07 décembre 2011

MAISONS DE STARS, DES MURS TEINTÉS D'AURA : Un entretien avec Géraldine Schoenberg pour Le Temps

Des propriétés flamboyantes de Beverly Hills aux lieux patinés par l’histoire de la Riviera française, les célébrités laissent, quand elles s’en vont, l’empreinte impalpable de leur existence entre les murs. Mais comment estimer la portée émotionnelle et pécuniaire de cette valeur ajoutée?La Pausa, la maison que Coco Chanel fit construire à Roquebrune sur la Côte d’Azur en 1928, vient d’être vendue pour un montant confidentiel. L’île de Paul Allen dans l’océan Pacifique, au nord de Seattle, attend toujours un acquéreur pour 13 millions de dollars. Quant à la propriété où a vécu Liz Taylor à Beverly Hills, de 1981 à sa mort, elle a trouvé preneur en un mois pour 8,6 millions de dollars. Qu’elle soit témoin de pans d’histoire, comme La Pausa où Coco Chanel a reçu, entre autres sommités, le duc de Westminster, Cocteau et Dali ou lieu de vie comme celle de Liz Taylor, une maison de star, une fois débarrassée de ses meubles et de ses objets-talismans et prête à accueillir son nouveau propriétaire, est-elle encore investie de l’aura magique de son illustre occupant ou bien n’est-elle plus qu’une coque vide?
Du haut de son Olympe inaccessible, la star éclabousse le commun des mortels de son halo incandescent. Sa célébrité tient à la fois de l’impudeur et du mystère puisqu’elle s’offre au public comme réceptacle à fantasmes tout en tissant autour de son intimité un rempart inviolable, qui la rend infréquentable. Pourtant, il arrive qu’elle disperse quelques fragments des attributs glorieux de son existence, eux bien palpables: des bijoux qui ont frôlé sa peau, des vêtements qui recèlent peut-être encore des traces de son parfum et des maisons dans lesquelles elle a vécu. Des vestiges de son humanité.
Lorsque Joe Gillis, obscur scénariste hollywoodien, pénètre inopinément dans la demeure-sanctuaire de l’actrice déchue Norma Desmond, dans le film de Billy Wilder Sunset Boulevard (1950), le spectateur découvre en même temps que lui le décor baroque et oppressant: l’escalier interminable, les colonnes de marbre, les tentures à pompons, les candélabres, les bouquets majestueux et des cadres à photos en pagaille sur des meubles couverts d’étoffes précieuses. Et c’est sur un écran escamoté par une tapisserie que l’actrice visionne inlassablement ses films, reflets de sa gloire passée. Chaque centimètre de la bâtisse porte l’empreinte de la vedette du muet recluse dans ses souvenirs, et le second rôle, tout comme le spectateur, avance tétanisé par l’atmosphère sacro-sainte que dégage l’endroit. La demeure grandiloquente où plane l’aura moribonde de Norma Desmond s’impose comme un des personnages principaux du film de Billy Wilder.

POUVOIR MAGIQUE ET CIRCULATION DE L'INTIME

De la même manière, dans les murs des demeures célèbres sont gravés des moments d’histoire, des éclats de vies privées mouvementées et des anecdotes fabuleuses. La Pausa, que Coco Chanel a voulue peinte à la chaux et dessinée selon les lignes pures de l’abbaye d’Aubazine où elle fut élevée, avec son cloître à colonnades et son escalier magistral, vit séjourner les personnages les plus illustres du monde des arts ou de celui, encore plus fermé, de la politique internationale. Un article de Vogue France, (juillet 1938) y évoque les séjours oisifs de ses hôtes: «En marge de la vie trop active de la Côte, La Pausa apparaît en effet comme quelque havre de grâce, où Mademoiselle Chanel se plaît à recevoir ses amis dans une atmosphère de sereine détente. Là, sans contrainte aucune, chacun peut laisser s’égrener les heures à l’ombre argentée des oliviers et parmi les champs de lavande en fleur.»
Comment ne pas être asphyxié par le souffle historique et romanesque qui a traversé les murs d’une demeure comme La Pausa, qui a accueilli le duc de Windsor, Aristote Onassis et Greta Garbo? Que représente le fait de fouler le même sol que «l’élite au sommet»? Marcher dans les pas de cette strate sociale dans laquelle se mêlent les gens de pouvoir, que ce pouvoir soit financier, artistique ou politique, serait une manière de «s’imprégner de l’énergie, de l’aimantation des stars», selon Emmanuel Ethis, président de l’Université d’Avignon et sociologue du cinéma.Le sociologue illustre son propos en faisant un parallèle avec le fameux tapis rouge du Festival de Cannes. «L’aura suppose qu’on garde une distance tandis que là on passe sur les mêmes lieux, on franchit les mêmes seuils, on passe par les mêmes portes, on peut être assis à la même place. Et la maison, c’est exactement la même chose», explique le sociologue. Il mentionne ce que Louis Marin, un sémiologue, appelle «l’effet tourniquet»: «Qu’est-ce qui fait qu’un lion est un lion? Le fait qu’il ait une couronne, une crinière? Ou bien est-ce que la crinière a de la valeur parce que c’est un lion qui est en dessous? En fait, l’un ne va pas sans l’autre, c’est ça l’effet tourniquet. Et la célébrité ne va pas sans sa maison et sans son apparat. Se saisir de l’apparat revient à faire comme dans la fable de la Fontaine où le geai se drape des plumes du paon. L’habit fait effectivement le moine car de la même façon que l’habit a été chargé de la valeur de la star, c’est parce que la maison a été habitée par elle, parce qu’on l’a imaginée parcourir cet endroit-là que ça lui donne une valeur prestigieuse.»
Pour le sociologue, la star étant un individu «consacré», au sens divin, tout ce qu’elle touche aura le même pouvoir thaumaturgique, donc bénéfique puisqu’il est censé guérir, même si dans l’imaginaire des cinéphiles, elle paraît vivre, comme le montre le film Sunset Boulevard, dans un musée dédié à sa propre gloire. Emmanuel Ethis explique comment la maison ouvre à «une circulation de l’intime. Ce qu’on découvre à travers les maisons de célébrités et ce pourquoi elles prennent de la valeur, c’est la manière dont elles font ce que vous faites quotidiennement: elles se lavent, elles s’habillent, elles mangent dans des décors singuliers, voilà aussi ce qui intrigue, cette relation à l’intime. Tout ce qui va relever de la stratégie de séduction va nous être montré par le cinéma. Et c’est fascinant. Dans les années 50 et 60, les actrices hollywoodiennes sont les premières à promouvoir ce qui relève des arts ménagers. Ce sont aussi les premières pourvoyeuses de produits de beauté qu’on trouve dans les salles de bains. La salle de bains de la star dévoile son secret «comment je m’ajuste». Là, elle est ­confrontée constamment au ­contrôle d’elle-même et de son image dans son miroir.»

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