08 août 2007

QUAND NOS MEMOIRES SE METTENT A REVER… À propos des photos d'Alix de Montaigu prises dans les centres de beauté hospitaliers

"J’ai souvent le regard dans le vide et l’envie de revoir, c’est rare
Bout-en-train pourtant tristes qui m’ont laissé un sourire
Comme le plus précieux des souvenirs, enfin pour finir
Si toi aussi t’en fais partie, je t’dirais
Que je survis à ton absence seulement car elle me rappelle ta présence"
C-Sen, J’te dirais

La plus fréquente des démences préséniles - la maladie d’Alzheimer - se caractérise par l'atteinte massive de la mémoire et de l'orientation dans l'espace. De mélancolie en bouffée délirante, le malade perd pied peu à peu avec le monde de ses proches pour leur devenir étranger. Son identité propre, la reconnaissance de ceux qui l’aiment, la relation interactionnelle se dérèglent irréversiblement. Le jour, où l’on estime, que le malade n’est plus adapté à ce que le monde social est en droit d’attendre pour fonctionner « normalement », il arrive qu’on le « place » dans un établissement-clinique spécialisé où on lui rendra visite. Dans nombre de ses ouvrages, Norbert Élias nous invite à penser qu'il serait illusoire de vouloir expliquer les phénomènes d'interpénétration sociale uniquement à l'aide de modèles s'appuyant sur des relations humaines normalisées. C'est autour des jeux sociaux tissés à la sécante des différences entre nous-mêmes et celui qui est devenu doucement mais très sûrement « autre » sous nos yeux que se situe le témoignage photographique d’Alix De Montaigu, un témoignage qui, bien plus que n’importe quelle image médiatico-démonstrative, nous montre comment, avec ceux qui perdent leur mémoire sociale et leur mémoire personnelle, n’a de cesse de se redéfinir, et en même temps de nous échapper, la ligne-frontière entre nos normes sociales et la stigmatisation de ceux dont nous avons été si proches.


Sans doute les rencontres avec Alzheimer – mais il en va souvent de même avec un proche atteint d’un cancer ou d’un handicap - nous rappelle-t-elle plus que toute autre rencontre au fait que « le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue », comme l’a souligné à maintes reprises le sociologue américain Erving Goffman. Ce que s’évertue à nous montrer ce dernier, c’est combien nous ne sommes pas définis par ce que nous pensons être notre « identité », mais plutôt par les différentes gestions de notre identité soumises à ces situations frangées et lourdes d'un impensé sociologique qui se révèlent à l’aune de notre rencontre avec ceux que nous sommes amenés à considérer comme des « stigmatisés ». Au sens large, le stigmatisé désigne un individu frappé d'infamie. Le stigmate n'est pas en soi un concept, mais définit plutôt le cadre catégoriel de l'expérience. Alzheimer nous conduit donc à éprouver la relation qui résulte du discrédit attaché à un proche porteur d'un attribut qui le différencie de l'idée du stéréotype forgé tant dans l’intimité que dans le monde social que nous partagions avec lui. En ce sens, la mise en présence normal-stigmatisé dévoile frontalement les exigences que nous avons d’autrui. Et c’est ainsi que l'inconfort soudain vient souligner le rôle souterrain, mais surtout l'ampleur de ces attentes normatives qui nous façonnent et qui façonnent notre regard sur l’autre, le proche, le lointain. De fait, Alzheimer comme le cancer ou le handicap nous laissent entrevoir comment agissent en nous toutes ces petites hypothèses que nous faisions et que nous continuons à faire sur la nature humaine sans même nous en rendre compte.

Lors d'une interaction sociale, les individus s'entr'évaluent, se présentent, entrent en représentation en mobilisant leurs représentations d'eux-mêmes et de l'autre, comparant leurs attentes avec la réalité qui leur est présentée au travers de signes que chacun donne à voir et en fonction de la valeur attribuée à ces signes. La rencontre avec Alzheimer nous oblige ainsi à revoir nos univers de référence avec l’autre, à commencer par le plus familier : celui des connivences construites dans une histoire partagée. Alzheimer nous oblige à nous demander comment continuer à aimer quelqu’un quand toutes ces connivences ont disparu.

Les photos d’Alix de Montaigu répondent en partie à cette question en nous ouvrant une brèche lumineuse sur ces centres de beauté en hospital destinés à tous ceux qui souffrent. Des professionnels de l’esthétique vont, au-delà des soins, rendre aux Alzheimer une part digne de leur identité sociale . Ces gestes simples et attentionnés viennent magnifier les regards, les sourires, les moments de calme que guettent tous ceux qui rendent visite à leurs proches malades. Ces gestes simples sont autant de réduction d’espace entre tous stigmates et la part de familiarité que l’on aimerait tant trouver derrière chacun d’eux. Ces gestes simples rappellent à notre propre mémoire une image vertueuse de ceux qu’on aime et notre mémoire aussi se surprend alors quelquefois à rêver. Pour aimer encore. On se surprend à recevoir une leçon d’humanité de celui ou celle dont on ne pensait ne plus rien pouvoir attendre. Un jeu s'inscrit dans un non-dit partagé que l’on doit garder présent à l'esprit car ces mémoires qui se mettent à rêver, loin de réformer nos postures mutuelles d'approche, active en les révisant nos conceptions de l'ordinaire social. Et, c’est ici et maintenant que chacune de ces images vient nous rappeler que la différence de l’autre n'importerait guère si elle n'avait d'abord été collectivement pensée pour agir avec force sur notre conception d’un monde qu’on dit « social » .