23 décembre 2014

LE TEMPS DONNÉ AUX SILENCES, l'autre questionnement de l'autre...

Existe-t-il une question — « la » bonne question — qui nous permette d’interroger ce que nous aimons vraiment, ce qui compte pour nous et que nous aimerions partager, voire transmettre à ceux que l’on aime? En répondant à cette question, nous devrions sans doute avoir le sentiment de livrer une part de ce que nous sommes, peut-être même de ce qui nous a façonnés depuis l’enfance, une part de nous à la fois intime et sociale sans cesse réactivée à l’aune de chaque nouvelle expérience culturelle. Quoi qu’il en soit, si elle est bien posée, il est rare que cette question conduise une réponse immédiate, légère et spontanée. En général, celui ou celle qui y répond prend le temps, au mieux d’une courte hésitation, au pire d’une plongée plus longue dans les tréfonds de ce qui semble être sa mémoire, un peu comme si le choix de la réponse serait susceptible d’engager, parfois même de stigmatiser au-delà de la réponse elle-même. Les enquêtes menées en sociologie de la culture ou les sondages qui tentent d’appréhender nos goûts, nos préférences, nos addictions ou nos inclinations culturelles et artistiques ne rendent jamais compte de ces temps plus ou moins longs d’hésitation, de ces moments durant lesquels, en silence, nous menons une introspection de notre imaginaire, cet imaginaire dont Barthes affirme qu’il est, à ce moment précis, « pris en charge par plusieurs masques échelonnés selon la profondeur de la scène ». Un peu démunis devant les temps morts, les silences ou les abstentions, nos questionnaires à visée quantitative ont appris à contourner la non-réponse, en ne prenant en considération que des réponses « pleines », tout comme nos entretiens dits «qualitatifs» se sont, dans le même mouvement, défiés de nombre de nos mutismes ininterprétables, considérant la part, en apparence, la plus « rentable » de nos paroles. 

Pourtant, si l’on s’aventure à demander à quelqu’un pourquoi il hésite, qu’on l’encourage en conséquence à prendre le temps nécessaire avant de répondre et qu’on lui demande au bout du compte ce qu’il a fait durant ce temps-là, on est susceptible de mettre au jour un récit qui singularise autant sa personnalité culturelle que sa faculté à se raconter au travers de goûts et d’appétences dont on mesure seulement alors l’aplomb et l’équilibre. De fait, pour le véritable sociologue, «la» bonne question n’existe que dans les conditions que l’on crée pour la poser et dans le temps que l’on prend pour que se façonne la réponse dès lors qu’elle interpelle bel et bien l’imaginaire de l’individu à qui on la pose, c’est-à-dire qu’elle place celui-ci en situation de médiateur. Ainsi en demandant de but en blanc à un individu « Quel est votre film préféré ? », on le confronte à une sorte de quiz dont la sécheresse des réponses les conduira à une plus grande instabilité dans la durée que si on lui demande « Quel est le film que vous auriez envie de recommander aux personnes qui comptent pour vous ? ». 

La prescription engage de manière plus intense la responsabilité et la personnalité de celui qui est en situation de recommandation et, quand bien même il arrive qu’ici la réponse aux deux questions soit la même qu’elle ne recouvre pas tout à fait la même réalité. Les relations que l’on entretint avec les œuvres d’art et les objets culturels qui comptent pour nous n’ont constitué pour les sciences sociales que d’intérêts pour décrire des comportements et des attitudes relégués à leur part congrue de « pratiques » ou de « fréquentations ». Nos choix culturels apparaissent toujours en creux comme constitutifs de ce que l’on aime et tissent des similitudes de profils avec celles et ceux qui font les mêmes choix que nous, qui se comportent comme nous, c’est-à-dire ceux qui ont pris les mêmes décisions que nous. Ils nous offrent la sensation sociale d’appartenir à une même communauté de spectateurs parfois instituée en « public » dès l’instant où ces spectateurs partagent un horizon d’attentes et de cultures. Que serait un individu qui assisterait à un spectacle de magie en ignorant qu’il existe en occident des hommes et des femmes - les magiciens - dont le métier est de créer l’illusion à finalité de divertissement ? Il ne saurait ni interpréter ce qu’il voit, ni comprendre les réactions du public averti qui l’entoure. On imagine combien l’expérience serait déroutante. C’est donc bien l’horizon d’attentes et de cultures qui fait « institution » dans la constitution d’un public.