12 octobre 2009

DES ATTENTIONS OBLIQUES… Cannes, entre impressions fugitives et participations nonchalantes

« Je me fiche de savoir qu’il existe ou pas quelqu’un qui me comprenne, ce que je veux, c’est qu’on croit à ma version… » (Denny Crane, « The Mighty Rogues », épisode 16 de la saison 4 de la série Boston Legal, 2008)

On ne comprend jamais si bien l’idée d’attention oblique qu’en regardant les films de Jacques Tati. La caméra y semble toujours en quête de multiples narrations parallèles à ce qui, pour la plupart d’entre nous, constituerait «naturellement» le cœur de l’histoire. Pour le réalisateur de Playtime, les grincements de portes dans des immeubles High tech, les ombres portées sur des surfaces impromptues, les forces déployées par tout un chacun pour maintenir l’ordre apparent des choses sont autant de fausses évidences qui façonnent les décors dans lesquels nous évoluons dans la plus parfaite des insouciances et constituent un système de valeurs à part entière, un regard que les critères classiques de la consommation culturelle considèrent volontiers comme un regard distrait. Ce regard distrait, cette attention oblique, décrits avec une très grande justesse par le sociologue Richard Hoggart est sans doute l’une des voix les plus sûres pour accrocher toutes ces interprétations nonchalantes souvent éloignées de la vision monolithique du monde telle les cultures dominantes tentent de l’élaborer et de l’imposer. Ces interprétations nonchalantes, elles, «en prennent et en laissent» pour reconstruire une autre version de l’histoire toute aussi cohérente mais faite de distance et de méfiance et d’où l’on appréhende parfois mieux la place et le rôle de ce que l’on voudrait nous faire prendre tantôt pour le centre du monde social, tantôt pour ses périphéries.


Le Festival de Cannes en tant qu’événement ou, plus exactement, les images et les signes médiatiques qui tentent d’instruire une vision univoque et donc dominante de l’événement travaillent précisément à forcer l’attention de tous les participants sur quelques points de fixation de la manifestation et tolèrent mal les regards distraits. Au demeurant, il réside dans la force centrifuge des images médiatiques du festival un joli paradoxe qui fonde la frénésie du regard participant à Cannes. Ainsi, les vitres teintées des limousines de luxe, surtout lorsqu’elles sont fermées, rappellent à tous ici et ce, dans une démesure sans relâche, qu’il y aurait peut-être toujours mieux à voir que ce que le dispositif festivalier nous presse de regarder. Voir, voir mieux, voir pire, voir plus, voir plus ou moins, voir plus vite, voir le visible et l’invisible, voir au travers ou au détour, voir ce qu’il ne faut pas voir, voir comment les autres voient, se voir, revoir, se revoir, ne pas avoir pu voir, authenticité du voir, percevoir cette vérité aveuglante du voir : le festival reconstruit chaque année une véritable écologie du voir saturée de symboles qui recouvrent une grande partie de la ville et qui semblent y délimiter les frontières, mais aussi le temps de l’action.


De fait, Cannes nous interroge sur notre inclination à croire à ces signes consacrés, indéfiniment multipliés, et dont la vigueur paraît vouloir exclure toutes les dérobades vis à vis de ce que Julien Gracq désigne comme une «niaise fantasmagorie symbolique». Il serait, en effet, par trop naïf de considérer les signes cannois sous le seul angle symbolique. «L’explication symbolique étant – en général – un appauvrissement tellement bouffon de la part envahissante de contingent que recèle toujours la vie réelle ou imaginaire, qu’à l’exclusion de toute idée indicatrice la seule notion brute et très accessible, autour de chaque événement, de circonstances fortes et de circonstances faibles, pourra dans tous les cas, et ici en particulier, lui être substituée avantageusement». Cette prise de conscience – poursuit Gracq- devrait nous «inciter une fois pour toutes à un acte décisif de purification» vis-à-vis de toutes ces charges symboliques qui soudoient si souvent notre regard. En ce sens, et parce qu’elles relèvent de l’attention oblique, les photographies de Vincent Leroux, à la manière des films de Tati, fonctionnent bel et bien comme des actes déterminés de purification de la symbolique cannoise. On y prend les chemins de traverse des circonstances faibles où les impressions fugitives des ombres, échos et reflets qui participent à la manifestation festivalière de loin, presque toujours au calme, garantissent la réalité du Festival dont elles constituent l’environnement forcé : « Souriez, vous êtes à Cannes ! ». S’y découvrent des appareils des photographes officiels, pas encore en érection, qui sont autant de poteaux indicateurs jalonnant l’attente, les moments et les lieux où seuls ne résident que les premiers arrivés « pour voir » ou les derniers à partir, ce qui revient presque au même : les uns comme les autres, s’ils semblent s’être égarés ou habiter lointainement le Festival, manifestent toujours la présence avérée de ce dernier. Cannes est un festival où l’on monte la garde. En ce sens, la multiplicité des écrans, vitres et miroirs autorise l’œil à se river discrètement sur les mouvements publics, à distance. Et, si l’on cultive l’attention oblique, on comprend aisément que Cannes affirme d’abord sa réalité dans l’abondance de ces ombres, reflets et échos. La montée des marches occupe le badaud et le festivalier à peine une heure par jour, le cheminement sur le tapis rouge de la sortie de la voiture officielle jusqu’au franchissement des portes du palais, à peine dix minutes. C’est, au reste, la seule part du visible festivalier, une part consommée jusqu’à l’usure par les médias de toutes sortes. Ensuite, nous laisse-t-on, tout se passe dans l’obscurité des salles de projection. Et pourtant…


Grand amateur de cinéma, Gary est un ouvrier du bâtiment qui a fait toute sa carrière à Cannes. C’est non sans fierté qu’il se rappelle sa participation à la construction de l’actuel palais, lui qui, pourtant, n’a jamais été au centre névralgique du bunker en temps de festival. Son métier l’a toujours placé en surplomb, en haut des tours qu’il rénovait ou des grues de chantiers qui sont toujours présentes dans les rues parallèles à la Croisette. Les stars, il les a toujours deviné, imaginé, réinventé, mais depuis le recul choisi consécutif des lieux d’observation éloignés qu’il s’imposait à lui-même, à bonne distance des foules agglutinées. Du cœur de la manifestation, il n’a jamais perçu de la sorte qu’un son sourd et indistinct. Gary a et a toujours eu le goût de l’écho, du reflet et de l’ombre. Pour lui, ces impressions fugitives représentent la meilleure manière de stimuler cette imagination vagabonde qu’il cultive depuis longtemps. Il met d’ailleurs un point d’honneur à justifier l’origine de son inclination pour «le regard éloigné». En 1969, Gary est adolescent et ses parents ne possédaient pas encore la télévision. Aussi, le 20 juillet de cette année-là, plutôt que chercher un écran pour assister au premier pas de l’homme sur la lune comme le firent nombre de ses proches, Gary choisit de s’installer sur la plage du Carlton et de laisser ses pensées divaguer en regardant la lune : bien sûr qu’il y était, bien sûr qu’il avait assisté à l’événement en même temps que tout le monde, mais en lui, lui avait donné «une toute autre épaisseur», en oblitérant «l’image historique» que les autres partageaient et en faisant fonctionner à plein la puissance évocatrice de la seule luminosité de l’astre lunaire. L’image de la lune vue de la terre valait mieux à ses yeux que la retransmission télévisuelle. Aussi Gary n’avait jamais douté, pour sa part, que l’alunissage avait ou non bien eu lieu. Il avait eu, lui, une vue d’ensemble sans médiation technique incertaine. C’est un fait, une image peut toujours se substituer à d’autres images et les remplacer avantageusement. Ainsi, la force des images de Cannes se mesure, là plus qu’ailleurs, aux figures de l’absence que lesdites images sont susceptibles de mobiliser chez chacun d’entre nous. Car nos images ne représentent pas, ne signifient pas, leur fonction cardinale étant -on y pense et souvent on l’oublie- de nous faire symboliser.

(Extraits de textes d'Emmanuel Ethis et extraits d'images de Vincent Leroux produits dans le cadre de la préparation d'un ouvrage photographique sur le Festival de Cannes 2009 par le Collectif Temps-Machine)