait, appropriable par l’entremise du prénom de la star que l’on aime et avec laquelle on crée là une sorte de filiation. En ce sens, le mode d’existence de la star est un discours qui est autant esthétique que social et, c’est pourquoi, au quotidien, leurs propos les plus insignifiants sont colportés, répétés, commentés à l’infini.

Pour comprendre les attitudes des « fans », il ne faut toutefois pas, dans le cadre d’une approche sociologique, les traiter avec la condescendance des intellectuels qui croient que, « dans les salles de cinéma, nuls autres qu’eux-mêmes, ne sont en mesure de faire la différence entre le spectacle et la vie. Les spectateurs font la différence.[Ce qui rend les stars sociologiquement intéressantes, c’est qu’en ce qui les concerne], cette différence s’estompe : la mythologie des stars se situe dans une zone mixte et confuse, entre croyance et divertissement. […] Le phénomène des stars est à la fois esthétique – magique – religieux, sans être jamais, sinon à l’extrême limite, totalement l’un ou l’autre » . Pour Edgar Morin, ce qui va motiver les individus à vénérer les stars de cinéma tient à une profonde évolution sociologique inhérente aux élans de notre monde contemporain : «l’individualité humaine [s’y] affirme selon un mouvement dans lequel entre en jeu l’aspiration à vivre à l’image des dieux, à les égaler si possible. […] Les nouvelles stars « assimilables », stars modèles-de-vie, correspondent à un appel de plus en plus profond des masses vers un salut individuel, et les exigences, à ce nouveau stade d’individualité, se concrétisent dans un nouveau système de rapports entre le réel et l’imaginaire. On peut comprendre maintenant tout le sens de la formule lucide de Margaret Thorp : le désir de ramener les stars sur la terre est un des courants essentiels de ce temps».

Nombre de sociologues, à l’instar d’Edgar Morin, vont, au cours des années 1960, tenter de mettre en relation ce désir de « ramener les stars sur la terre » avec, d’une part, la perte graduelle et inexorable des religions traditionnelles en tant qu’institutions et, d’autre part, la montée d’une sorte d’individualisme religieux caractéristique du monde contemporain où l’on privatise un « croire à sa mesure ». Le croire devient pluriel et les attitudes du croire se reconvertissent vers des figures porteuses d’une incarnation du sacré qui ne s’expliquent que par ce que Paul Tillich a défini comme l’ultimate concern : les stars, investies à leur manière d’une représentation du sacré diffuse, permettent à tout un chacun de se construire une expérience individuelle du croire, de vivre une épreuve consommée et consommatrice de ce sacré relayé par les médias de l’image. Comme le souligne Peter Berger, « cette perspective s’étend de fait aux nouvelles religions et, en général, à la religiosité alternative, dont le centre reste un sacré ouvert à une multiplicité imprévue de « voies » ». De la sorte, si les stars vont prendre une telle importance, c’est aussi parce qu’elles parviennent à symboliser, dans leurs excès, dans leur beauté, dans leurs valeurs aussi, une amélioration de nos rapports avec la vie (et donc avec la mort), une vie de star étant par la force des choses une vie de fête où l’insouciance est omniprésente. Ainsi, « en ramenant les stars sur terre », on les conduit à endosser à notre place la relation que nous entretenons avec la mort, avec les ténèbres, dans une société de vivants. Nous l’avons déjà écrit ici, s’il nous est difficile de définir avec exactitude tous les attendus que revêt le mot « star », il nous est facile de distinguer qui est authentiquement une star de qui n’en est pas une. Cela tient en partie au fait que nous reconnaissons à nos stars une différence de nature humaine qui les tient hors de notre quotidien, une différence qu’il conviendrait de définir anthropologiquement . Nos stars - que l’on qualifie souvent avec justesse de ténébreuses - sont une des réponses à la question très explicite posée par l’ethnologue Claude Lévi-Strauss : « Qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants, sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont incomplètement incorporés au groupe, c’est-à-dire participent de cette altérité qui est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des vivants ? » En d’autres mots, si - comme l’a remarqué très justement Salomon Reinach dans son ouvrage Cultes, Mythes, Religion – « les païens priaient les morts tandis que les chrétiens prient pour les morts », alors on peut penser que la place que nous accordons à la star dans notre monde contemporain est aussi une manière de défendre notre droit légitime à être païen.

24 mars 2008

PLUS BELLE SERAIT LA CHUTE...

À tous ceux qui n'ont jamais laissé passer leurs rêves

Mai 2000. Premier Festival de Cannes du XIXième siècle. Ça y est. Sylviane est en poste. En bas des marches dès le premier jour pour la montée de Vatel. Une place stratégique toujours au premier rang derrière la barrière la plus proche du fameux « tapis de maître-autel ». Sylviane est catholique. Elle possède un vocabulaire liturgique, « le plus approprié » selon elle pour décrire la scène cannoise. Sa place, c’est sa Tatie cannoise qui la lui réserve. Sa tatie, elle vient presque tous les jours rejoindre ses copines du troisième âge en transat pour « faire le siège » du Palais. « elle est chouette tatie, elle reconnaît plus une star sur vingt, sans doute une question de génération ou de lunettes, mais au fond, je crois qu’elle s’en foût ; elle est là pour l’ambiance, pour entretenir son petit coin de festival à elle ; elle ignore crânement ce qui se passe autour d’elle, et moi, tous les soirs à 18h20 précises, grâce à elle, je suis sûre d’avoir ma place ». Sylviane est originaire de Bordeaux ; c’est chez sa Tatie de Cannes, qu’étudiante, elle vient passer ses vacances et c’est là qu’est née sa vocation, en 1973 précisément. À l’époque, trop véléitaire pour devenir médecin, elle potassait tranquillement à Cannes pour le concours d’infirmières. Un soir, à l’invite de Tatie, elle se rend au Palais pour la montée de La Grande Bouffe de Ferreri. Elle se souvient surtout de Florence Giorgetti et de son regard splendide et lumineux. Juste après la montée des stars, quelqu’un a eu un malaise en bas de l’escalier. On a demandé un médecin et elle s’est précipitée. Elle n’était qu’infirmière, mais « c’était déjà ça ». Et, ce sentiment d’utilité du premier soir s’est converti en nécessité. Ainsi, c’est à Cannes, dit-elle, qu’elle a trouvé le courage et la force définitive de devenir médecin.

Depuis, Sylviane suit avec attention les parcours de Giogetti, de Ferréol, mais surtout de Philippe Noiret, son préféré : « lui, il m’émeut et m’impressione, je me souviendrais toujours de ses mots puissants pour défendre le film de Ferreri : « la vraie vulgarité, c’est Sheila et Ringo ». Ah, il était fort Noiret ». Depuis, Sylviane retrouve comme chaque année sa place, « son poste », un poste qu’elle n’abandonnerait sous aucun prétexte (elle a déjà refusé au moins 50 invitations à monter les marches) : « on ne sait jamais, tout peut arriver ici ; ce que je sais c’est qu’aujourd’hui si quelqu’un tombe dans ces marches-là et que le fameux couplet du « Est-ce qu’il y a un médecin dans l’assistance » est lâché, j’aurais toute légimité à intervenir ». Sylviane avoue sereinement que même si elle ne lui souhaite aucun mal, elle aimerait bien un jour secourir Noiret… Comme d’autres formes d’expressions empreintes de religiosité, pour fonctionner Cannes, c’est aussi cela, une fabrique du « faire-croire » où beaucoup de spectateurs, à l’image de Sylviane, nourrissent bien plus qu’un espoir : la conviction profonde qu’un jour, ils deviendront « l’élu ».

08 mars 2008

SOCIOLOGIE DE L’ACTEUR, une introduction méthodologique

Par Emmanuel Ethis
en collaboration avec Samuel Perche
& Gianni Giardinelli
et la participation de Guillaume Delorme

"j'veux ressembler à personne en ayant l'air de tout le monde" (C-Sen, anti-héros)

Novembre 1959. Le New York Times rapporte le meurtre de quatre membres d’une famille de fermiers du Kansas. Cet événement va attirer l’attention d’un romancier et nouvelliste, Truman Capote, auteur du fameux Breakfast at Tiffany’s. Ce dernier, qui s’est entièrement consacré à la fiction jusqu’à ce fait-divers qu’il va se mettre en tête de restituer bien au-delà de ce que l’on trouve dans les colonnes d’un quotidien en bouleversant ainsi la manière même de rapporter un récit. En effet, il va s’atteler à comprendre ce qui s’est passé en prétendant ouvertement qu’une histoire vraie, « si elle est bien racontée », peut devenir autant, sinon plus, passionnante qu’une fiction. Tout tient – on le comprend - dans ce que sous-tend ce « si elle est bien racontée ». Pour Capote, il va s’agir de mettre au service d’une réalité factuelle les techniques de la fiction littéraire couplée à une investigation sur le terrain très poussée, il va créer ce qu’il appelle le « roman de non-fiction ». En ce sens, la posture de Capote n’est pas sans rappeler le travail du sociologue tel que l’entendait l’un des précurseurs de l’École de Chicago, Robert Ezra Park : « ma conception première du sociologue voulait qu’il fût une espèce de super-reporter […] qui devait rapporter un petit peu plus précisément et de manière un petit peu plus détachée que la moyenne, ce que mon ami Ford appelait les Big News. Les Big News étaient les tendances de long terme qui enregistraient ce qui se passe effectivement plutôt que ce qui, à la surface des choses, semblent simplement se passer ». Tout comme Park, Truman Capote affirmait que la première vertu qui doit animer ceux qui prétendent retracer une réalité est avant tout une volonté de comprendre. Le magazine The New Yorker va se laisser persuader par Capote du bien-fondé de l’enquête qu’il propose et l’envoie au Kansas. Mais les manières et l’apparence de Capote – il est très efféminé et quelque peu excentrique – vont provoquer la méfiance des gens modestes du vieil Ouest. Il lui sera donc nécessaire de trouver sur quelles bases gagner la confiance des « locaux » pour réellement engager son travail, un travail essentiellement basé sur des entretiens construits dans la durée.

Cette confiance se bâtit, dans un premier temps, grâce à l’informateur privilégié que va représenter Alvin Dewey, l’agent du Bureau d’Investigation en charge de l’enquête et qui jouera le rôle de médiateur entre ce que l’on pourrait désigner comme « le monde » de Capote et « le monde » dont sont issus Perry Smith et Dick Hickock, les tueurs présumés. Et ce sont bien ces hypothèses sur ce choc des mondes qui travaillent les questionnements de Capote et qui vont jalonner les quatre ans d’entretiens conduits auprès des populations rurales du Kansas des victimes et auprès des tueurs : d’un côté, l’on découvre une Amérique culturellement ancrée dans ses valeurs traditionnelles et structurantes ; de l'autre, une Amérique où la morale semble se dissoudre au profit d'une vie pensée sans état d'âme, sans rive ni éthique, une Amérique propre à façonner des meurtriers. Tous ceux que Capote interrogent perçoivent assez vite que ce dernier est bien en quête de compréhension et c’est cette quête perçue avec intérêt par les uns et les autres – et les tueurs eux-mêmes – qui ancre définitivement la confiance et la crédibilité accordées à cet homme qui, lors de ses premières questions, provoquait autant embarras que scepticisme. Capote, celui qui interroge, devient Capote, celui qui sait écouter, faisant preuve d’une empathie évidente pour tous ceux auxquels il se confronte durant cette enquête. Du rassemblement de ces entretiens et de ce qu’il a observé jusqu’à l’exécution de Smith et Hickock, Truman Capote va tirer un « roman du réel » intitulé De sang-froid qui connaît un très vif succès, un succès qui tient principalement à la manière dont l’auteur-enquêteur y restitue une réalité, en lui donnant un sens qui était loin d’être apparent aux simples observateurs, tout comme il était loin d’être apparent pour ceux-là mêmes qui conduisirent l’investigation policière qui permit la capture des « tueurs du Kansas ».


Bien que conduite à des fins romancières, l’aventure de Truman Capote au Kansas permet de mettre en évidence les principaux problèmes qui se posent lorsque l’on décide de mettre en place une enquête à des fins de pure connaissance, et ce, particulièrement quand cette connaissance repose sur ce que des entretiens vont permettre de dévoiler. Ces problèmes, ou « zones de questionnement » dépendent très directement de la relation d’enquête elle-même, car, comme le précise le sociologue Pierre Bourdieu, « si la relation d'enquête se distingue de la plupart des échanges de l'existence ordinaire en ce qu'elle se donne [ces] fins de pure connaissance, elle reste, quoi qu'on fasse, une relation sociale qui exerce des effets (variables selon les différents paramètres qui peuvent l'affecter) sur les résultats obtenus ». Tentons donc de reprendre depuis le début l’aventure de Truman Capote et d’inventorier les « zones de questionnement » qui sont ou qui auraient pu être afférentes à la construction de sa relation d’enquête et propres à définir les situations d’entretien qui sont les siennes. En l’occurrence, elles sont au nombre de cinq :
• zone de questionnement n° 1 : l’attention de Capote est attirée par un fait-divers qui, s’il ressemble à bien d’autres, va être prélevé et singularisé. Dans le cadre d’un travail scientifique, se pose, d’emblée la question du prélèvement d’un cas dans le monde social : qu’est-ce qui justifie de s’intéresser à ce fait-là ? Pourquoi présuppose-t-on qu’il concerne notre travail ? Qu’est-ce qu’il révèle de notre propre point de vue sur le monde social que l’on étudie ?
• zone de questionnement n° 2 : Capote parvient à décider la direction du New Yorker de l’envoyer au Kansas, sur le lieu de la tragédie. Si Capote sent qu’il faut aller sur place pour enquêter, c’est qu’il pense pouvoir enregistrer des informations et s’entretenir avec des personnes en face à face et ce, dans des conditions qui ne sont pas comparables à celles qu’il aurait pu avoir en les appelant simplement par téléphone depuis New York. Aussi s’agit-il de se demander systématiquement dans une enquête, en tentant de le justifier le plus justement, quel est ce cadre que l’on choisit et qui définit le contexte dans lequel on se place avec l’enquêté ? Discuter avec quelqu’un dans une salle de garde à vue d’un bureau de police n’équivaut à discuter avec cette même personne et sur le même sujet à son domicile ou sur son lieu de travail : encore faut-il objectiver l’influence que tel ou tel cadre est en mesure d’exercer sur la prise de parole ; celle de l’enquêté, mais aussi cette de l’enquêteur.
• zone de questionnement n° 3 : Capote inspire d’abord de la méfiance car il est perçu comme excentrique par les populations du Kansas. Sans doute est-ce un bon principe que celui qui consiste à penser que nous sommes toujours considérés comme des « excentriques » en situation d’enquête. En effet, la situation d’entretien impliquée par l’enquête n’est pas en soi une situation naturelle et l’on doit bien imaginer que nous sommes interprétés par ceux que l’on interroge et qui définissent une part du jeu de parole que nous tentons d’instituer avec eux. Ce que l’on est amené à mesurer ici, ce sont à proprement dits les « effets de la structure sociale ».
• zone de questionnement n° 4 : Capote a des hypothèses personnelles sur le monde qu’il interroge et qui amène ce monde à considérer qu’il leur porte un intérêt véritable, un intérêt déclencheur de confiance. C’est bel et bien Capote qui institue la règle du jeu. Il sait rendre tangible pour ses interlocuteurs le fait que cette situation d’entretien existe dans un contexte de production de connaissance particulier en partageant une part de son regard et de ce qu’il tente de comprendre. Au demeurant, c’est parce qu’il procède ainsi qu’il acquiert un statut d’enquêteur, différent de celui des policier ou des journalistes traditionnels qui sont eux aussi en situation d’enquête.
• zone de questionnement n° 5 : Capote rassemble ses entretiens et ses observations et va donner à voir sous un jour singulier l’affaire des tueurs et le choc de deux Amériques. Se pose in fine le ré-ordonnancement des données et de leurs interprétations. La finalité d’un travail d’enquête - est-il utile de le rappeler - est bien de conduire à une synthèse apte à proposer des formulations générales susceptibles de réfléchir à la fois la situation qui a justifié l’enquête, mais également l’univers du discours et théories générales qui relèvent de la discipline dans laquelle opère l’enquêteur. En ce qui concerne les cas des meurtriers du Kansas, on comprend bien que la synthèse d’un policier ne sera pas la même que celle d’un journaliste ou que celle de Capote dont le statut est plus socialement indéfini. Cette synthèse n’aurait sans doute pas été la même non plus que celle d’un psychologue, d’un médecin légiste, d’un juriste, d’un sociologue ou d’un anthropologue qui se seraient intéressés au même fait. La sociologie, pour sa part, s’attache particulièrement, dans une relation d’enquête, à comprendre comment s’institue l’ensemble des médiations qui fondent ladite relation : elle va donc considérer l’entretien à la fois comme un outil, un instrument et un dispositif qui - alors même qu’il permet de réfléchir les situations - doit lui-même être soumis à une réflexion sur ses capacités et ses limites, voire le statut de générique et génétique d’une parole donnée et reccueillie.



Méthodologiquement, ces zones de questionnement doivent normalement irradier toute mise en œuvre d’enquête qui implique d’engager une situation d’entretien. Souvent on y pense, puis lorsqu’on « entre dans l’action », il arrive qu’on l’oublie. Les pages qui suivent se rapprochent précisément de l’action, de la mise en œuvre pratique d’une enquête où l’entretien est utilisé pour produire les données empiriques, une exploration équivalente en durée à celle de Truman Capote. Durant près de quatre années, on a tenté de construire une sociologie de l’acteur centré sur une série d’entretiens menés principalement avec un comédien – Samuel Perche -. Ce dernier m'a amené à sa demande à rencontrer un second comédien – Gianni Giardinelli – qui a incarné pendant près de deux ans son frère de fiction dans une série télévisée intitulée "La vie devant nous". Ce sont en partant des trajectoires « de sang chaud » de ces deux jeunes frères imaginaires et avec leur collaboration serrée que l'on se propose de partir à la découverte de l’envers du décor d’un métier mal connu, d’une profession souvent sous-évaluée scientifiquement, culturellement et intellectuellement en France. Guillaume Delorme, comédien qui a joué avec l'un et l'autre, participera également à cette série d'entretiens en apportant le "troisième oeil" si utile dans la mise en perspective de cette aventure qui relève autant de la sociologie de la culture que de la sociologie générale.

(L'ouvrage "Les oreilles recollées, une sociologie de l'acteur en devenir" sera publié aux PUG en 2009 - titre provisoire)

01 février 2008

MÉDIATIONS DU TEMPS, l'usage faible des oeuvres cinématographiques

Dans La Danse de la vie , Edward T. Hall définit les horloges, les montres et les calendriers comme autant d'exemples de "projections" qui tentent de contenir la complexité des variations du cours du temps. "Les projections - ajoute-t-il - sont essentiellement des outils et notamment des outils de communication comme le langage. Elles constituent une production naturelle de presque, sinon toute, substance vivante, bien que les êtres humains aient considérablement développé la production de projections. Les toiles d'araignée, les nids d'oiseaux et les marqueurs territoriaux sont des exemples de projections produites par les formes de vie les moins évoluées. L'humanité par contre, a tellement développé ses projections qu'elles commencent à envahir le monde, et pourraient finir par rendre la vie impossible si on ne cherche pas à mieux les comprendre". Certainement, le concept de projection permet-il de mieux appréhender le travail de synthèse sociale et historique qui, par l'entremise de productions matérielles rationalisées, ancre une médiation d'ordre symbolique entre l'individu et la société; toutefois ce que le concept de projection sous-tend est encore plus essentiel : s'il est le produit d'une activité humaine, alors il est sujet à transformations et à rationalisations techniques, qui rendent possible des processus d'évolutions propres et qui ne dépendent plus - c'est ce qu'affirme Hall - des processus d'évolution génétique. Il existe cependant un contrepoint à ce type de concept si particulier que sont les projections : si elles accélèrent et facilitent "le travail", elles tendent concurremment à se substituer dans l'esprit des individus aux opérations de connaissance qui les reliaient antérieurement avec la réalité. On conçoit fort bien ceci lorsque l'on a en tête l'exemple des horloges. En rendant possible et disponible une lecture du temps, elles se sont peu à peu rationalisées et valent désormais beaucoup plus pour elles-mêmes que pour ce qu'elles sont censées représenter.

Ce que nous aide à comprendre le concept de projections chez Hall, c'est la nature du symbole et le cadre institutionnel que le temps génère. Car, si la projection du temps vaut bien pour elle-même, c'est qu'elle assume non seulement la notion abstraite qu'elle représente, mais prend également en charge les fonctions symboliques qui y sont afférentes socialement et culturellement. "La manière dont nous avons développé nos propres rythmes à l'extérieur de nous-mêmes, puis traité les projections ainsi produites comme si elles représentaient une réalité elles-mêmes, illustre ce principe" . Et, notre compréhension du temps et de son écoulement résulte d'un apprentissage qui s'enracine dès la petite enfance et qui s'impose comme la synthèse des apprentissages particularisés par chacune de nos activités temporalisées et des "tensions temporelles" qui en délimitent les synchronisations culturelles et sociales. Notre apprentissage des temporalités plurielles et polysémiques ne repose pas sur la connaissance positive d'une convention enseignée par des dispositifs traditionnels d'objectivation à la manière d'une grammaire régulatrice comme c'est le cas pour le langage. Du reste, comme l'écrit Ortigues, "dans le langage, le symbole est un phénomène d’expression indirecte (ou de communication indirecte) qui n’est signifiante que par l’intermédiaire d’une structure sociale, d’une totalité à quoi l’on participe, et qui a toujours la forme générale d’un pacte, d’un serment, d’un interdit, d’une foi jurée, d’une fidélité, d’une tradition, d’un lien d’appartenance spirituelle, qui fonde les possibilités allocutives de la parole" ; c'est qu'il n'y a pas de symbole sans communication par le symbole.

En ce sens, on peut aisément admettre que l’œuvre cinématographique est aussi l'une des plus belles tentatives où s'extériorise matériellement notre appréhension historique et sociale des tensions temporelles, dans ses durées, ses rythmes, ses scansions. Elle conserve en mémoire les traces de certaines de nos conduites individuelles qui comme le fixe Lévi-Strauss ne sont jamais symboliques par elles-mêmes mais sont "les éléments à partir desquels un système symbolique, qui ne peut être que collectif se construit" ; il faudrait ajouter "dans ses variabilités et dans ses différences compte tenu de la part d'arbitraire que le symbole inspire et qui reste potentiellement à interpréter". Cette interprétation, que nous faisons différentiellement psychologiquement et sociologiquement, relève d'un usage "faible" des temporalités et en l'occurrence de la temporalité cinématographique, même si cette dernière est espérée pleinement signifiante pour celui ou celle qui l'instruit. Le temps que contient l'oeuvre cinématographique n'est pas seulement l'expression d'une synthèse singulière du temps social tel qu'il se perçoit ou se vit, il est aussi un projet dont il faut découvrir les pliures qui le signent et les alliances qui rendent possible sa médiation.

05 janvier 2008

EXTINCTION(S) DE MOI(S) : le Zapping Canal + de l'année 2007

Pour Alain Delon et pour toutes celles et tous ceux qui achètent toujours Pif Gadget juste pour le gadget

Ne rompons pas avec les traditions. Jetons une nouvelle fois un petit coup d’œil sur l’année du zapping de Canal Plus qui tente de nous condenser en à peu près cinq heures tous les événements télévisuels que nos écrans de toutes tailles nous ont donné à voir cette année ! "Fric-Vrac" dans le grand tout des images considérées comme "fortes". Mais que peuvent bien nous dire cinq heures d’images fortes, chaque séquence qui compose cet immense montage n’excédant pas en durée les dix secondes ? N’est-ce pas d’ailleurs une gageure que d’espérer tirer une synthèse d’une année synthétisée et visiblement centrée sur nos élections présidentielles, temps fort parmi les temps forts ?

Bonne occasion en tout cas pour constater comment les slogans impriment nos mémoires et se figent avant de devenir leur propre caricature : « travailler plus pour gagner plus… » Encore quelques mois pour que ce soit ringard et que l’on trouve une meilleure formule… Oui, mais laquelle ? « travailler mieux pour vivre mieux » ? « travailler en respectant notre milieu pour garantir notre avenir durable » ? « travailler en musique pour garder le rythme du monde » ? L’art de la formule qui résonne est difficile et l’on se surprend à songer, non sans nostalgie, à ces Disney d’antan qui avaient su si bien nous préparer à un monde du travail trempé de l’optimiste de ces sept nains qui, eux, savaient « siffler en travaillant ». Notre réalité et les images qu’elle suscite sont, elles, bien moins mièvres que Blanche-Neige ou les formules d’un nain : Jean-Luc Delarue se montre obscène dans un avion ; les soldats envoyés en Irak torturent, oui, mais comme dans la série 24H ; un type déclare qu’il votera Le Pen aux présidentielles à cause de la mise en place du permis à points ; les maillots de bain de Laure Manaudou seront désormais fabriqués en Chine ; une émission de télé réalité où celui qui gagne peut bénéficier d’un don d’organe se révèle être en fait une émission bidon ; Paris-Match a rectifié une photo de Nicolas Sarkozy en canoë qui laissait apparaître les poignées d’amour de notre président ; ce dernier déclare être celui qui sait le mieux utiliser les ressources du Parti socialiste ; Mattel rappelle ses poupées barbies dans ses unités de fabrication chinoises pour la troisième fois cette année…

Cinq heures d’énoncés qui disent beaucoup sur ce qui retient l’attention des médias autant que sur ceux qui fabriquent ce fascinant zapping de l’année ! Une constante apparaît chez presque tous ceux qu’ils nous montrent : un arrière-plan choisi où nos vies semblent se dérouler sur un plateau de jeu. Et, ce plateau de jeu-là semble comporter une particularité qui vient singulariser notre relation au monde : cette relation nous fait, en effet, apparaître comme ces personnages de Koltès ou de Fassbinder qui sont prêts à dealer très loin avec leur propre identité pour continuer à vivre en conformité avec ce qu’ils pensent que les autres ont envie de voir (ou de ne pas voir) de leur personne.

Quand la réalité permet ce deal, cela semble très satisfaisant : oui, Alain Delon a l’air très heureux de porter à son revers de smoking cannois un joli badge sur lequel est inscrit le mot « STAR » en lettres de diamant. Oui, ce jeune militant de Sarkozy a l’air très heureux de porter un tee-shirt sur lequel on peut lire « ANARCHY » parce que le tee-shirt est beau et qu’il lui va bien. Oui, ce représentant des HLM a l’air très heureux d’avoir fait fabriquer dans une cité un faux hall d’immeuble destiné aux « jeunes », avec fausses boîtes aux lettres, escalier qui ne mène à rien, le tout afin de préserver les vrais halls de ceux qui les "occupent"… Oui, Michel Drucker a l’air très heureux de déclarer qu’il est prêt à travailler jusque 80 ans et plus s’il le faut prétextant qu’Aznavour, Salvador et tant d’autres n’ont jamais été aussi bons que depuis qu’ils sont vieux… Ledit Drucker nous enrobe cela avec le panache qu’il faut pour s’assimiler lui-même à un artiste – il ne cite que des noms d’artistes – et semble ainsi, tour de force rhétorique incroyable, nous faire prendre l’interviewer et le présentateur qu’il est pour un véritable artiste… Joli coup… Le plus joli coup de l’année sans doute en terme de reconnaissance d'un statut quelque peu usurpé…

Alors que chacun deale avec son identité, juste pour s’arranger un peu ou carrément beaucoup comme le montrent les images de nos avatars destinés à vivre notre vie sur Second Life, alors que l’on prend plaisir à nous éloigner de nous-mêmes soi-disant pour mieux nous retrouver in fine, l’idée d’authenticité reprend, elle, du poil de la bête et ce, sous de drôles de formes. Car on peut croire, en effet, que c’est parce qu’ils n’ont plus du tout confiance en eux-mêmes que certains sont aussi conduits à penser cette abomination qui voit la seule authenticité des individus siéger dans leur ADN, voire dans tout ce qu’il y a d’inné en eux. Extinction(s) de moi(s)… Extension(s) de soi(s)... Born to be alive, Second Life, bientôt Third Life, pourquoi pas… Est-ce qu'au fond l'une des premières caractéristiques sociologiques de nos contemporains ne serait pas d'habiter ce désir indéfiniment reconduit de "recommencer - comme dit la chanson de Nougaro - tout recommencer pour ne croire qu’en nous-mêmes"?…

04 janvier 2008

UN MOBILIER CINÉMATOGRAPHIQUE

Dans la bouche d’Olivier, un lexique précis vient qualifier les matériaux qu’il chantourne : fraké, nord blanc, médium. De la poussière et de la sciure émergent les pièces de bois profilées selon un ordre qui, pour un spectateur profane, demeure souvent mystérieux au regard de l’assemblage ultime qui façonne tantôt une armoire, tantôt une bibliothèque, un fauteuil ou un confident. Olivier est un jeune compagnon ébéniste de 32 ans qui s’est établi à Coustelet dans le Vaucluse ; il ne dissimule pas le plaisir qu’il prend à charmer, avec les gestes virtuoses de son art, les quelques visiteurs qui s’aventurent dans son atelier. Ses apprentis disent de lui qu’il a parfois “ le sens de la mise en scène un peu trop prononcé car ce qui enchante le client de passage ne simplifie pas toujours la transmission d’un savoir-faire ; c’est sans doute l’un des meilleurs formateurs qui soit, en tout cas l’un des plus imaginatifs, c’est sûr ; mais ici, il n’y a pas un seul apprentissage qui ne soit pensé, par lui, sans référence à une série ou un film policiers, et pas un seul tiroir de buffet qui se fabrique sans qu’un suspense intense et tourmenté l’accompagne. On se console en se disant qu’on en apprend autant en ébénisterie qu’en cinoche mais bon, il faut avouer que, quelquefois, c’est un peu épuisant ”.

Si ses références favorites sont le Faucon Maltais ou l’Affaire Thomas Crown - “ la version avec Faye Dunaway à cause de l’écran qui se subdivise en plein de petites vignettes à plusieurs reprises pour passer d’une scène à l’autre ” - le souvenir le plus marquant qu’évoque Olivier pour expliquer sa posture d’ébéniste-cinéphile n’est pas un film, mais une certaine manière de regarder la série télévisée de son enfance : Chapeau Melon et Bottes de Cuir. “ À l’époque, cela passait en fin de semaine, vendredi ou samedi, et c’était le seul soir où j’avais le droit de veiller un peu devant la télé. Et cette série a pris une importance démesurée à mes yeux car en plus d’être une sorte de récompense télévisuelle de ma semaine d’écolier, cette récompense-là était truffée de ce que j’appelle aujourd’hui “ les censures douces de l’affection ” : en effet, je n’étais autorisé à regarder les exploits de John Steed et d’Emma Peel que blotti dans les bras de ma mère qui mettait ses mains devant mes yeux chaque fois qu’elle jugeait qu’une scène était trop violente ou trop agressive pour moi. Il ne me restait que la musique pour rassasier mon imagination, pour donner à mes peurs des dimensions exorbitantes et pour combler ces scénarios troués de force par les mains de ma mère ”.

De cette enfance, Olivier a conservé l’idée que notre curiosité naît souvent des absences que l’on prend plaisir à pourvoir soi-même, des secrets que l’on sait se ménager dans notre quotidien. Lorsqu’il va au cinéma et qu’un film lui plaît réellement, il lui arrive souvent de ne pas attendre la fin pour sortir. Tous les réalisateurs qui donnent à Olivier “ envie de sortir ” sont pour lui les plus grands : Vidor, Spielberg, Altman, Hawks, Welles, Hitchcock, Tourneur. Drôle de palmarès composé dans le souci perpétué d’une d’élégance pudique à ne pas forcer – comme il dit – “ l’histoire à se livrer tout entière ”. Ses films favoris, Olivier les collectionnent en vidéo. Il s’en délecte en regardant une minute de plus à chaque visionnage, une minute qui le rapproche irrésistiblement d’une fin inéluctable ; et, afin d’exorciser ces fins qui résonnaient pour lui presque comme une malédiction, Olivier s’est inventé un petit rituel de consolation : la création systématique d’un nouveau modèle de meuble auquel il assigne le titre du film achevé, titre qu’il fait suivre d’une mention chiffrée à la manière des suites du cinéma américain. À ce jour, l’œuvre dont il reste le plus fier est une commode en bois laqué noir entièrement démontable, la très fameuse “ Gilda 2 ”.