30 avril 2008

RAMENER LES STARS SUR LA TERRE... petite sociologie d'un ultimate concern

« Les démons que l’Église n’a jamais pu exorciser s’emparent de la place : pendant des siècles sans relâche, elle a lutté contre le comédien, l’aubergiste et le ménétrier. Le cinéma, le café, le jazz l’ont désarmée» (Gabriel Le Bras)

Depuis qu’Hollywood a inventé les stars de cinéma, celles-ci se sont multipliées, démultipliées sur nos écrans et dans le regard contemplatif des spectateurs sensibles à leur aura. Pourtant, quoiqu’en pensent ceux qui utilisent aujourd’hui le mot « star » à tort et à travers ou ceux qui croient que les stars se fabriquent à l’envie, force est de constater que l’opération de multiplication et démultiplication des stars est loin d’être réalisable à l’infini. Il faut savoir qu’on dispose d’un matériau tout à fait exceptionnel qui nous permet de valider ce constat et ce depuis le milieu des années 1930. En effet, presque simultanément à l’invention des stars, nombre de magazines se mettent à se questionner sur la perception de ces idoles par les publics. Des classements s’élaborent, des niveaux de popularité sont mesurés, et ce, sans discontinuité jusqu’aujourd’hui. Au demeurant, il est troublant de remarquer que le dispositif de questions qui permet de prendre ces mesures reste inchangé, de même que les résultats qu’il produit rencontrent un intérêt qui ne s’érode jamais. Ce dispositif de questions s’élabore comme une déclinaison d’une seule et même question originelle et que l’on peut résumer ainsi : « pouvez-vous me dire qui est, selon vous, la plus grande star aujourd’hui ? » Cette question amène donc ceux à qui on la pose à énoncer une série de noms. Et, quel que soit le nombre de personnes que l’on interroge, on aboutit à des résultats qui sont toujours similaires. Le premier résultat tient à une très grande stabilité des noms cités dans le temps. Ces noms qui proviennent principalement du monde du cinéma – Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, Alain Delon,… - tiennent le classement durant au moins cinq ans pour les stars les fugitives et peuvent y demeurer jusqu’à plus de quarante ans pour ces stars qu’on dit « intemporelles ». Le second résultat est plus rarement commenté alors qu’il devrait nous surprendre tant il dit beaucoup de ce que nous sommes, anthropologiquement parlant : quelle que soit la manière dont on s’y prend pour poser la question -y compris en utilisant les méthodes sociologiques les plus pointues-, le nombre de noms de stars citées n’excède jamais la vingtaine.
Il nous faut donc tirer toutes les conséquences de ces deux résultats si l’on veut saisir ce que sont et ce que font les stars pour leurs publics. En premier lieu, s’il y a stabilité des noms cités, c’est parce qu’une star n’existe que parce qu’on peut en faire son histoire (même si cette histoire est pure fiction) : l’icône qu’elle impose ne se suffit pas à elle-même, elle est génératrice de récits. Au reste, c’est par l’entremise de ces récits qu’une sorte de fidélité et de rapports loyaux s’installent entre elle et ceux qui la portent. Ensuite, si le nombre de noms de stars que l’on cite est limité, c’est bien parce qu’un processus « naturel » de reconnaissance de « qui en est une » fonctionne à plein (et fonctionne d’ailleurs que l’on aime ou pas la star en question). L’attribution du statut de star est une opération que nous sommes tous capables de faire et nous effectuons cette opération en ayant par nous-mêmes intégrer l’exceptionnalité de ce statut et donc la délimitation en effectif limité qui l’accompagne. Sur un autre plan, on constate que si le nombre de noms cités est stable, c’est que, spontanément, l’on choisit de répondre avec des noms de stars qui sont en vie et inscrite dans leur époque. Pour qu’un nouveau nom de star apparaisse durablement - principe de cruauté oblige-, il est nécessaire qu’un autre nom disparaisse, lui aussi durablement. Pour le dire autrement, on a longtemps imaginé que ce qui nous liait aux stars relevait d’une manière qu’elles avaient de prendre la lumière et de nous émerveiller, mais pour comprendre ce qui nous fascine réellement chez elles, il s’agit surtout de comprendre le lien qu’elles entretiennent pour nous, par procuration, avec les ténèbres.


Définir anthropologiquement la star

Il n’est pas simple de définir ce qu’est une star. Pourtant lorsqu’on nous le demande, on parvient sans trop difficulté à distinguer ceux qui, parmi les acteurs de cinéma, sont des stars et ceux qui n’en sont pas. Des noms surgissent immédiatement à l’esprit : James Dean, Leonardo Dicaprio, Brad Pitt, Monica Bellucci, Marlon Brando, Jean-Paul Belmondo, Alain Delon, Elisabeth Taylor, Ava Gardner, Audrey Hepburn, Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, etc. Chaque génération possède son répertoire, et l’on pourrait inversement dire que le répertoire des noms de stars est caractéristique d’une génération. Un nom fait cependant exception car il est transgénérationnel : celui de Marilyn Monroe. De l’actrice Marilyn, le cinéaste Billy Wilder déclare «je n’ai jamais su ce que ça pourrait être « faire Marilyn ». Je n’ai jamais su. Marilyn était imprévisible, je ne savais jamais ce qu’elle allait faire, comment elle allait jouer une scène. Il fallait que je la persuade de faire autrement ou il fallait que je souligne et dise : « ça c’est très bien » ou bien « faites comme ça ». Après, il y a la robe soulevée par le vent et elle est là debout… J’ignore pourquoi elle est devenue si populaire. Je n’ai jamais su. Elle était, enfin, c’était une star » .

« Instrument de base » institué du cinéma américain depuis 1910, la star occupe un rôle central dans bien d’autres cinématographiques nationales, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne ou en Inde . Telle que la décrit Edgar Morin, la star intéresse particulièrement la sociologie du cinéma car elle touche à plusieurs aspects sociaux constitutifs de l’objet cinématographique : « 1. aux caractères filmiques de la présence humaine sur l’écran et du problème de l’acteur, 2. à la relation spectateur-spectacle, c’est-à-dire aux processus psycho-affectifs de projection-identification, particulièrement vifs dans les salles obscures, 3. à l’économie capitaliste et au système de production cinématographique, 4. à l’évolution socio-historique de la civilisation bourgeoise » .
On comprend bien quels développements sont aujourd’hui sous-tendus par les deux derniers points évoqués par Morin : une des évolutions de nos sociétés peut se constater en effet par l’usage même de la désignation « star » qui ne se cantonne plus au seul monde cinématographique, mais s’étend désormais à celui du sport, de la télévision, de la chanson ou de la mode. Ces dernières années en France, des sportifs comme Zinédine Zidane, Des chanteuses comme Mylène Farmer, des comédiens de sitcom comme Sébastien Roch ou des mannequins comme Claudia Schiffer se sont vus octroyer l’étiquette « star ». Il s’agit, pour le sociologue, de se demander si ces utilisations démultipliées du mot sont susceptibles de recouvrir une réalité commune. Pourquoi tous ces individus sont-ils soudainement (et souvent fugitivement) dotés d’un tel attribut ?
Lorsque l’on rapproche ces utilisations les unes des autres, l’hypothèse qui s’impose se rapporte à la même logique économique que l’industrie hollywoodienne des origines attache aux stars qu’elle consacre. L’analyse de ce phénomène que propose le sociologue Richard Dyer, dans son ouvrage Stars , expose précisément comment, selon lui, la star, supposée irrésistible et, en conséquence, génératrice de profits pour les investisseurs, participe au développement de cette logique capitaliste. Le sport, la mode, la télé, la chanson ou le cinéma procèdent tous désormais d’investissements du même ordre. Or, ces industries reposant toutes sur des modes similaires de mise en présence médiatisée qui mettent la lumière sur certains individus – qui « captent » cette lumière mieux que d’autres -, il n’est pas anormal que le phénomène « star » se généralise à l’ensemble de ces milieux. L’approche de Dyer, ouvertement fondée sur une perspective marxisme, installe la star, produit de l’idéologie dominante des sociétés industrielles occidentales, dans une fonction de promotion de cette idéologie. Aussi faut-il se demander comment une idéologie dominante domine si l’on veut comprendre comment la star occupe ses fonctions au sein de cette idéologie ? La réponse apportée par le marxisme est simple. Une idéologie ne peut être dominante que si elle parvient à faire croire qu’elle ne défend pas les intérêts de la seule classe dominante, mais que ces intérêts sont en réalité des valeurs qui devraient être unanimement partagées par l’ensemble de la société. Elle tente d’instruire, de fait, une vision du monde uniforme et « correcte » qui doit s’imposer « naturellement » à tous les membres du corps social. Dyer montre en ce sens que le cinéma, en tant que média de la culture de masse, s’appuie de manière privilégiée sur les stars qu’il fabrique pour faire passer les valeurs de l’idéologie dominante et surtout masquer les contradictions qui pourraient naître au cœur même de cette dernière. En effet, en présentant, par exemple, comme il le fait généralement, ce qui pourrait faire l’objet de luttes sociales sous la forme d’une histoire montrant l’affrontement entre deux personnes, le cinéma contribue à transformer les conflits de classe en des récits individuels et singuliers.
Si elle propose une explication sur la finalité du dispositif que cette logique économique met en scène en utilisant la star, l’analyse de Dyer ne permet pas d’expliquer pas pour autant comment fonctionne la dynamique sociale attachée au statut de star, pas plus qu’elle n’explique comment au cinéma certains individus, seulement, sont consacrés par ce statut. Or, comme c’est souvent le cas dans les sociétés industrielles, les logiques économiques fonctionnent parce qu’elles s’accompagnent de logiques symboliques.


De l’instrument économique à la « qualité d’être »

La logique symbolique dont relève la star tient avant tout à une « qualité d’être » singulière empreinte de paradoxes socialement acceptés qui lui confère son statut d’exception. « La star n’a pas de pouvoir tout en étant puissante, elle se distingue du commun des mortels, mais elle a été « comme vous et moi ». Elle bénéficie de salaires exorbitants, mais son travail n’apparait pas en tant que tel à l’écran. Le talent semblerait être une condition nécessaire pour devenir une étoile, pourtant on ne saurait établir une corrélation systématique entre les compétences à jouer la comédie et le statut de star. La vie privée est censée avoir peu de rapport avec le métier de comédien, pourtant l’image de la star repose largement sur des aspects intimes : liaisons amoureuses, mariage, goûts vestimentaires, vie de famille… » . Tout le monde ne devient pas acteur de cinéma, il faut travailler à cette fin, et parmi les acteurs de cinéma, tout le monde n’est pas consacré en tant que star. À ce moment, ce n’est plus le travail qui est en jeu, mais l’aura, une aura « magique » qui donne l’illusion que la star est arrivée à la position qu’elle occupe parce qu’elle était prédisposée à s’y installer, parce qu’elle est « l’élue ». De la sorte, la star est à la fois très lointaine de ceux qui l’idolâtrent à cause de son statut, mais également plus proche de ces derniers que n’importe quel autre acteur, car ils la considèrent comme l’une des leurs : s’ils possédaient eux-mêmes cette aura, alors ils seraient naturellement à la place de la star qu’ils adorent. Cette condition de star pensée comme étant accessible à un anonyme touché par la grâce explique en partie que l’on tolère de la star n’importe quelle extravagance ; mieux, elle paraît commettre ces extravagances au nom même de ceux qui l’aiment. Et, ce qui pousse un couple à donner à leur fille le prénom d’Élizabeth quand Cléopâtre triomphe sur les écrans ou à leur fils celui de James quand Sean Connery est au sommet de sa gloire, est très symptomatique. Ces « prénoms de cinéma » relèvent d’une attitude forte qui équivaut à celle qui consiste à donner consciemment lorsqu’on est croyant le prénom d’un saint à son enfant. Cette attitude exprime concrètement nos tentatives de construire un lien symbolique avec une représentation du monde qui nous convient, et qui devient soudain objectivable et, de fait, appropriable par l’entremise du prénom de la star que l’on aime et avec laquelle on crée là une sorte de filiation. En ce sens, le mode d’existence de la star est un discours qui est autant esthétique que social et, c’est pourquoi, au quotidien, leurs propos les plus insignifiants sont colportés, répétés, commentés à l’infini.

Pour comprendre les attitudes des « fans », il ne faut toutefois pas, dans le cadre d’une approche sociologique, les traiter avec la condescendance des intellectuels qui croient que, « dans les salles de cinéma, nuls autres qu’eux-mêmes, ne sont en mesure de faire la différence entre le spectacle et la vie. Les spectateurs font la différence.[Ce qui rend les stars sociologiquement intéressantes, c’est qu’en ce qui les concerne], cette différence s’estompe : la mythologie des stars se situe dans une zone mixte et confuse, entre croyance et divertissement. […] Le phénomène des stars est à la fois esthétique – magique – religieux, sans être jamais, sinon à l’extrême limite, totalement l’un ou l’autre » . Pour Edgar Morin, ce qui va motiver les individus à vénérer les stars de cinéma tient à une profonde évolution sociologique inhérente aux élans de notre monde contemporain : «l’individualité humaine [s’y] affirme selon un mouvement dans lequel entre en jeu l’aspiration à vivre à l’image des dieux, à les égaler si possible. […] Les nouvelles stars « assimilables », stars modèles-de-vie, correspondent à un appel de plus en plus profond des masses vers un salut individuel, et les exigences, à ce nouveau stade d’individualité, se concrétisent dans un nouveau système de rapports entre le réel et l’imaginaire. On peut comprendre maintenant tout le sens de la formule lucide de Margaret Thorp : le désir de ramener les stars sur la terre est un des courants essentiels de ce temps».

Nombre de sociologues, à l’instar d’Edgar Morin, vont, au cours des années 1960, tenter de mettre en relation ce désir de « ramener les stars sur la terre » avec, d’une part, la perte graduelle et inexorable des religions traditionnelles en tant qu’institutions et, d’autre part, la montée d’une sorte d’individualisme religieux caractéristique du monde contemporain où l’on privatise un « croire à sa mesure ». Le croire devient pluriel et les attitudes du croire se reconvertissent vers des figures porteuses d’une incarnation du sacré qui ne s’expliquent que par ce que Paul Tillich a défini comme l’ultimate concern : les stars, investies à leur manière d’une représentation du sacré diffuse, permettent à tout un chacun de se construire une expérience individuelle du croire, de vivre une épreuve consommée et consommatrice de ce sacré relayé par les médias de l’image. Comme le souligne Peter Berger, « cette perspective s’étend de fait aux nouvelles religions et, en général, à la religiosité alternative, dont le centre reste un sacré ouvert à une multiplicité imprévue de « voies » ». De la sorte, si les stars vont prendre une telle importance, c’est aussi parce qu’elles parviennent à symboliser, dans leurs excès, dans leur beauté, dans leurs valeurs aussi, une amélioration de nos rapports avec la vie (et donc avec la mort), une vie de star étant par la force des choses une vie de fête où l’insouciance est omniprésente. Ainsi, « en ramenant les stars sur terre », on les conduit à endosser à notre place la relation que nous entretenons avec la mort, avec les ténèbres, dans une société de vivants. Nous l’avons déjà écrit ici, s’il nous est difficile de définir avec exactitude tous les attendus que revêt le mot « star », il nous est facile de distinguer qui est authentiquement une star de qui n’en est pas une. Cela tient en partie au fait que nous reconnaissons à nos stars une différence de nature humaine qui les tient hors de notre quotidien, une différence qu’il conviendrait de définir anthropologiquement . Nos stars - que l’on qualifie souvent avec justesse de ténébreuses - sont une des réponses à la question très explicite posée par l’ethnologue Claude Lévi-Strauss : « Qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants, sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont incomplètement incorporés au groupe, c’est-à-dire participent de cette altérité qui est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des vivants ? » En d’autres mots, si - comme l’a remarqué très justement Salomon Reinach dans son ouvrage Cultes, Mythes, Religion – « les païens priaient les morts tandis que les chrétiens prient pour les morts », alors on peut penser que la place que nous accordons à la star dans notre monde contemporain est aussi une manière de défendre notre droit légitime à être païen.